19. Comment sur toutes choses l'on doibt fuir le desprisement et la malveillance des hommes. Chapitre XIX

1 : Puys donc que j'ay discouru des plus importantes qualitez d'ung prince, selon ce que cy dessus j'avoye proposé ; pour estre plus brief je veulx passer toutes les aultres, qui sont en grand nombre, et les réduyre soubz une reigle généralle. C'est que le prince sur toutes choses se doibt garder de faire les oeuvres qui le rendent hay ou desprisé. Desquelles deux choses s'il se peult garentir et éviter la hayne et le desprisement du monde, il aura très bien faict son debvoir, et encore qu'il eust toutz les aultres vices, il ne tumbera aucunement en dangier de ruyner.

2 : Ce qu'il faict malvouloir ung homme est l'estre pillard, tyrant, usurpateur des biens et des femmes des subjectz, de quoy s'il se garde, comme il doibt faire, il évitera la malveillance diceulx.

3 : Car quand communément l'on ne oste au peuples ny biens ny honneur, ilz vivent contens et l'on n'a à combattre sinon quelque peu d'hommes qui sont ambitieux et convoiteux de nouveaulté, qui se peuvent restraindre et abbaisser en plusieurs sortes.

4 : Ce qui faict aussy l'homme vile et desprisé est l'estre estimé variable, légier, effeminé, lasche, irrésolu, timide et semblables, desquelles imperfections le prince doibt soigneusement se garder comme du feu, et tascher de se gouverner en sorte que tout le monde congnoisse grandeur et hardiesse en ses faictz, gravité et prudence en ses délibérations. Et touchant le particulier maniement et administration des subjectz, vouloir que sa sentence soit tousjours irrévocable, et estre si ferme et constant en son opinion, qu'aucun ne présume de le décepvoir ou destourner

5 : tellement que s'il donne telle réputation de soy il sera prisé et loué grandement. Laquelle chose luy reviendra doublement à prouffict. Pource que les subjectz ne font pas aiseement aucune conjuration contre ung prince qui soit en bonne réputation, et daultrepart les estrangiers aussy craignent à luy rompre la guerre, et principallement s'ilz sçavent qu'il est excellent et honoré des siens.

6 : Pour laquelle chose encore plus clairement donner à entendre, je diz qu'il y a deux choses principalles dont les prince doibt avoir crainte et dont il se doibt soigneusement délivrer. Les subjectz de son estat, et les estrangiers puissans.

7 : De la peur qu'il peult avoir des estrangiers il en pourra estre garenty moyennant les bonnes armes et bons amyz, lesquelz s'entresuyvent de si près l'un l'aultre que quiconque a bonne discipline de guerre et gens pour mectre aux champs, conséquemment il aura tousjours bons amyz.

8 : Et les affaires du monde proceddent en telle sorte, que si le prince est asseuré des estrangiers, il le sera pareillement des subjectz : sinon qu'il se leva une conspiration contre luy. Et adjouxteray davantage que jafois qu'il y eust aucune esmeute de dehors contre luy, touteffoys s'il a du sang aux ongles, et est ordonné tant en son vivre qu'en son administration comme j'ay dict cy dessus, à se gouverner avec prudence sans s'abandonner de soy mesme, il survaincra tous les ennemyz et viendra au dessus de toutes ses entreprinses, comme feit Nabis Spartain, duquel j'ay adméné cy dessu l'exemple.

9 : Et quand à l'autre point, à sçavoir d'estre asseuré des subjectz qu'ilz ne feissent en temps paisible aucune conjuration, je diz que le prince ne peult mieulx s'asseurer de leur courage qu'en se monstrant tel qu'il ne soit ny malvoulu ny contemné ; et en contentant le peuple de ce qui est en luy dont par nécessité s'ensuyvra son asseurance.

10 : Et quant à ce que j'ay dict que l'un des plus vigoureux remèdes contre les conjurations est n'estre hay ny desprisé du commun, il n'y a rien plus certain. Car celluy qui conspire n'a autre intention que de contenter le peuple par la mort du prince, où s'il pensoit que sa mort luy deust estre déplaisante il n'auroit jamais la hardiesse d'entreprendre ung tel party,

11 : à cause que ceulx qui conspirent ont de leur costé innumérables difficultez à survaincre. L'on a veu par expérience la preuve de cecy. Car des conjurations il y en a eu tant et plus, desquelles touteffoys bien peu ont eu leur yssue heureuse et correspondente à leur première intention.

12 : Car celluy qui mect en avant la conspiration ne peult estre seul, et dautrepart ne peult prendre en sa compaignie sinon ceulx qu'il estime estre malcontentz comme luy. Or aussy tost que tu descouvre ton couraige à un homme qui est malcontent, tu luy donne occasion de se contenter. Car par la manifestation de ta conjuration il en peult espérer quelque grand bien, tellement que voyant d'un costé le gain asseuré, de l'autre ce que tu luy promect périlleux et non asseuré, il fault bien qu'il te soit cher amy, ou qu'il soit du tout ennemy obstiné du prince s'il te garde la foy.

13 : Et pour mettre ceste partie en briefz termes, du costé des trahistres, il n'y a que pæur, jalousie, crainte d'estre punyz, et plusieurs autres passions qui les estonnent, mais du costé du prince il y a la majesté de la principauté, les loix, les défenses des amyz et les suppostz de l'estat qui le deffendent

14 : en telle sorte, que si l'on adjoinct à toutes ces choses la bienveillance du peuple, il est impossible qu'âme soit si oultrecuidé qu'il veuille entreprendre contre luy. Pource que par l'ordinaire là où le conspirant doibt avoir crainte d'estre surprins devant l'exécution de l'excès, en ce cas il doibt aussy craindre après, ayant par tel excès gaigné l'inimitié du peuple, envers lequel il ne peult avoir espérance d'estre secouru ny favory.

15 : Sur ceste matière l'on pourroit donner infinyz exemples, touteffoys je me contenteray d'en amener un seul, qui est advenu en la mémoire de noz pères.

16 : Messire Annibal Bentivole ayeul du présent Messir Annibal, qui estoit prince de Boulogne, ayant esté occyz par les Cannoys, gentilzhommes aussy de Boulogne, qui avoient conspiré contre luy, et ne demourant de luy autre qu'ung enfant au berceau, nommé Messire Jehan, soubdain après l'homicide par eux commis le peuple se leva et avec sa fureur naturelle meit à mort tous ceulx qui estoient de la lignée de Cannoys.

17 : Laquelle vengeance ainsi furieusement executée, ne procéda d'ailleurs que de l'amitié que le peuple de Boulogne portoit en ce temps à la maison des Bentivoles. Laquelle estoit si grande, que pour n'avoir homme aucun de réputation qui peust pour la mort d'Annibal gouverner leur estat, après avoir esté informez que pour lors demouroit en Florence un homme sorty des Bentivoles lequel de tout temps estoit estimé filz d'un cardeur : les Boulognoys vindrent à Florence pour l'avoir et lui donnèrent le gouvernement de la ville. Laquelle se soubzmeit à son obéyssance et fust régie par luy jusques à ce que le petit messire Jehan fust d'eage pour prendre la charge de l'estat.

18 : Dont s'ensuyt une conclusion véritable, que le prince doibt tenir peu de compte des conspirations si le peuple luy est favorable. Mais s'il luy est ennemy il n'y a cas, estat, personne, condition ny qualité d'hommes dont il ne doibt avoir crainte.

19 : Surquoy il est à noter que les estatz bien ordonnez et les saiges princes ont diligemment pourveu à ne faire tumber les grandz en désespoir, et aussy à satisfaire au peuple, et le tenir content et en paix, affin qu'il n'aye occasion de jecter son venin contre le prince.

20 : Entre les royaumes daujourdhuy celluy de France est ung des mieulx ordonnez et gouvernez, et l'on y trouve plusieurs ordonnances bonnes et prouffitables dont s'en ensuyt la liberté et asseurance du roy. Desquelles la plus importante est le Parlement et son authorité.

21 : Pource que celluy qui ordonna ce royaume, congnoissant l'ambition et insolence des nobles, et jugeant qu'il estoit nécessaire leur donner un frein pour les chastier, et dautrepart ayant délibéré d'asseurer le peuple et les moins puissans et donner remède à la malveillance qu'ilz leur portent, laquelle est fondée sur la crainte d'estre opprimez, ne voulut que ce fust le particulier soucy du roy à fin de le délivrer du maltalent que luy pourroit porter le peuple en favorisant les grandz et de la hayne que luy porteroyent les grandz en favorisant le populaire.

22 : Parquoy il meit un tiers juge qui peust battre les grandz et donner faveur au moindres sans aucunement charger d'envye ny de malveillance le roy, qui est ung moyen le plus prudent et le mieulx inventé pour l'asseurance du roy et establissement du royaume qu'il est possible d'adviser.

23 : Dequoy on peult notablement tirer une autre reigle généralle, que les princes touchant l'administration des subjectz doibvent faire décréter des sentences odieuses et qui donnent charge ou punition, à quelcun, par aultruy et celles de grâce et de bénéfice par eulx mesmes, à celle fin que le bien faict procédant de leurs mains soit plus aggréable, et le mal procédant daultruy ne les rende odieux.

24 : Et aussy fault qu'ilz ayent les grandz en estime, mais qu'ilz ne se fassent en aucune manière hayr du peuple.

25 : Il pourroit estre d'avis à plusieurs, qui auroient considéré la vie et la mort de plusieurs empereurs romains, qu'en iceulx y eust quelques exemples contraires à mon opinion, et qu'aucuns d'eulx combien qu'ilz eussent tousjours vescu avec grand gloire et démonstration de vertu et hardiesse, touteffoys ont perdu l'empire ou la vie, par la conjuration de leur propres amyz.

26 : Pour à quoy respondre, je veulx discourir les qualitez de quelques empereurs, et monstrer les causes de leur ruyne non contraires à mes susdictes reigles et mectray en avant quelque partie des choses notables en leur vie, pour ceulx qui lysent les histoires anciennes :

27 : et me suffira de prendre tous les empereurs qui succèdèrent à l'empire depuis Marc le philosophe jusques à Maximin. Cestasçavoir, Marc Aurèle, Commodus son filz, Pertinax, Julianus, Sévère, Antonin Caracalla son filz, Macrinus, Héliogabalus, Alexandre et Maximinus.

28 : Et premièrement l'on doibt entendre que là où les princes daujourdhuy n'ont ordinairement à combattre sinon l'ambition dez grandz et à éviter l'insolence des peuples, les empereurs romains avoient une tierce difficulté, de supporter et satisfaire à l'avarice et cruaulté de leurs gensdarmes.

29 : Laquelle chose estoit si malaisée à faire que cela seulement fut cause de la ruyne de plusieurs, pour raison qu'il estoit fort difficile de contenter les souldardz, et satisfaire aux peuples. Car les peuples désirent paix et repos, et conséquemment demandent un prince doulx, modéré et pacificque. Les gensdarmes ayment le prince hardy et courageux à la guerre, insolent, cruel et pillard. Et principallement les armées romaines vouloyent que leur prince usast de toute cruaulté et insolence sur le pauvre peuple, pour avoir double salaire et assouvir leur cruaulté et avarice.

30 : Dont il advint que les empereurs qui n'avoient ny la nature ny l'esprit assez subtil pour s'entretenir en telle réputation envers tous les deux, qu'ilz les craignissent, tumboyent tout incontinent en ruyne.

31 : Et la plupart diceulx et principallement s'ilz estoient nouveaux à l'empire cognoissant la difficulté de ces deux humeurs contraires se tournoyent à la faveur de gensdarmes, ne tenans grand compte du peuple,

32 : à quoy faire ilz estoient presque induictz par nécessité. Car des deux maulx il fault choisir le moindre, et par conséquent quand les princes ne peuvent éviter la malveillance de quelcun, ilz se doibvent efforcer de n'estre hay de l'universel. Laquelle chose s'ilz ne peuvent faire, à tout le moins doibvent tascher de n'estre malvouluz de celle communauté qui est la plus puissante.

33 : Et pourtant les empereurs qui par nouveauté de l'empire avoient besoing de faveurs extraordinaires, s'appuyoient plus voluntiers aux souldardz, qu'aux peuples. Laquelle élection souvent lui venoit à prouffict et souvent à dommage selon la réputation que les empereurs sçavoient gaigner avec eulx.

34 : Et des raisons susdictes advint que Marc, Pertinax et Alexandre estans de bonne vie, amateurs de justice, ennemyz de cruaulté, humains et débonnaires eurent tous, hormis Marc, mauvaise fin.

35 : Bien est vray que Marc seul vesquit treshonorablement jusques à la mort, pource qu'il succèda à l'empire par héritage et succession de père à filz, delaquelle chose il n'estoit tenu ny aux gensdarmes ny au peuple, joinct qu'il estoit accompagné de plusieurs vertuz qui le rendoient vénérable et estimé au conspect de tout le monde, et porta de ce qui estoit en luy faveur à tous les deux odres sans estre jamais hay ny contemné.

36 : Mais Pertinax fut esleu empereur contre la volonté de ses souldardz qui estoient desjà accoustumez à une vie désordonnée et lasche soubz Commodus, dont ilz ne purent supporter la façon de vivre tant honneste à laquelle Pertinax les vouloit réduyre, et d'icy conceurent hayne contre luy, et à la hayne fut adjouxté le mespris, pource qu'il estoit vieux, tellement qu'il fut occis sur le premier commencement de son administration.

37 : Dequoy l'on doibt prendre ung enseignement notable que l'on se faict hayr aussy bien par les bonnes oeuvres comme par les mauvaises : et partant ung prince est souvent contrainct de faire du maulvais.

38 : Car quand celle communaulté, peuple, souldardz ou grandz que ce soient, desquelz ung prince se sent avoir besoing, sont corrompuz et adonnez à mal, il est contrainct de suyvre leur humeur, et les contenter en leur meschanceté, et envers ceulx cy les bonnes oeuvres sont dommageables.

39 : Mais pour venir à Alexandre, qui fut de si grande bonté qu'en XIV ans qu'il régna, qui est une des louenges qui luy sont attribuées, il ne feit jamais mourir personne sinon par justice, il ne fut occis par la conspiration de son exercite sinon pource qu'il estoit estimé lasche et effeminé, et homme qui se laissoit gouverner par sa mère, et par cela venu en mespris et désestimation.

40 : Et pour discourir par le contraire des qualitez de Commodus, de Sévérus, d'Antoninus Caracalla et de Maximin, vous les trouverez avoir esté en leur vie plains d'une grande cruaulté et avarice, lesquelz pour satisfaire aux souldardz ne laissèrent à faire aucune qualité d'injure sur le peuple.

41 : Et par ainsy la hayne de tout le monde acquise, ilz furent tous, excepté Sévérus, malheureusement occis. Mais Sévérus fut de si grande vertu, que combien que les peuples fussent grévez par luy, touteffoys en entretenant les gensdarmes en son amitié, il régna heureusement. Car ses vertuz le rendoyent si admirable tant envers les souldardz qu'envers les peuples, que les ungs demouroient comme estonnez, et les aultres obéyssans et contens.

42 : Et pource que les faictz de cestuy cy furent si grandz qu'ilz peuvent estre mys pour exemple à tous princes nouveaux, je veulx briefvement monstrer comment il sceut bien jouer des personnages du renard et du lyon, comme je dict qu'il fault sçavoir faire à ung prince.

43 : Incontinent que Sévérus eust entendue la couardise et lascheté de Julianus, duquel il estoit capitaine en chef en Esclavonie, il persuada à son armée qu'il estoit bon d'aller à Rome pour venger la mort de Pertinax, qui avoit esté malheureusement occis par la garde ordinaire des empereurs.

44 : Et soubz ceste couleur sans faire semblant de se vouloir saisir de la principaulté, alla droict à la volte de Rome et fut plustost en Italie que l'on sçeust qu'il estoit party,

45 : et à son arrivée fut par le Sénat esleu empereur et Julianus occis.

46 : Or il avoit encore deux grandes difficultez à surmonter avant qu'il se peust bien saisir de tout l'empire. L'une en Asie contre Niger, l'autre en Occident contre Albinus qui s'estoient aussy faictz déclairer empereurs par leur gensdarmes.

47 : Et à cause qu'il lui sembloit dangereux de se descouvrir ennemy de tous deux il trouva le moyen d'assaillir Niger à guerre descouverte, et de tromper Albinus. Si luy envoya des lettres fort amyables et pleines de toute doulceur, luy disant que puys que le Sénat l'avoit creé empereur, il se délibéroit de le faire participant de celle dignité, et luy envoya le tiltre de César, et par délibération du Sénat le print pour compaignon et adjoinct à l'administration de l'empire. Lesquelles choses Albinus accepta comme vrayes et sans fiction.

48 : Touteffois après que Sévère eust occis Niger et pacifié les affaires d'Orient, il retourna à Rome, où il feit sa complaincte au Sénat de l'ingratitude d'Albinus, comme s'il eust tasché de le faire mourir par trahison et se faire seul empereur. Et il adjouxta qu'il estoit nécessaire d'aller punyr son ingratitude, ce qu'il feit au partyr de là. Car estant venu en France, avec toute son armée en peu de temps luy osta l'estat et la vie.

49 : Qui doncques vouldra par le menu examiner les faictz de Sévérus il congnoistra comment il a esté ung treshardy lyon, et ung trescautelleux renard, craint et révéré d'ung chascun et non hay des armées, et ne s'esmerveillera point qu'ung homme nouveau comme luy, aye sceu occuper et tenir ung tel empire. Car sa tresgrande réputation des faictz d'armes le garantissoit de la malveillance que les peuples pouvoient concepvoir de sa cruaulté et tyrannie.

50 : Mais Antoninus son filz fut aussy tresexcellent et avoit en soy quelques vertuz qui le rendoyent admirable envers le peuple et aggréable aux gensdarmes. Car il estoit bon homme de guerre, portant facillement tout travail, despriseur de viandes délicates et de toute aultre mollesse, dont il estoit grandement aimé de tous les exercites.

51 : Ce nonobstant sa fierté et cruaulté inhumaine fut si grande et si désordonnée, après avoir sans juste cause occis grande partie du peuple romain et tout celluy d'Alexandrie, qu'il devint odieux à tout le monde, et commença à estre craint et hay des siens mesmes ; tellement que par ung centenier il fut occis au millieu de son armée.

52 : Surquoy fault incidemment noter que telles occasions qui se font d'un courage délibéré de quelque particulier ne se peuvent éviter. Car ung chascun les peult faire s'il ne se soucye de mourir, et ung prince ne doibt poinct craindre ces conjurateurs qui sont seulz. Car il n'en advient pas souvent,

53 : pourveu qu'il se donne de garde de ne faire quelques grosses injures à ceulx dont il se sert et qu'il tient autour de soy pour le service ordinaire de son estat comme avoit faict Antoninus, qui honteusement avoit faict mourir ung frère dicelluy centenier et tous les jours le ménassoit de luy en faire autant, et touteffoys le tenoit à la garde de son corps, qui estoit très mal advisé à luy et assez pour donner occasion de le desfaire comme de faict il luy advint.

54 : Mais pour venir à Commodus il luy estoit bien facile pour estre fils et héritier de Marc Aurèle de s'entretenir en l'empire, et ne luy falloit que suyvre les trasses de son père : quoy faisant il eust contenté le peuple d'ung costé et les souldardz de l'autre.

55 : Tuteffoys à cause qu'il estoit de cruel courage et brutal, pour mieulx user de sa rapacité sur le bon homme, il se meit à favoriser les gensdarmes, et leur lascher la bride, les laissant vivre en grande dissolution. Et dautrepart ne tenoit aucun compte de sa dignité, et descendoit souvent aux théâtres et autres lieux publicqs pour combattre nud contre les gladiateurs, et faisoit plusieurs choses viles et indignes de la majesté imperialle.

56 : Au moyen dequoy il fut désestimé et contemné des souldardz et hay du peuple, tellement que l'on conspira contre luy et fut occis.

57 : Il ne reste qu'à discourir des qualitez de Maximinus qui fut à la vérité homme tresbelliqueux, puyssant et roide de sa personne, entrant la teste baissée en tous dangiers, pour lesquelles choses il fut esleu empereur par les gensdarmes qui se sentoyent faschés de la mollesse d'Alexandre, du quel cy dessus j'ay parle. Touteffois sa félicité ne fut pas durable, à cause qu'il estoit malvolu et desprisé pour deux causes.

58 : L'une pour estre de basse condition, vil et infame, et avoir gardé les brébis au pays de Trace, comme tout le monde sçavoit bien qui luy engendroit une indignité vers ung chascun.

59 : L'autre pour avoir différé d'aller à Rome et entrer en possession du siège impérial, et pour avoir exercé plusieurs cruautez à Rome par ses gouverneurs et par les lieutenans es provinces.

60 : Au moyen dequoy il donna telle opinion de soy d'estre fier et sanguinaire, que premièrement l'Affricque et en après le Sénat, avec le peuple romain, toute l'Italie, et finablement tout le monde esmeu de desdaing pour la vilté de son sang et de hayne pour crainte de sa cruauté, conspira contre luy et feirent révolter son armée tellement que les gensdarmes trouvant la prinse d'Aquilée fort difficile, où ilz estoient campez pour la prendre, et se faschant de sa cruaulté inhumaine, considéré aussy les ennemyz qu'il avoit, sur le beau mydy le massacrèrent avec son filz au millieu du camp.

61 : Je ne veulx aucunement m'amuser sus Héliogabalus, Macrinus et Julianus, à cause que leurs villennies, infametez et choses indignes d'ung homme constitué en estat les feirent en ung instant tumber en ruyne, mais je viendray à la conclusion de ce discours, et diz que les princes de nostre temps n'ont point ceste difficulté de contenter les armées comme avoient les anciens en leur estat. Car jafois qu'il en faille tenir quelque compte, touteffois à cause qu'il n'y a prince qui tienne ordinairement une armée sur les champs enviellye au gouvernement et à la garnison des provinces, comme les exercites des Romains, ilz ne se sentent point de ceste difficulté.

62 : Parquoy si en ce temps là il falloit favoriser plus les humeurs des gendarmes que des peuples, cela advenoit pource qu'ilz estymoient plus la puissance des gensdarmes que des peuples. Mais aujourdhuy c'est tout le contraire. Car il n'y a prince, hormis le grand Turc et le Souldan, en nostre temps auquel il ne soit plus expédient de satisfaire aux peuples qu'aux souldardz, pource aussy qu'ilz sont plus puissants.

63 : J'en ay excepté le grand Turc, pour raison qu'il tient ordinairement autour luy douze mil hommes de pied, et quinze mille chevaulx, desquelz despend toute la seureté et puissance de son royaume, tellement que pour maintenir ceulx cy en amitié, il fault qu'il postpose tous les respectz, que l'on peult avoir au peuple.

64 : Le royaume du Souldan est presque semblable, fondé sur la foy des souldardz, lesquelz à tort ou à droict, il fault entretenir en amytié.

65 : Et debvez sçavoir que l'estat du Souldan est semblable au Pontificat des Chrestiens, lequel ne peult raisonnablement estre appellé principaulté héréditaire ny nouvelle, à cause que les filz du prince défunt ne succèdent point à sa dignité, mais seulement celluy qui par les plus apparens est esleu,

66 : et dautrepart ne peult estre dict nouveau, à cause que les ordres et manières d'éléction sont vieux et receuz de toute ancienneté en la religion, et n'y a aucune des difficultez qui sont es principatz nouveaux. Car jafoit que le prince soit nouveau, les ordres touteffoys sont vieulx et de long temps disposez à le recevoir comme s'il estoit prince héréditaire.

67 : Or pour revenir à nostre matière : quiconque considérera les choses cy dessus discourues, il verra que la malveillance et la hayne, ou mespris et contemnement a esté cause de la ruyne des empereurs cy dessus nommez. Et congnoistra aussy la diversité des causes de la prosperité ou infortune d'aucuns, et comment il advint que de deux empereurs suyvans un mesme style de gouvernement ou en bien ou en mal, l'un fut heureux et l'autre malheureux, l'ung eut bonne fin l'autre mauvaise. Et pareillement la cause du bon heur de deux procédans en leur vie formellement au contraire l'ung de l'aultre.

68 : Car à Pertinax et Alexandre, à cause qu'ilz estoient nouveaux, il fut nuysible de vouloir ressembler à Marc, et vouloir estre bons comme luy qui estoit empereur par héritage. Et pareillement il fut pernicieux à Caracalla et Maximin d'ensuyvre la rigueur et cruaulté de Sévérus, à cause qu'ilz n'avoient pas la vertu suffisante, pour ensuyvre ses grandes prouesses.

69 : Partant ung prince nouveau ne doibt point mectre son fondement sur l'imitation de la vie de Marc ny pareillement des actions de Sévérus. Mais il doibt estre si prudent qu'il saiche ensuyvre les faictz de Sévérus, es choses qui luy sont nécessaires pour fonder et asseurer son estat, et dautrepart imiter la vie de Marc Aurèle, es parties qui sont excellentes et dignes de louenge pour conserver un estat qui auparavant luy soit seurement estably et sans contredictions appartenants à luy et aux siens.