10. Comme les forces de toutes les Principautez se doivent mesurer. Chapitre X.

1 : Il faut encores avoir une autre consideration en examinant la qualité de ces Princes : C'est a sçavoir si un seigneur est si grand terrien que de luy mesmes il puisse remedier aux affaires, qui adviennent : ou bien s'il a pour se faire, mestier du secours d'autruy.

2 : Et pour mieux esclarcir ce propos, ie dy, que tout ainsi, que i'estime ceux se pouvoir maintenir d'eux mesmes, qui ont le moyen, pour estre abondans en hommes, et deniers, mettre sur les champs une iuste armée, et donner iournée à quiconque les viendra assaillir :

3 : Semblablement ie repute ceux avoit tousiours besoing de l'aide de leurs voisins, qui ne s'osent monstrer en campagne contre la face des ennemis, mais sont forcez chercher leur refuge au dedans des places fortes, pour les garder.

4 : Nous avons desia parlé des premiers, et en traitterons quelquefois plus amplement ou la commodité s'offrira.

5 : Quant aux autres, ie n'en puis dire aucune chose, fors d'admonester semblables Princes à munir, et fortifier leur ville capitalle, sans se soulcier beaucoup du plat païs.

6 : Et quiconque le fera ainsi, se gouvernant au reste de ses affaires envers ses subietz, comme i'ay icy devant remonstré, et diray cy apres, ceux qui le voudront assaillir, y penseront deux fois avant, que de commencer, consideré que les hommes sont tousiours volontiers contraires aux entreprises d'extreme difficulté. Et de fait ie ne sçay, qui estimera facile mener la guerre contre celuy, qui est en forteresse bien remparée, n'estant point mal voulu de son peuple.

7 : Les villes d'Allemagne sont fort libres, et si ont petite estendue de seigneurie hors leur murailles. Elles obeissent à l'Empereur quand il leur plaist, et ne le craignent ne luy ny autre potentat, qui leur soit voisin :

8 : parce qu'elles sont tellement fortes, qu'un chacun estime l'expugnation en devoir estre merveilleusement ennuyeuse, et difficile, estans toutes garnies de fossez, murailles, et d'artillerie a suffisance, tenans tousiours en leurs greniers publiques provision de blez, vins, et bois, assez pour une année.

9 : D'advantage à fin de donner moyen de vivre au menu peuple, et sans dommager le publiq'ilz ne faillent iamais d'avoir en commun matieres, pour le pouvoir toute l'année mettre en besoigne aux ouvrages des choses, qui renforçent, et entretiennent leur cité : tant que de ceste industrie la petite commune se nourrist, et si pratiquent les exercices militaires, sur lesquelz ilz ont plusieurs statuz, et ordonnances, qu'ilz observent ceremonieusement.

10 : Le Prince doncq qui aura une cité forte, et ne se fera point haïr des siens, ne peut estre assailly, et quand ores il le seroit, l'aggresseur se voirra finablement contraint d'en partir à sa honte : attendu que les affaires de ce monde sont si divers, qu'il est presque impossible, qu'un chef de guerre puisse revenir l'espace d'un an son armée ocieuse, devant une place assiegée.

11 : Et si lon me repliquoit, que le Peuple n'aura iamais patience voyant ses biens, et possessions estre brulées sur les champs, tant que le long siege, et amour de soy seront en danger, de luy faire oblier son Prince : ma responce sera qu'un prudent et courageux seigneur demeslera tousiours ces perplexitez, donnant maintenant esperance à ses subietz de la prochaine issue du mal, maintenant crainte de la cruauté de l'ennemy, et donnant ordre avecques prompte dexterité à ceux qui luy sembleront un peu trop hardis, et inclinez à la rebellion.

12 : Et qui plus est, la coustume des ennemis est brusler, et gaster tout le païs à leur premiere arrivée, et au temps que les courages des hommes sont encores chautz, et ardans a la resistance. Parquoy un Prince se doit moins travailler l'esprit de celà, parce que les pertes, et dommages sont desia faitz, et les maux receus, sans qu'il y aye plus de remede, avant que les coeurs du peuple se commancent à refroidir, et s'en resentir.

13 : Et alors tant plus fort se reünist il, et approche de son seigneur, le pensant avoir grandement obligé à soy, de voir leurs maisons arses, et possessions champestres destruites pour sa defense. Car le naturel des personnes est de sçavoir autant bon gré a ceux, qui leur sont tenus pour service fait, qu'aux autres de qui ilz ont reçeu plaisir.

14 : Et parainsi considerant bien le tout, il ne sera point malaisé à un sage Prince entretenir du commancement, et apres, le courage de ses subietz à la longueur du siegé, pourveu que les vivres, et moyens de se defendre ne luy defaillent point.