1 : Or parautant que de condicion privée lon devient encores Prince en deux manieres, qui ne se peuvent entierement attribuer à la fortune, ou vertu, la raison veut bien que nous en facions quelque mention : combien que le siege d'en deviser plus amplement de l'une, seroit plus propre ou le besoing s'offriroit traitter particulierement des Republiques.
2 : Ces deux manieres sont, quand par quelque vicieuse, et damnable voye lon monte au Principat, et la seconde quand un citoien privé se fait, par la faveur de ses autres Citadins, Seigneur de sa patrie.
3 : Parlant de la premiere, ie fonderay mon intention, et la prouveray par deux exemples, l'un ancien, et l'autre moderne, sans autrement entrer sur le merite, et iustice de cest affaire : parce qu'ilz me semblent devoir suffire à celluy, qui s'en voudroit servir en la conduitte de telle entreprise.
4 : Agathocles de Sicille, non seullement de privée, mais aussi de basse, et vile qualité devint Roy de Siracuse.
5 : Ce galland estant filz d'un potier, continua par tous les degrez de sa fortune une tresmauvaise et reprouvée vie : toutesfois il accompagna ses vices d'une si grande braveté de courage, et de corps, qu'il se mit à suyvre les armes : ou il feit tant petit à petit que, par ses iournées, et diligences il parvint à estre Preteur de Siracuse.
6 : Se voyant constitué en cest estat, et aspirant secrettement à la Tyrannie, pour tenir violentement, et sans en sçavoir gré à autruy, ce que volontairement luy avoir esté accordé : apres avoir communiqué ceste intelligence avec Amilcar de Carthage lequel tenoit armée en Sicille, assembla un matin le Peuple, et Senat de Siracuse, comme s'il eust eu à mettre affaires en deliberation grandement importantes à la chose publique :
7 : et à un mot de guet feit mettre a mort par ses satellites tous les Senateurs, et plus riches du Peuple : laquelle execution parachevée, il occupa la souveraineté de la ville sans aucun empeschement.
8 : Et encores que depuis il perdit deux grosses iournées contre les Carthaginois, iusques à estre finablement assiegé, il ne laissa pourtant à bien defendre sa cité : mais d'avantage y commettant une partie de ses gens pour la garde, passa en Affrique avec le reste de son ost, ou il leur mena si vertement la guerre, qu'en peu de temps les contraignit faire lever le siege devant Siracuse, et les vous conduit à une telle necessité qu'ilz furent à la parfin contraintz demander la paix, luy laissans la Sicile paisible, pour se contenter de l'Affrique.
9 : Qui doncq prendra bien egard aux gestes, et conduittes de cestuy cy, il ne trouvera rien, ou bien peu, attribuable à la fortune, consideré que ce ne fut point, comme i'ay dit, par la faveur d'aucune chose, qu'il penetra iusques à ce souverain estat, et s'y maintint depuis par si hautes, et perilleuses entreprises. Ains y monta successivement par les degrez des charges, et superintendances, qu'on luy donna à la suitte de la guerre, qu'apres mille travaux et dangers il avoit obtenues.
10 : Or ne doit on pas appeller vertu, que de tuer ses citadins, trahir ses amis, estre sans foy, sans pitié et religion : qui sont possibles moyens pour acquerir seigneuries, mais non pas avecques gloire et reputation.
11 : Toutesfois si lon considere la prudence qu'eut Agathocles à se fourrer es dangereux hazardz, et s'en retirer, ensemble la grandeur de son courage, pour supporter, et venir au dessus de ses adversitez, lon ne le iugera point inferieur à tout autre excellent capitaine, qui ayt esté. Si est ce que sa brutalle cruauté, et inhumaine nature accompagnée d'infinis autres vices, ne permettent point, qu'il soit mis au nombre des vertueux, et magnanimes Princes.
12 : A ceste cause lon ne peut iustement attribuer à fortune, ny à la vertu ce, qu'il a de luy mesmes sceu accomplir sans l'une, ne sans l'autre.
13 : De nostre temps regnant Pape Alexandre, Olivier de Ferme estant encores en bas aage, fut eslevé, et nourry par un sein oncle maternel nommé Iehan Foglian, et mis a la guerre aux premiers ans de sa ieunesse, sous la charge de Paule Vitelli : à celle fin qu'ayant bien profitté en telle discipline, il peust une fois en son temps obtenir quelque honneste ranc, et preeminance à la suitte de ceste vacation.
14 : Depuis, le seigneur Paule mort, il se mit à suyvre Vitellose frere dudit Paule, soubz lequel il ne demeura gueres, pour estre homme de bon esprit, galant, et dispos de sa personne, à se rendre un des premiers de sa compagnie.
15 : Mais luy semblant estre chose trop basse, et serville, que vivre touiours soubz la soude d'autruy, delibera, avecques l'aide d'aucuns citadins de Ferme (auquelz la servituté de leur patrie estoit plus agreable que la liberté) et moyennant le support des Vitelles, surprendre, et occuper ceste ville.
16 : Et de fait il escrivit une lettre à son dit oncle Iehan Foglian, comme ayant demeuré longtemps hors son païs, il luy estoit venu envie d'aller à Ferme pour le visiter et recongnoistre un peu son bien et patrimoine. Et parautant qu'il ne s'estoit point en sa ieunesse travaillé d'acquerir autre chose, que l'honneur afin que ceux de Ferme congneussent son temps n'avoir point esté mal employé, il y vouloit bien entrer le plus honorablement, que faire se pourroit, accompagné de cent chevaux de ses amis et serviteurs : le priant qu'il luy pleust pourvoir à ce, qu'on vint au devant de lui en honneste equipage : remonstrant d'advantage, que cela ne reviendroit seullement à son honneur, mais aussi de luy l'avoit nourry.
17 : Parquoy Messere Iehan ne feit aucune faute de devoir envers son neveu, et luy feit user par ceux de la ville d'un fort brave, et honorable accueil, le menant descendre, et loger en sa maison, ou il passa quelques iours, faisant ce pendant ses apprestz de ce, qui estoit necessaire à l'expedition de la trahison, qu'il avoit machinée : pour laquelle mieux executer, il dressa un festin merveilleusement solennel, ou il convia son oncle, avecques tous les plus apparans personnages de Ferme.
18 : Estans venus sur la fin du repas, et autres menus passetemps dont lon use en telz banquetz, Olivier commença industrieusement mettre en avant certains propos de consequence, parlant de la grandeur de Pape Alexandre, et de son filz le Duc de Valentinois, ensemble de leurs entreprises. A quoy son oncle et les autres entremeslant quelque response, il se meit sur l'instant a soubzrire, disant que c'estoient matieres pour estre devisées en lieu plus secret. Et incontinent se retira en une chambre, ou son oncle, et les assistans luy tindrent compagnie :
19 : lesquelz ne furent point si tost assis que soudainement quantité de soudars apprestez sortirent de quelques endroitz cachez, qui massacrerent, et mirent à mort en un moment son oncle, et tous ceux de la bande ensemble.
20 : Ce meurtre executé, Olivier monte à cheval suyvi de ses complices, vous ravage, et court toute la ville, assiege le souverain magistrat dans le palais : tellement qu'un chacun fut contraint luy faire obeissance. Ce fait il establit un gouvernement politicq', duquel il se feit souverain. Et apres avoir depesché tous ceux, qui pour en estre mal contans luy pouvoient aucunement nuyre, il consolida son estat par ordonnances, tant civilles, que militaires : en si bonne fortune, qu'en moins d'un an, qu'il tint la seigneurie, non seullement estoit en asseurance dans la Cité de Ferme, mais faisoit desia craindre son nom à tous ses voisins.
21 : Et eust esté aussi fort à rompre, qu'Agathocles, s'il ne se fut point ainsi laissé tromper au Duc de Valentinois, lors qu'il le feit prendre à Synigallia, comme nous avons cy dessus racompté, avec les Ursins, et les Vitelles : auquel lieu un an apres sa commise meschanseté, ledit Olivier fust pendu, et estranglé, avecques Vitellose, soubz lequel il avoit fait l'apprentisage de ses vertus, et vicieuses complexions.
22 : Quelqu'un se pourroit esmerveiller, dont proceda qu'Agathocles, et quelque autre son semblable, et aussi homme de bien que luy, apres infinies trahisons, et cruautez à peu vivre si longuement en seureté au meilleu de son païs, et se defendre tant bien de ses ennemis estrangers, sans qu'aucuns de ses subietz ayent oncq conspiré à l'encontre de luy : veu que plusieurs autres pour avoir esté cruelz, n'ont peu conserver en temps de paix leurs principautez : tant s'en faut qu'ilz l'eussent peu faire en saison troublée de guerre.
23 : Ie croy que cela provient selon, que les cruautez sont, mal ou bien exercées.
24 : Or on les peut estimer bien exercées (s'il est permis dire bien du mal) quand elles se commettent une seulle fois, comme par necessité de s'asseurer, taschant à se mettre hors de plus grand inconvenient : et cela fait que lon n'y persiste plus : mais au contraire l'on s'efforce faire resortir ce mal à l'augmentation, du bien public.
25 : Les mal exercées sont celles qui du commencement, encores qu'elles soient petites, croissent plustost avecques le temps qu'elles ne se diminuent.
26 : Ceux qui ont observé ceste premiere mode, pour estre, que moyennant la faveur de Dieu, et des hommes, quelquefois ilz treuvent moyen de s'entretenir. Les autres il est impossible qu'ilz ayent longue durée.
27 : Dequoy il faut noter que parvenant a une souveraineté par les voyes cy dessus declarées, l'occupateur d'icelle doit de premiere entrée expedier toutes les cruautez, qu'il voit estre a faire, pour n'avoir plus l'occasion d'y retourner si souvent : si bien qu'en ne les reïterant plus, ses subietz se puissent par trait de temps apprivoiser avecq luy s'insinuant a l'endroit d'eux par gracieux, et amyables traitemens.
28 : Qui fait autrement incité d'une folle timidité, ou mauvais conseil, sera tousiours contraint d'avoir le cousteau en la main, ny ne plantera iamais la racine de son regne dans le coeur du Peuple : lequel demeurera en perpetuelle crainte, et tremeur pour les continuelles iniures, et tyrannises, qu'il souffre soubz un tel Prince.
29 : Car les offenses se doivent commettre ensemble tout a un coup, a celle fin qu'estans moins souvent senties, elles irritent moins aussi. Et faut au rebours faire les plaisirs peu a peu, pour plusieurs fois les iterant en imprimer mieux la saveur dans le courage de ceux, que tu gratifies.
30 : Sur tout un Prince se doit gouverner envers ses hommes par telle façon, que nulle bonne ou mauvaise fortune le face varier : parce que si tu es un coup assailli de quelque adversité, la saison n'est pas propre à la cruauté, et a iouer du mauvais. Et quand tu voudras contrefaire le doux, et humain, ton peuple ne t'en sçaura aucun gré, congnoissant que tu ne le fais que par contraincte.