1 : Mais bien y a de la difficulté en une Principauté nouvelle. Premierement s'elle n'est pas toute nouvelle, mais comme partie ou membre d'une autre : laquelle principauté se peult appeller tout ensemble quasi meslée. La variation vient premierement d'une certaine & naturelle difficulté, qui gist en toutes les nouvelles principautez, d'autant que les hommes changent volontiers de maistre, pensans rencontrer mieux. Laquelle opinion est cause qu'ils courent aux armes contre leur Seigneur, en quoy ils l'abusent : car ils connoissent apres par experience qu'ils ont empiré de condition :
2 : ce qui depend d'une autre necessité naturelle & ordinaire, c'est qu'il est impossible qu'on n'offence ceux desquels on devient nouveau Prince, soit par garnison de gens de guerre, soit par infinis autres griefs, qui ensuyvent d'une conqueste nouvelle :
3 : tellement qu'on trouve s'estre rendus ennemis, tous ceux qu'on a troublez en occupant le païs : & qu'on ne peult maintenir en amitié ceux qui nous y ont faict entrer, tant pour ne les pouoir recompenser si haultement qu'ils s'estoient presupposé, qu'aussi pour ne pouoir user contre eux de reformations & fortes medecines, puis qu'on est leur obligé. Car combien qu'un homme soit fort en armée, si a il tousiours besoin de la faveur des gens de la province pour y entrer.
4 : Par telle raison le Roy Loüis douzieme conquist bien tost Milan, & bien tost le perdit : pour luy oster la premiere fois, il ne falut que la seule puissance de Loüis Sforce, d'autant que ce peuple qui luy avoit ouvert les portes se trouvant deceu de son opinion, & de ce bien à venir qu'il s'estoit presupposé, ne pouoit supporter les facheries de nouveau Prince.
5 : Bien est vray que reconquerant pour la seconde fois les païs revoltez, on les perd plus malaisément : pource que le Seigneur ayant connu la cause de la rebellion, il a moins de respect de s'asseurer des suiets, chastiant ceux qui ont failly & d'entendre la verité des soupçons, s'accointant des parties plus foibles,
6 : en sorte que si pour faire perdre Milan aux François suffisoit premierement un Duc Loüis Sforce, qui emouvoit quelque bruit sur les frontieres à luy faire perdre secondement, il fut force que tout le monde se bandast contre luy, & que son camp fust rompu par plusieurs fois & chassé d'Italie : ce qui proceda des raisons susdites,
7 : neantmoins l'une & l'autre fois il luy fut osté. Les causes universelles de la premiere perte sont discourues : reste maintenant à veoir celles de la seconde, monstrant quels remedes il avoit, ou pourroit avoir un autre Prince qui se trouvast sur les mesmes termes à se pouvoir mieux maintenir en un païs de conqueste, que n'a fait le Roy de France.
8 : Donques ie pense que ces estats & provinces, lesquelles estant conquises, s'incorporent avecques une Seigneurie plus ancienne que la conquise, ou sont de la mesme nation & langue, ou elles n'en sont pas :
9 : si elles en sont, c'est chose facile de les retenir, mesmement s'elles ne sont accoustumees de vivre en liberté, desquelles pour seurement ioüir, il suffit d'avoir aboly la lignee du Seigneur qui leur commandoit : Car au reste, si vous gardez leurs anciens privileges entretenant leurs coustumes, les suiets vivront paisiblement, comme on a veu de la Bourgongne, Bretaigne, Gascoigne & Normandie : lesquelles sont de si long temps suiettes à la couronne de France. Car encores qu'il y ait quelque diversité de langage, toutefois leurs coustumes sont pareilles, & se peuvent facilement comporter l'une avec l'autre.
10 : Or celuy qui acquiert, s'il veult demeurer en possession, il doit prendre garde à deux choses : l'une que l'ancienne race de leur Prince soit totalement aneantie, l'autre de n'innover rien en leurs loix & tailles : tellement que en peu de temps le conquis devient tout un corps avec la seigneurie ancienne.
11 : Mais quand on gaigne quelques estats sur une nation differente de langage, de coustumes & de gouvernemens : il y a là de l'affaire, car il fault avoir grand heur de fortune, & grand soing à les contenir :
12 : lors un des plus apparens remedes, & le plus prompt, c'est que le victorieux aille demourer en personne sur le lieu : de là vient une plus seure & plus durable ioüissance. Le Turc en a fait ainsi, lequel avec toute la conduite qu'il employa pour contregarder la Grece, n'eut iamais peu la maintenir, s'il n'y eust prins habitation.
13 : Pource qu'en y demeurant, on void naistre les desordres, ausquels on peult incontinant remedier : mais n'estant point sur les lieux, on ne les entend que iusques à ce qu'ils sont si grands, qu'il n'y a plus de remede. D'avantage le païs n'est point tant pillé des officiers : car les suiets s'asseurent sur leur prochain recours au Prince. Et par mesme moyen ils ont plus d'occasion de l'aimer s'il veult estre bon, sinon de le craindre, tellement que si les estrangiers vouloient envahir ce païs, ils le feroient avec plus grand respect, d'autant qu'il est plus difficile de le faire perdre au Prince, quand il y seiourné, que quand il en est loing.
14 : L'autre meilleur remede, est d'envoyer des Colonies ou peuplees en une place ou deux qui soient les clefs de la province. Car il est necessaire ou de faire cela, ou d'y tenir force hommes d'armes & gens de pied.
15 : Quant aux peuplees le Prince n'y despend pas beaucoup, & avec point ou peu de frais, il les envoye & les tient, seulement il nuist à ceux ausquels il oste les terres, & les maisons, pour les donner aux nouveaux habitans : lesquels despoüillez, sont la moindre partie du païs.
16 : Outre ce qu'estans dispersez & pauvres, ils ne luy peuvent aucunement porter nuisance : les autres d'une part n'estans point offensez demeurent quois & paisibles : d'autrepart craignent de paour qu'il ne leur avienne comme aux autres, qui ont esté pillez.
17 : Conclusion que ces peuplees qui ne coustent gueres, sont plus fideles, & ne nuisent point tant aux suiets : & ceux qui sont offensez estans pauvres & espars, ne peuvent nuire, comme i'ay deja dit.
18 : Surquoy fault noter que les hommes se doivent ou caresser, ou ruiner du tout : à raison qu'ils se vengent des legeres iniures, des grieves ils ne peuvent : tellement que l'offense qui se fait à l'homme doit estre faite en sorte qu'on n'en craigne point la vengence.
19 : Mais si au lieu de peuplees il tient des gens de guerre, il coutera beaucoup plus : car il despendra pour ces garnisons tout le revenu du païs, si bien que le gain luy tournera en perte, & si foule beaucoup davantage, pource qu'il greve tout le peuple changeant les etapes & logis du camp : & de ce trouble chacun se resentant chacun luy devient ennemy, & si sont ennemis qui luy peuvent nuire, demeurans les batuz en leurs maisons.
20 : En toutes sortes donc ceste garde est mauvaise, autant que celle des peuplees est bonne.
21 : Encores doibt il, si la nation est de diverses manieres de gens (comme i'ay deja dit) se faire chef & protecteur des voisins petits & pauvres, & mettre son esperit à s'essayer d'affoiblir ceux qui sont les plus grands, & se garder bien que par aucun accident, il n'y entre point un estranger plus puissant que luy. Ce qui aviendra tousiours qu'il y soit mis dedans, ou par mescontentement ou par trop grande convoitise, ou par la pauvreté d'aucuns. Comme on a veu autrefois, que les Etoles firent entrer les Romains en la Grece. Pareillement en toute autre province où ils ayent eu le pied, ils y furent mis par ceux du païs mesme.
22 : Donques il en va ainsi que aussi tost qu'un estranger riche entre en une province, tous ceux lesquels y sont foibles se ioignent avec luy, emeuz de l'envie qu'ils ont contre celuy qui a esté leur Seigneur, si bien qu'au regard des petits il n'a point de peine à les gaigner par conqueste, car aussi tost tous ensemble se bandent & font une masse à l'estat qu'il a conquis.
23 : Il a seulement à penser, qu'ils ne s'acquierent trop grand'puissance & auctorité, & peult facilement tant par ses forces que par leur faveur, abbaisser ceux qui sont plus puissans pour demourer libre Seigneur de la province. Qui ne gardera bien ce point, il perdra aussi tost qu'il aura gaigné. Ou ce pendant qu'il le tiendra, il y aura mille difficultez & peines.
24 : Les Romains ont bien monstré qu'ils entendoient toutes ces matieres : car ils envoyoient des Peuples, & entretenoient les plus foibles, n'y laissans point prendre pied aux puissans estrangers.
25 : Ie ne veux prendre pour exemple que la nation de Grece. Les Romains entretindrent les Etoles & les Achées, ils affoiblirent le royaume des Macedoniens, ils chasserent Antiochus : ny iamais le merite des Achées, ny des Etoles peult faire, qu'ils leurs permissent d'augmenter aucuns de leurs estats, ne les persuasions de Philippe, eurent pouvoir de les induire à estre ses amis sans l'abbaisser, ne la grande richesse d'Antiochus, les peut faire consentir qu'il retint quelque chose en icelle province.
26 : Aussi firent en ce cas ce que les Princes sages doivent faire, lesquels ne doivent pas seulement avoir egard aux esclandres presens, mais à ceux qui adviendront, y donnant ordre en toute diligence, d'autant que les prevoyant de loing, on y peult facilement remedier. Mais si on attend qu'ils s'approchent, la medecine n'a plus de lieu, à raison que la maladie est devenuë incurable.
27 : Et avient en ce cas, ce que les Medecins dient de ceux qui sont Etiques, lesquels au commencement sont aisez à guerir, mais est difficile de cognoistre s'ils sont malades : laissant courir le temps sans les avoir du commencement ne conneuz ne gueris, la maladie devient facile à connoistre, & difficile à curer.
28 : Tout ainsi est il au maniment d'affaires, car prevoyant de loing les maux qui naissent (ce qu'un chacun ne peult pas s'il n'est sage) on y pourvoit vistement. Mais quand pour ne les avoir pas conneuz, on les laisse croistre tant qu'un chacun les connoisse, le remede est hors de saison.
29 : Ainsi les Romains prevoyans les inconveniens, y ont tousiours remedié, & iamais ne les laisserent suyvre pour fuir une guerre, sachans qu'une guerre ne se peult achever, mais bien attendre pour le grand avantage de l'autre. Pource voulurent ils faire guerre avec Antiochus & Philippe en Grece pour ne la faire point avec eux en Italie, encores qu'ils eussent peu pour lors eviter & l'une & l'autre, ce qu'ils ne voulurent.
30 : Et ne leur pleut iamais ce que bien souvent les sages de nostre temps ont en la bouche, Iouïr de l'incommodité du temps : mais bien plustost l'autre proverbe Iouïr de sa vertu & sa prudence. Car le temps chasse tout devant soy, & peult apporter aussi tost tant mal que bien.
31 : Mais retournons en France, & regardons de pres les choses susdites. Ie ne parleray point du Roy Charles, mais seulement du Roy Loüis : comme de celuy duquel on a mieux apperceu les menées, pour avoir plus long temps seigneurié sur l'Italie. Et vous verrez comme il a fait le contraire des choses qui sont à faire pour tenir une Seigneurie meslée.
32 : Le Roy Loüis fut mis en Italie par l'ambition des Venitiens, qui voulurent gaigner la moitié de la Lombardie par le moyen de sa venuë.
33 : Ie ne le veux point blasmer d'avoir entreprins le voyage, ou d'avoir prins ce party : pource que voulant commencer à mettre le pied en Italie, & n'y ayant point d'amis, mais au contraire luy, estans toutes les portes fermées, pour la memoire du roy Charles fut contraint de cercher toutes telles amitiez qu'il pouoit. Et ses desseins bien avisez eussent sorty leur effect, si au reste il n'eust commis aucune faute.
34 : Le Roy donc ayant conquis la Lombardie, regaigna bien tost la reputation que luy pouoit oster le roy Charles. Gennes se rendit, les Florentins luy devindrent amis. Le Marquis de Mantouë, le duc de Ferrare, les Bentigvoles, Madame de Furli, les seigneurs de Favance, de Pesare, de Rimin, de Camerin, & de Plombin, les Luquois, Pisans, Sienois, chacun vint au devant de luy, pour estre à sa devotion.
35 : Alors les Venitiens pouvoient bien considerer leur folle entreprise, quand pour avoir deux villes en Lombardie, ils feirent ce Roy Seigneur des deux tiers de l'Italie.
36 : Que chacun donc considere combien il estoit facile au roy de retenir sa puissance, & garder son authorité sur Italie, s'il eust observé les reigles, que nous avons données cy dessus, & s'il eust defendu & tenu en seureté tous ces amis, lesquels pour estre en grand nombre, foibles, & craignans les uns le Pape, les autres les Venitiens, ils estoient tousiours contrains de demourer avec luy : tellement que par leur moyen, il se pouvoit asseurer du surplus fust il encores fort grand.
37 : Mais il n'eut pas plus tost le pied dedans Milan, qu'il feit tout le contraire, donnant secours au Pape Alexandre, afin qu'il occupast la Romagne, & n'avisoit pas en prenant ce conseil, qu'il s'affoiblissoit, s'ostant pour amis ceux qui s'estoient iettez entre ses bras, rendant l'Eglise trop puissante, adioutant au spirituel (qui luy donne tant d'authorité) si riche temporel.
38 : Et la premiere faute faite, il fut contraint d'en faire d'autres : en sorte que pour arrester un peu l'ambition de Alexandre, & de peur qu'il ne devint Seigneur de la Tuscane, le Roy fut contraint de retourner en Italie :
39 : & ne fut pas content d'avoir faict l'Eglise puissante, & chassé ses amis : mais pour avoir le royaume de Naples, il le partit avec le Roy d'Espagne. Et là où premierement il rengeoit l'Italie à sa discretion, il y mit un compagnon, afin que les gens ambitieux du païs, & mal contens de luy, eussent lieu de recours. Et là où il pouoit laisser en ce royaume un Roy, qui fust son tributaire, il l'en tira pour en mettre un autre qui l'en peut dechasser luymesme.
40 : C'est chose certes fort ordinaire & selon nature que le desir de conquerir : & toutes & quantesfois les hommes le feront, ils en seront louez, ou pour le moins ils n'en seront pas blasmez. Mais quand ils ne peuvent, & qu'ils le veulent faire à toute force, là est la faute & le blasme.
41 : Si donc les François avec leurs forces pouoient envahir Naples, ils le devoient faire, s'ils ne pouvoient, ils ne le devoient point diviser. Et si le partage qu'il feit de la Lombardie avec les Venitiens merite excuse pour avoir par ce moyen mis le pied en Italie, cestuy est digne d'estre accusé, par ce qu'on ne le peult excuser de ceste necessité.
42 : Le Roy Loüis donc feit cinq fautes, ruiner les plus petits, accroistre la grandeur à ceux qui l'avoient en Italie, avoir fait entrer dedans un estranger trespuissant, n'y avoir point envoyé de colonies, & n'y estre point venu demourer.
43 : Lesquelles fautes ne luy eussent peu nuire tant qu'il eust vescu, s'il n'eust fait la sixieme, d'oster la seigneurie aux Venitiens :
44 : pource que s'il n'eust point fait le Pape si puissant, ne mis les Espagnols en Italie, il estoit bien raisonnable, mesmes necessaire de les abbaisser : mais ayant prins ces premiers partis, il ne devoit iamais consentir à leur ruine. Car au moyen de leurs forces, ils eussent tousiours empesché les autres de venir à l'entreprinse de Lombardie, tant à cause que les Venitiens n'y eussent iamais consenty, s'ils ne l'eussent voulu avoir euxmesmes, tant aussi que les assaillans ne l'eussent pas voulu oster aux François, pour la donner aux Venitiens : & de s'attacher à tous deux, ils ne s'y fussent pas frottez :
45 : Mais si on vouloit dire que le Roy Loüis quitta la Romagne au Pape, & Naples aux Espagnols pour eviter une guerre : Ie responds avec les raisons precedentes qu'on ne doit point laisser avenir un mauvais desordre pour fuir une guerre : car elle ne se peult eviter, mais bien differer à nostre desvavantage.
46 : Et si quelqu'un vouloit alleguer la foy que le Roy avoit donnée au Pape de faire ceste entreprinse à sa requeste, pour la resolution de son mariage, & pour faire donner un chappeau à l'Archevesque de Roüen, ie luy respondray cy apres, quand ie parleray de la foy des princes, & comme ils la doivent garder.
47 : Le Roy Loüis a donc perdu la Lombardie pour n'avoir maintenu nul des enseignemens gardez par les autres qui ont conquesté des païs, & qui les ont voulu tenir : mais en cela il n'y a point de merveille, la chose est raisonnable & ordinaire.
48 : Or parlay-ie de ceste matiere à Nantes avec monsieur de Roüen, quand le Valentin (car ainsi communement appelloit on Cesar Borge, fils du Pape Alexandre) s'emparoit de la Romagne. Car ainsi que le Cardinal de Roüen me disoit, que les Italiens n'entendoient rien à faire la guerre : ie respondy que les François ne connoissoient rien au maniment d'affaires : car s'ils l'eussent entendu, ils n'eussent pas laissé monter l'Eglise en telle grandeur.
49 : Ce qu'on a veu par experience, que de la puissance du Pape, & de celle d'Espagne les François en sont cause, & la ruine des François est venuë de là.
50 : D'où se peut tirer une reigle generale, qui ne faut iamais ou peu souvent, c'est que celuy qui est cause qu'un autre devienne puissant, il se ruine luymesme, pource que ceste puissance est suscitée de luy, ou par esperit ou par force & l'une & l'autre de ces deux est merveilleusement à redouter à celuy qui est devenu puissant.