1 : Il n'y a rien qui face tant estimer un Prince que parachever hautes et magnanimes entreprises et donner de soy exemples dignes de memoire.
2 : De nostre temps nous avons Fernand d'Arragon de present roy d'Espaigne, lequel se peut bien nommer nouveau Prince, car d'un petit Roy il est devenu par honneur et renommee le plus puissant roy de la Chretiente : duquel si on considere bien les faicts et avancemens, on les trouvera tresgrands, et d'aucuns mesmes estranges et irreguliers.
3 : Tout au premier commencement de son Royaume il assaillit le païs de Grenade, et fut ceste entreprise le fondement de ses estatz
4 : car il la feist tout a l'aide, sans montrer semblant d'estre empesche, detenant les espris, et occupant les fantasies des barons de Castille, lesquelz songeant a ceste guerre ne pouvoient entendre a faire quelque mutation ou nouvellete. Cependant il aquestoit authorite et puissance sur eux qui ne s'en doutoient nullement. Oultre ce qu'il entretenoit aux despens de l'Eglise et du peuple un camp en armes, faisant un fondement par ceste guerre si longue a sa gendarmerie, aguerrissant ses soldars lesquelz depuis luy ont faict honneur.
5 : D'avantage pendant qu'il s'aprestoit a plus grande entreprise, pour se servir tousiours de la religion, il se mist a pratiquer une pietable cruaute, chassant les Marranes de son païs, et l'en depeuplant : car on ne scauroit donner un exemple plus digne de pitie ny plus singulier.
6 : Et soubz ce mesme manteau et pretexte il assault l'Afrique, feit le voiage d'Italie, finalement il envahist la France :
7 : et ainsi a tousiours ourdi et brasse choses grandes, lesquelles ont tenu les voluntez de ses subiectz en branle pour attendre comment s'en passeroit et finiroit la menee : puis en admiration, voiant qu'elle luy succedoit a souhait.
8 : S'il avenoit autrement il sçavoit fort bien faire sourdre une guerre de l'autre, de maniere que iamais il ne donnoit loisir a ses subiectz de se reposer, et luy faire de la facherie.
9 : Il proufite beaucoup encores au Prince de faire choses excellentes et dignes de memoire non iamais faictes ny oüyes es affaires du gouvernement de son païs, semblables a celles qui se content de messire Bernard de Milan : comme quand quelcun ait manie les affaires ou bien ou mal, trouver un nouveau moyen de punition ou recompense, duquel on puisse parler a iamais.
10 : Sur toutes choses un Prince doit s'appenser, et mettre son esprit de se faire donner une renommee de grand et singulier :
11 : encores est beaucoup estime un Prince quand il a le bruit d'estre vray ami ou ennemi, c'est a dire que sans aucun respect il se declare en faveur pour quelcun, ou contre l'autre :
12 : lequel parti est tousiours beaucoup plus proffitable, que demourer neutre. D'autant que si deux tes voisins puissans Seigneurs viennent a s'esmouvoir guerre l'un a l'autre, ou ilz sont de telle qualite qu'apres la victoire de l'un des deux tu te doive craindre de celuy qui aura gaigne, ou bien qu'il ne t'en puisse chaloir :
13 : en chacun de ces cas sera tousiours ton plus court de te decouvrir et formaliser pour une partie et faire la guerre a bon escient. Car en premier lieu il ne faut point douter que tu ne doive estre la proie du victorieux si tu ne te declares, d'avantage celuy qui aura este vaincu en sera tresaise et content : mesmes en cela tu ne pourras avoir aucune raison ny excuse pour laquelle il te doive defendre ou recevoir : pource que celuy qui a gaigne ne veut point d'amis faints et souspeçonneux, et qui ne l'aident pas en ses adversitez : le vaincu ne te veut pas recevoir, d'autant que tu n'as voulu par armes secourir sa fortune.
14 : Apres qu'Antioque fut passe en Grece, par le moien des Etholes, pour en chasser les Romains, il manda des ambassadeurs aux Achees qui estoient amis des Romains, les priant qu'ilz fussent neutres, et leur persuadant qu'ilz ne s'emeussent ne pour l'un ne pour l'autre : d'autre coste les Romains leur mettoient en teste de prendre les armes pour eux.
15 : Ceste matiere vint en deliberation au conseil des Achees, ou l'ambassade d'Antioque leur remonstroit qu'ilz devoient estre neutres, auquel l'ambassade des Romains respondit que quant a ce parti de vous neutralizer, qu'on dict estre le meilleur a vostre estat et seurete, il n'y a rien qui vous soit plus contraire, d'autant que si vous ne vous entremetez de la guerre, sans grace ou reputation aucune, vous demourerez a la discretion et proie du vainqueur.
16 : Aussi vous verrez tousiours que celuy qui n'est pas vostre ami vous priera de demourer neutre, et celuy qui vous aimera vous sollicitera a vous decouvrir ami par armes :
17 : mais auiourd'huy les Princes mal resoluz en ceste partie ci, pour eviter ce leur semble les presents et prochains dangers, ilz suyvent le plus souvent la neutralite, et le plus souvent aussi sont ruinez.
18 : Plustost quand un Prince se decouvre gaillardement en faveur d'une partie si celuy lequel il favorise gaigne encores qu'il soit puissant, et que tu demoures a sa discretion, toutesfois l'obligation et l'amitie iuree est si grande, que les hommes ne sont iamais si deshonnestes qu'avec un tel exemple d'ingratitude il te viennent courir sus : en apres les victoires ne sont iamais tant heureuses, qu'on ne doive avoir egard a plusieurs respectz, et principalement a la Iustice :
19 : or si cestui la duquel tu te seras allie perd, nonobstant il te recevera tousiours, et tant qu'il pourra il te soustiendra, tellement que tu deviens compagnon d'une mesme fortune, laquelle se peut relever.
20 : En second lieu quand ceux la qui se guerroient l'un l'autre sont de telle qualite que tu n'aies point a craindre de celuy qui gaignera la victoire, tant plus sagement sera ce faict que de adherer a quelcun d'eux, pource que tu vas a la deconfiture de l'un avec l'aide de l'autre, qui le deveroit sauver s'il estoit sage, car si tu gaigne, l'un et lautre demeure a ta discretion : d'avantage il est bien difficile qu'avec ton aide l'un ne gaigne.
21 : Sur quoy il faut noter qu'un Prince se doit bien garder de ne faire point compagnie en guerre avec un plus puissant que soy, pour guerroier un autre : sinon quand la necessite le contraint, comme nous avons dict ci dessus : pource que si l'autre gaigne tu demoures a sa subiection, ce que les Princes doivent fuir, de ne demourer a la discretion d'autruy.
22 : Les Venitiens s'allierent avec les François pour faire guerre contre le Duc de Milan, et se pouvoient bien abstenir de faire ceste compagnie, de laquelle vint leur perdition :
23 : mais quand on ne la peut eviter, comme il advint aux Florentins, quand le Pape Iules et les Espagnolz vindrent avec leurs armees assaillir la Lombardie, alors doit un Prince s'allier, pour les raisons susdictes.
24 : Or que nul seigneur ne pense iamais choisir un parti qui soit seur, qu'il estime plustost les prendre, tous incertains : car l'ordre des choses humaines est tel, que iamais on ne peut fuir un inconvenient, sinon que pour encourir un autre. Toutesfois la prudence gist a sçavoir connoistre la qualite de ces inconveniens, et choisir le moins mauvais pour le meilleur.
25 : Outre ces choses dictes un Prince doit monstrer qu'il aime les vertuz, et doit porter honneur a ceux qui sont singuliers en chasque artifice :
26 : en apres il doit donner courage a ses citoyens de pouvoir paisiblement exercer leurs vacations tant a la marchandise, qu'au labourage, et bref en tout autre occupation des hommes : affin que le laboureur ne laisse la ses terres en friche, de peur qu'on ne les luy oste, et le marchant ne vueille plus commencer nouvelle trafique, pour la grandeur des impositions.
27 : Doncques le Prince donnera recompense a ceux qui honnestement s'emploieront de mettre en avant ces exercites, et en quelque autre maniere que ce soit, d'enrichir sa ville, ou son païs.
28 : Davantage il doit en certains temps de l'annee esbatre et detenir son peuple en festes et ieux : ou pource que chasque ville est divisee en mestiers, et lignees le Prince doit faire cas de ces assemblees et s'accompagner d'elles quelque fois : et faire parler de soy en quelque estime de courtoisie, et magnificence : neantmoins qu'il ne derogue point a la dignite et excellence de sa maieste : car elle ne luy doit iamais faillir.