1 : Que nul s'emerveille si parlant des principautez nouvelles, et du Prince, et de ses estatz, i'allegue de tresgrands exemples.
2 : Car d'autant que les hommes marchent quasi tousiours par les chemins fraiez des autres, se gouvernant en leurs faictz par imitation, puis qu'ilz ne peuvent en toutes choses tenir le vray sentier des premiers, ny atteindre la vertu de ceux qu'ilz imitent : un homme sage doit suyvre tousiours les voyes tracees de grands personnages, ensuyvant ceux qui ont este tresexcellens, afin que si leur vertu n'y peut advenir, au moins quelle en approche,
3 : a l'exemple des bons archiers, ausquelz si le blanc qu'ilz veulent frapper semble trop loing, congnoissans la portee de leur arc, ilz preignent leur visee beaucoup plus hault que le lieu destine, non pas pour ioindre, ou de leur force ou de leur flesche a si grande haulteur : mais pour pouvoir avecques l'aide de si haulte mire et adresse parvenir a leur dessein.
4 : Ie di doncques que touchant les principautez qui sont du tout nouvelles, il se trouve plus ou moins de difficulte selon que plus ou moins est vertueux celuy qui les acquiert.
5 : Et pource que cet aventure de simple homme devenir Prince emporte ou vertu ou fortune, il semble que l'un et l'autre de ces deux choses adoulcissent en partie plusieurs difficultez toutesfois celuy qui depend moins de la Fortune se maintient davantage.
6 : Et si le Prince n'a point d'autres païs si bien qu'il soit contrainct d'y venir demourer en personne, cela luy rend encores la conqueste plus aisee.
7 : Mais pour venir a ceux la, qui par leurs propres vertus, et non pas de fortune sont devenuz princes, Ie di que les plus excellens par sus tous sont Moïse, Cyre, Romule Thesee, et quelques autres semblables.
8 : Et bien qu'on ne deust point parler de Moïse n'estant qu'un vray executeur des choses ordonnees de Dieu, toutesfois il merite qu'on s'en emerveille ne fusse que pour ceste grace qui le faisoit digne de parler avecques Dieu.
9 : Or si nous considerons Cyre, et les autres qui ont esleve ou gaigne des royaumes nous les trouverrons tous merveilleux, et si on advise bien a leurs faictz et manieres particulieres de proceder, ilz ne sembleront pas estre beaucoup differens a celles de Moïse qui eust un si grand maistre.
10 : Car pour bien examiner leurs œuvres et vie, on ne trouve point qu'ilz ayent rien eu de la fortune sinon que l'occasion, laquelle leur donna matiere de pouvoir pousser en avant ceste forme de gouvernement qui leur sembla bonne, la ou sans ceste occasion la vertu de leur courage seroit nulle, et sans leur vertu l'occasion se fut presentee en vain.
11 : Il falloit donc que Moïse trouvast le peuple d'Israël en Egypte, esclave et foule des Egyptiens, afin qu'il se disposast de suyvre Moïse pour sortir de ceste servitute.
12 : Il estoit force que Romule fust impatient de se tenir en Albe, qu'il eut este iecte a la naissance, afin qu'il devint fondateur de Romme et seigneur du païs.
13 : Bon besoing estoit a Cyre de trouver les Perses malcontens de l'empire des Medes, les Medes effeminez par trop longue paix.
14 : Thesee n'eust peu monstrer sa vertu, s'il n'eust rencontre les Atheniens separez.
15 : Donc ces occasions ont faict ces hommes renommez, et leur excellente vertu a faict l'occasion estre congneue. De laquelle leur païs fut annobli et bien heureus.
16 : Quant a ceux qui par bons moyens et vertueux semblables a ceux que dessus, se gaignent une principaute, ilz l'acquierennt avecques grand'peine, mais apres ilz la tiennent facilement. Et les difficultez qu'ilz ont pour vaincre naissent en partie des nouvelles ordonnances et coustumes qu'ilz sont contrainctz d'introduire, pour bien fonder leur estat en seurete.
17 : Car il faut penser qu'il n'y a chose a traicter plus fascheuse, a bien revenir plus doubteuse, ny plus a manier dangereuse, que de se faire le capitaine en chef pour eslever nouveaux gouvernemens :
18 : pource que celuy qui les introduict a pour ennemis tous ceux auquelz les vieilles manieres estoyent proufitables : et pour defenseurs bien tiedes, ceux auquelz les nouvelles sont bonnes. Laquelle tiedeur vient en partie de la peur qu'on a des adversaires qui font les loix a leur proufict, en partie aussi de l'incredulite des hommes, lesquelz ne croyent point veritablement une chose nouvelle s'ilz n'en voyent desia une certaine epreuve.
19 : D'ou vient que toutes et quantes fois que les ennemis ont commodite d'assaillir, ilz le font par menees et partialitez, et les autres se defendent tiedement, en sorte que ensemble avec eux on se met en dangier.
20 : Si l'on veut donc bien entendre ce poinct, il faut considerer si ceux qui cerchent choses nouvelles peuvent rien d'eux mesmes, ou s'ilz dependent d'autruy, c'est a dire, si pour conduire a chef leur entreprise, il faut qu'il procedent par prieres, ou bien qu'ilz puissent forcer et contraindre.
21 : En premier cas ilz finissent tousiours mal, et ne viennent point a bout. Mais quand ilz dependent d'eux mesmes, et peuvent forcer, alors ilz ne sont pas en grand dangier de perir. De la vient que tous les prophetes bien fortifiez ont este les maistres, et ceux qui n'estoyent bien garniz de forces, furent ruinez.
22 : Car outre les choses dessusdictes la nature du peuple est variable, auquel il est aise de persuader une chose, mais de les arrester en ceste fantasie il y a de l'affaire. Pource il y faut donner si bon ordre, que lors qu'ilz ne croiront plus, on leur puisse faire croire par force.
23 : Moïse, Cyre, Thesee, et Romule n'auroyent peu faire si longuement garder leurs constitutions, s'ilz fussent este sans armes : comme de nostre temps advint a frere Hierosme Savanarole, duquel la ruine fut en ses nouveaux changemens, aussi tost que la commune commença de ne le croire plus, veu qu'il n'avoyt pas moyen de retenir ceux qui le croyoient, ny de faire croire ceux qui ne le croyoient point.
24 : Doncques ceux la ont grand peine a se bien conduire, mais tous leurs dangiers sont au milieu, et quasi en chemin : et faut qu'avecques la vertu ilz les surmontent :
25 : les ayant surmontez, et commençans d'estre en estime, ayant abbatu ceux de sa qualite qui luy portoyent envie, ilz demeurent puissans en seurete, et bien heureux en honneur.
26 : A si grands exemples i'en adiouteray un autre plus petit, mais qui sera de mesme façon, et qu'il me suffise pour tous les autres semblables. C'est Hieron de Syracuse :
27 : cestuy cy de simple compagnon se feit prince, ne recongnoissant rien de la fortune que l'occasion. Car estant ceux de Syracuse pressez de guerre et d'affaires ilz l'eslevrent pour leur capitaine, depuis il se monstra digne d'estre prince.
28 : Davantage sa vertu fut si grande quant il estoit en bas estat, que ceux qui en escrivent disent qu'il ne luy failloit autre chose pour estre roy que le royaume.
29 : Il cassa la vieille gendarmerie, il en crea de nouvelle, laissant les vieilles alliances, il s'accointa d'autres, et s'ayant pratique des amitiez et soldarz qui fussent a luy seul, il peut bien sur un tel fondement eslever tout bastiment : tant y a qu'il eut beaucoup de peine pour s'en emparer, mais point ou peu a s'y maintenir.