Le Prince / Traduction de Jacques Gohory (1571)

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Fiche biblio (BNF)

Le texte résulte de la transcription par Laure Raffaëlli-Péraudin -directement sur support informatique- du texte conservé à la BNF (FRBNF30853390) du Prince, traduit par Jacques Gohory et publié en 1571 par R. Le Mangnier à Paris.

le prince de nicolas Machiavel Au Magnifique Laurens Filz de Pierre de Medicis.

1 : Ceux qui desirent acquerir la grace de quelque Prince, se presentent volontiers à luy avec les choses qu'ils tiennent plus cheres : ou ausquelles il voyent qu'il prend le plus de plaisir. D'où vient que bien souvent on leur void estre faits presens de chevaux, armes, draps d'or, pierres precieuses, & de semblables ornemens dignes de leur grandeur.

2 : Desirant donques m'offrir à vostre Magnificence, avec quelque tesmoignage de ma servitude, ie n'ay rien trouvé parmy toutes mes hardes, que i'estime tant, que la connoissance des actions des grands personnages, laquelle i'ay aprise par longue experience des choses modernes & lecture continuelle des antiques, laquelle ayant par grande diligence pourpensée, examinée & ore reduitte en un petit volume, ie l'envoye à V. M.

3 : Et combien que ie juge cette euvre indigne de luy estre presentée, si est-ce que ie n'assure sur son humanité qu'elle sera receuë d'elle en bonne part : Consideré que de mes mains ne luy peult sortir plus grand don que de luy bailler le moyen de pouoir entendre en bref temps ce que i'ay comprins par tant d'années avec grand travail & danger de ma personne.

4 : Or n'ay ie point enrichy ce livre, ne farcy de longues periodes, ne de mots sonnans & ampoulleus ou de quelque autre fard ou embellissement exterieur (dont plusieurs accoustrent leurs euvres) Car mon intention est ou que rien ne luy porte loz & honneur ou que seulement la verité de la matiere & gravité la rende recommandable.

5 : Aussi ne voudrois-ie pas qu'on m'imputast à presumption de ce qu'estant de petit & bas estat, i'ose bien discourir & reigler les gouvernemens des Princes. Car comme ceux qui pourtrayent un paysage se tiennent bas en la plaine pour contempler la nature des montaignes & lieux hauts, & montent sur icelles pour mieux considerer les lieux bas : semblablement pour bien connoistre la nature des peuples, convient estre Prince, & pour celle de Princes, estre du populaire.

6 : Reçoive donc V. M. ce petit don de tel cueur que ie luy presente, lequel lisant & considerant diligemment, y appercevra dedans l'extreme desir que i'ay qu'elle parvienne à la grandeur que la fortune & ses autres qualitez luy promettent :

7 : & si Vostre Magnificence du comble de sa haultesse tourne quelquefois les yeux vers ces lieux bas icy elle coignoistra combien indignement je supporte une grande & continuelle malignité de fortune.

1. Combien d'especes y a de Principautez, et par quelz moyens elles s'acquierent.

1 : Tous les estats, toutes les seigneuries qui eurent onques, & maintenant ont commandement sur les hommes, furent & sont ou republiques ou Principautez.

2 : Et des Principautez, aucunes sont hereditaires, desquelles la race du Seigneur a tenu long temps la domination : les autres sont nouvelles.

3 : Et les nouvelles ou le sont du tout, comme fut Milan à François Sforce, ou bien sont comme membres aioints à l'estat hereditaire du Prince qui les a conquis, comme est le royaume de Naples au Roy d'Espagne.

4 : De ces domaines ainsi conquis, aucuns ont accoustumé à vivre sous un Prince, les autres à vivre en liberté. D'avantage ils s'aquierent, ou par armes d'autruy, ou par tes propres : & ce, ou par fortune ou par vertu.

2. Des Principautez hereditaires.

1 : Ie laisseray en arriere le discours des republiques que i'ay faict autrefois bien ample,

2 : ie me rengeray seulement aux Principautez (en retissant les trames ourdies cy dessus) à disputer par quelle maniere elles se peuvent gouverner & maintenir.

3 : Ie dy doncques que es estats hereditaires & accoustumez à la race de leurs Princes, y a beaucoup moindre difficulté à les conserver qu'es nouveaux : d'autant qu'il y suffit de ne transgresser & enfraindre l'ordre des ancestres, & apres temporiser selon les cas qui surviendront : de sorte que si un tel Prince est d'industrie ordinaire, il se maintiendra tousiours en son estat, s'il n'y a force extraordinaire & excessive qui l'en prive. Et s'il en est dechassé, par tant soit peu de fortune adverse, qui avienne à celuy qui l'aura occupé, il y rentrera aysement.

4 : Pour exemple nous avons en Italie le Duc de Ferrare, lequel ne tint iamais bon contre les assaults des Venitiens, l'an cinq cens quatre vingts & quatre, ny contre ceux du Pape Iules, l'an cinq cens quatre vingts & dix, par autre moyen que d'estre fondé en longue possession de la Seigneurie :

5 : pource que le Prince naturel n'a pas tant de causes ne de necessité d'offenser ses suiects : dont y a occasion qu'il soit plus aimé : Et si ses vices trop exorbitans ne le mettent en haine de son peuple, raison veult que naturellement il soit bien voulu :

6 : d'autant que longue continuation d'un regne estaint l'occasion & memoire du remuëment de mesnage, à raison qu'une mutation laisse tousiours une attente pour en rebastir une autre.

3. Des Principautez meslées.

1 : Mais bien y a de la difficulté en une Principauté nouvelle. Premierement s'elle n'est pas toute nouvelle, mais comme partie ou membre d'une autre : laquelle principauté se peult appeller tout ensemble quasi meslée. La variation vient premierement d'une certaine & naturelle difficulté, qui gist en toutes les nouvelles principautez, d'autant que les hommes changent volontiers de maistre, pensans rencontrer mieux. Laquelle opinion est cause qu'ils courent aux armes contre leur Seigneur, en quoy ils l'abusent : car ils connoissent apres par experience qu'ils ont empiré de condition :

2 : ce qui depend d'une autre necessité naturelle & ordinaire, c'est qu'il est impossible qu'on n'offence ceux desquels on devient nouveau Prince, soit par garnison de gens de guerre, soit par infinis autres griefs, qui ensuyvent d'une conqueste nouvelle :

3 : tellement qu'on trouve s'estre rendus ennemis, tous ceux qu'on a troublez en occupant le païs : & qu'on ne peult maintenir en amitié ceux qui nous y ont faict entrer, tant pour ne les pouoir recompenser si haultement qu'ils s'estoient presupposé, qu'aussi pour ne pouoir user contre eux de reformations & fortes medecines, puis qu'on est leur obligé. Car combien qu'un homme soit fort en armée, si a il tousiours besoin de la faveur des gens de la province pour y entrer.

4 : Par telle raison le Roy Loüis douzieme conquist bien tost Milan, & bien tost le perdit : pour luy oster la premiere fois, il ne falut que la seule puissance de Loüis Sforce, d'autant que ce peuple qui luy avoit ouvert les portes se trouvant deceu de son opinion, & de ce bien à venir qu'il s'estoit presupposé, ne pouoit supporter les facheries de nouveau Prince.

5 : Bien est vray que reconquerant pour la seconde fois les païs revoltez, on les perd plus malaisément : pource que le Seigneur ayant connu la cause de la rebellion, il a moins de respect de s'asseurer des suiets, chastiant ceux qui ont failly & d'entendre la verité des soupçons, s'accointant des parties plus foibles,

6 : en sorte que si pour faire perdre Milan aux François suffisoit premierement un Duc Loüis Sforce, qui emouvoit quelque bruit sur les frontieres à luy faire perdre secondement, il fut force que tout le monde se bandast contre luy, & que son camp fust rompu par plusieurs fois & chassé d'Italie : ce qui proceda des raisons susdites,

7 : neantmoins l'une & l'autre fois il luy fut osté. Les causes universelles de la premiere perte sont discourues : reste maintenant à veoir celles de la seconde, monstrant quels remedes il avoit, ou pourroit avoir un autre Prince qui se trouvast sur les mesmes termes à se pouvoir mieux maintenir en un païs de conqueste, que n'a fait le Roy de France.

8 : Donques ie pense que ces estats & provinces, lesquelles estant conquises, s'incorporent avecques une Seigneurie plus ancienne que la conquise, ou sont de la mesme nation & langue, ou elles n'en sont pas :

9 : si elles en sont, c'est chose facile de les retenir, mesmement s'elles ne sont accoustumees de vivre en liberté, desquelles pour seurement ioüir, il suffit d'avoir aboly la lignee du Seigneur qui leur commandoit : Car au reste, si vous gardez leurs anciens privileges entretenant leurs coustumes, les suiets vivront paisiblement, comme on a veu de la Bourgongne, Bretaigne, Gascoigne & Normandie : lesquelles sont de si long temps suiettes à la couronne de France. Car encores qu'il y ait quelque diversité de langage, toutefois leurs coustumes sont pareilles, & se peuvent facilement comporter l'une avec l'autre.

10 : Or celuy qui acquiert, s'il veult demeurer en possession, il doit prendre garde à deux choses : l'une que l'ancienne race de leur Prince soit totalement aneantie, l'autre de n'innover rien en leurs loix & tailles : tellement que en peu de temps le conquis devient tout un corps avec la seigneurie ancienne.

11 : Mais quand on gaigne quelques estats sur une nation differente de langage, de coustumes & de gouvernemens : il y a là de l'affaire, car il fault avoir grand heur de fortune, & grand soing à les contenir :

12 : lors un des plus apparens remedes, & le plus prompt, c'est que le victorieux aille demourer en personne sur le lieu : de là vient une plus seure & plus durable ioüissance. Le Turc en a fait ainsi, lequel avec toute la conduite qu'il employa pour contregarder la Grece, n'eut iamais peu la maintenir, s'il n'y eust prins habitation.

13 : Pource qu'en y demeurant, on void naistre les desordres, ausquels on peult incontinant remedier : mais n'estant point sur les lieux, on ne les entend que iusques à ce qu'ils sont si grands, qu'il n'y a plus de remede. D'avantage le païs n'est point tant pillé des officiers : car les suiets s'asseurent sur leur prochain recours au Prince. Et par mesme moyen ils ont plus d'occasion de l'aimer s'il veult estre bon, sinon de le craindre, tellement que si les estrangiers vouloient envahir ce païs, ils le feroient avec plus grand respect, d'autant qu'il est plus difficile de le faire perdre au Prince, quand il y seiourné, que quand il en est loing.

14 : L'autre meilleur remede, est d'envoyer des Colonies ou peuplees en une place ou deux qui soient les clefs de la province. Car il est necessaire ou de faire cela, ou d'y tenir force hommes d'armes & gens de pied.

15 : Quant aux peuplees le Prince n'y despend pas beaucoup, & avec point ou peu de frais, il les envoye & les tient, seulement il nuist à ceux ausquels il oste les terres, & les maisons, pour les donner aux nouveaux habitans : lesquels despoüillez, sont la moindre partie du païs.

16 : Outre ce qu'estans dispersez & pauvres, ils ne luy peuvent aucunement porter nuisance : les autres d'une part n'estans point offensez demeurent quois & paisibles : d'autrepart craignent de paour qu'il ne leur avienne comme aux autres, qui ont esté pillez.

17 : Conclusion que ces peuplees qui ne coustent gueres, sont plus fideles, & ne nuisent point tant aux suiets : & ceux qui sont offensez estans pauvres & espars, ne peuvent nuire, comme i'ay deja dit.

18 : Surquoy fault noter que les hommes se doivent ou caresser, ou ruiner du tout : à raison qu'ils se vengent des legeres iniures, des grieves ils ne peuvent : tellement que l'offense qui se fait à l'homme doit estre faite en sorte qu'on n'en craigne point la vengence.

19 : Mais si au lieu de peuplees il tient des gens de guerre, il coutera beaucoup plus : car il despendra pour ces garnisons tout le revenu du païs, si bien que le gain luy tournera en perte, & si foule beaucoup davantage, pource qu'il greve tout le peuple changeant les etapes & logis du camp : & de ce trouble chacun se resentant chacun luy devient ennemy, & si sont ennemis qui luy peuvent nuire, demeurans les batuz en leurs maisons.

20 : En toutes sortes donc ceste garde est mauvaise, autant que celle des peuplees est bonne.

21 : Encores doibt il, si la nation est de diverses manieres de gens (comme i'ay deja dit) se faire chef & protecteur des voisins petits & pauvres, & mettre son esperit à s'essayer d'affoiblir ceux qui sont les plus grands, & se garder bien que par aucun accident, il n'y entre point un estranger plus puissant que luy. Ce qui aviendra tousiours qu'il y soit mis dedans, ou par mescontentement ou par trop grande convoitise, ou par la pauvreté d'aucuns. Comme on a veu autrefois, que les Etoles firent entrer les Romains en la Grece. Pareillement en toute autre province où ils ayent eu le pied, ils y furent mis par ceux du païs mesme.

22 : Donques il en va ainsi que aussi tost qu'un estranger riche entre en une province, tous ceux lesquels y sont foibles se ioignent avec luy, emeuz de l'envie qu'ils ont contre celuy qui a esté leur Seigneur, si bien qu'au regard des petits il n'a point de peine à les gaigner par conqueste, car aussi tost tous ensemble se bandent & font une masse à l'estat qu'il a conquis.

23 : Il a seulement à penser, qu'ils ne s'acquierent trop grand'puissance & auctorité, & peult facilement tant par ses forces que par leur faveur, abbaisser ceux qui sont plus puissans pour demourer libre Seigneur de la province. Qui ne gardera bien ce point, il perdra aussi tost qu'il aura gaigné. Ou ce pendant qu'il le tiendra, il y aura mille difficultez & peines.

24 : Les Romains ont bien monstré qu'ils entendoient toutes ces matieres : car ils envoyoient des Peuples, & entretenoient les plus foibles, n'y laissans point prendre pied aux puissans estrangers.

25 : Ie ne veux prendre pour exemple que la nation de Grece. Les Romains entretindrent les Etoles & les Achées, ils affoiblirent le royaume des Macedoniens, ils chasserent Antiochus : ny iamais le merite des Achées, ny des Etoles peult faire, qu'ils leurs permissent d'augmenter aucuns de leurs estats, ne les persuasions de Philippe, eurent pouvoir de les induire à estre ses amis sans l'abbaisser, ne la grande richesse d'Antiochus, les peut faire consentir qu'il retint quelque chose en icelle province.

26 : Aussi firent en ce cas ce que les Princes sages doivent faire, lesquels ne doivent pas seulement avoir egard aux esclandres presens, mais à ceux qui adviendront, y donnant ordre en toute diligence, d'autant que les prevoyant de loing, on y peult facilement remedier. Mais si on attend qu'ils s'approchent, la medecine n'a plus de lieu, à raison que la maladie est devenuë incurable.

27 : Et avient en ce cas, ce que les Medecins dient de ceux qui sont Etiques, lesquels au commencement sont aisez à guerir, mais est difficile de cognoistre s'ils sont malades : laissant courir le temps sans les avoir du commencement ne conneuz ne gueris, la maladie devient facile à connoistre, & difficile à curer.

28 : Tout ainsi est il au maniment d'affaires, car prevoyant de loing les maux qui naissent (ce qu'un chacun ne peult pas s'il n'est sage) on y pourvoit vistement. Mais quand pour ne les avoir pas conneuz, on les laisse croistre tant qu'un chacun les connoisse, le remede est hors de saison.

29 : Ainsi les Romains prevoyans les inconveniens, y ont tousiours remedié, & iamais ne les laisserent suyvre pour fuir une guerre, sachans qu'une guerre ne se peult achever, mais bien attendre pour le grand avantage de l'autre. Pource voulurent ils faire guerre avec Antiochus & Philippe en Grece pour ne la faire point avec eux en Italie, encores qu'ils eussent peu pour lors eviter & l'une & l'autre, ce qu'ils ne voulurent.

30 : Et ne leur pleut iamais ce que bien souvent les sages de nostre temps ont en la bouche, Iouïr de l'incommodité du temps : mais bien plustost l'autre proverbe Iouïr de sa vertu & sa prudence. Car le temps chasse tout devant soy, & peult apporter aussi tost tant mal que bien.

31 : Mais retournons en France, & regardons de pres les choses susdites. Ie ne parleray point du Roy Charles, mais seulement du Roy Loüis : comme de celuy duquel on a mieux apperceu les menées, pour avoir plus long temps seigneurié sur l'Italie. Et vous verrez comme il a fait le contraire des choses qui sont à faire pour tenir une Seigneurie meslée.

32 : Le Roy Loüis fut mis en Italie par l'ambition des Venitiens, qui voulurent gaigner la moitié de la Lombardie par le moyen de sa venuë.

33 : Ie ne le veux point blasmer d'avoir entreprins le voyage, ou d'avoir prins ce party : pource que voulant commencer à mettre le pied en Italie, & n'y ayant point d'amis, mais au contraire luy, estans toutes les portes fermées, pour la memoire du roy Charles fut contraint de cercher toutes telles amitiez qu'il pouoit. Et ses desseins bien avisez eussent sorty leur effect, si au reste il n'eust commis aucune faute.

34 : Le Roy donc ayant conquis la Lombardie, regaigna bien tost la reputation que luy pouoit oster le roy Charles. Gennes se rendit, les Florentins luy devindrent amis. Le Marquis de Mantouë, le duc de Ferrare, les Bentigvoles, Madame de Furli, les seigneurs de Favance, de Pesare, de Rimin, de Camerin, & de Plombin, les Luquois, Pisans, Sienois, chacun vint au devant de luy, pour estre à sa devotion.

35 : Alors les Venitiens pouvoient bien considerer leur folle entreprise, quand pour avoir deux villes en Lombardie, ils feirent ce Roy Seigneur des deux tiers de l'Italie.

36 : Que chacun donc considere combien il estoit facile au roy de retenir sa puissance, & garder son authorité sur Italie, s'il eust observé les reigles, que nous avons données cy dessus, & s'il eust defendu & tenu en seureté tous ces amis, lesquels pour estre en grand nombre, foibles, & craignans les uns le Pape, les autres les Venitiens, ils estoient tousiours contrains de demourer avec luy : tellement que par leur moyen, il se pouvoit asseurer du surplus fust il encores fort grand.

37 : Mais il n'eut pas plus tost le pied dedans Milan, qu'il feit tout le contraire, donnant secours au Pape Alexandre, afin qu'il occupast la Romagne, & n'avisoit pas en prenant ce conseil, qu'il s'affoiblissoit, s'ostant pour amis ceux qui s'estoient iettez entre ses bras, rendant l'Eglise trop puissante, adioutant au spirituel (qui luy donne tant d'authorité) si riche temporel.

38 : Et la premiere faute faite, il fut contraint d'en faire d'autres : en sorte que pour arrester un peu l'ambition de Alexandre, & de peur qu'il ne devint Seigneur de la Tuscane, le Roy fut contraint de retourner en Italie :

39 : & ne fut pas content d'avoir faict l'Eglise puissante, & chassé ses amis : mais pour avoir le royaume de Naples, il le partit avec le Roy d'Espagne. Et là où premierement il rengeoit l'Italie à sa discretion, il y mit un compagnon, afin que les gens ambitieux du païs, & mal contens de luy, eussent lieu de recours. Et là où il pouoit laisser en ce royaume un Roy, qui fust son tributaire, il l'en tira pour en mettre un autre qui l'en peut dechasser luymesme.

40 : C'est chose certes fort ordinaire & selon nature que le desir de conquerir : & toutes & quantesfois les hommes le feront, ils en seront louez, ou pour le moins ils n'en seront pas blasmez. Mais quand ils ne peuvent, & qu'ils le veulent faire à toute force, là est la faute & le blasme.

41 : Si donc les François avec leurs forces pouoient envahir Naples, ils le devoient faire, s'ils ne pouvoient, ils ne le devoient point diviser. Et si le partage qu'il feit de la Lombardie avec les Venitiens merite excuse pour avoir par ce moyen mis le pied en Italie, cestuy est digne d'estre accusé, par ce qu'on ne le peult excuser de ceste necessité.

42 : Le Roy Loüis donc feit cinq fautes, ruiner les plus petits, accroistre la grandeur à ceux qui l'avoient en Italie, avoir fait entrer dedans un estranger trespuissant, n'y avoir point envoyé de colonies, & n'y estre point venu demourer.

43 : Lesquelles fautes ne luy eussent peu nuire tant qu'il eust vescu, s'il n'eust fait la sixieme, d'oster la seigneurie aux Venitiens :

44 : pource que s'il n'eust point fait le Pape si puissant, ne mis les Espagnols en Italie, il estoit bien raisonnable, mesmes necessaire de les abbaisser : mais ayant prins ces premiers partis, il ne devoit iamais consentir à leur ruine. Car au moyen de leurs forces, ils eussent tousiours empesché les autres de venir à l'entreprinse de Lombardie, tant à cause que les Venitiens n'y eussent iamais consenty, s'ils ne l'eussent voulu avoir euxmesmes, tant aussi que les assaillans ne l'eussent pas voulu oster aux François, pour la donner aux Venitiens : & de s'attacher à tous deux, ils ne s'y fussent pas frottez :

45 : Mais si on vouloit dire que le Roy Loüis quitta la Romagne au Pape, & Naples aux Espagnols pour eviter une guerre : Ie responds avec les raisons precedentes qu'on ne doit point laisser avenir un mauvais desordre pour fuir une guerre : car elle ne se peult eviter, mais bien differer à nostre desvavantage.

46 : Et si quelqu'un vouloit alleguer la foy que le Roy avoit donnée au Pape de faire ceste entreprinse à sa requeste, pour la resolution de son mariage, & pour faire donner un chappeau à l'Archevesque de Roüen, ie luy respondray cy apres, quand ie parleray de la foy des princes, & comme ils la doivent garder.

47 : Le Roy Loüis a donc perdu la Lombardie pour n'avoir maintenu nul des enseignemens gardez par les autres qui ont conquesté des païs, & qui les ont voulu tenir : mais en cela il n'y a point de merveille, la chose est raisonnable & ordinaire.

48 : Or parlay-ie de ceste matiere à Nantes avec monsieur de Roüen, quand le Valentin (car ainsi communement appelloit on Cesar Borge, fils du Pape Alexandre) s'emparoit de la Romagne. Car ainsi que le Cardinal de Roüen me disoit, que les Italiens n'entendoient rien à faire la guerre : ie respondy que les François ne connoissoient rien au maniment d'affaires : car s'ils l'eussent entendu, ils n'eussent pas laissé monter l'Eglise en telle grandeur.

49 : Ce qu'on a veu par experience, que de la puissance du Pape, & de celle d'Espagne les François en sont cause, & la ruine des François est venuë de là.

50 : D'où se peut tirer une reigle generale, qui ne faut iamais ou peu souvent, c'est que celuy qui est cause qu'un autre devienne puissant, il se ruine luymesme, pource que ceste puissance est suscitée de luy, ou par esperit ou par force & l'une & l'autre de ces deux est merveilleusement à redouter à celuy qui est devenu puissant.

4. Pourquoy le royaume de Darius occupé par Alexandre ne se revolta contre ses successeurs apres sa mort. Chapitre 4.

1 : Apres avoir deduit les difficultez qui peuvent escheoir à tenir un païs conquesté nouvellement, si quelqu'un s'esmerveilloit, (comme certes y a de l'apparence) d'où proceda qu'Alexandre le grand conquit toute l'Asie en peu d'années, & ne l'ayant pas à grand'peine achevee d'occuper, il deceda : dont il sembloit que tout le païs se deust revolter, neanmoins ses successeurs le maintindrent fort bien, & n'eurent à le garder aucun empeschement que celuy qui provenoit d'eux par leur ambition mesme.

2 : Ie responds que toutes les principautez desquelles la memoire dure, se trouvent avoir esté gouvernees en deux diverses manieres, ou par un Prince avec d'autres vassaux, lesquels comme ses ministres par sa grace & permission aydent à regir la Seigneurie, ou par un Prince & d'autres Barons, lesquels non par la grace que le Seigneur leur face, mais par ancienneté de leur sang tiennent ce reng & autorité.

3 : Ces Barons tiennent des estats & seigneuries propres à eux, lesquelles les reconnoissent pour Seigneur & luy portent une affection naturelle.

4 : Quant aux païs qui se gouvernent par un Prince, les autres estans tous serfs, le Seigneur y est envers eux de plus grande autorité, d'autant qu'en toute la contrée il n'y a que luy qu'ils recognoissent à souverain. Et s'ils obeissent à quelque autre, ils le font comme à son officier, mais ils ne luy portent pas amitié particuliere.

5 : Les exemples de ces deux differences de gouvernement de nostre memoire sont le Roy de France & le grand Turc.

6 : Toute la Monarchie du grand Turc est gouvernee par luy seul, tous les autres sont ses esclaves. Et divisant son royaume par Sangiacches, il envoye divers baillifs & gouverneurs, il les change, & les oste à son plaisir & volonté.

7 : Mais le Roy de France a entour de sa personne un ancien & grand nombre de Gentils hommes qui sont reconneus par autres suiets qu'ils ont, & sont aimez d'eux, ayans privileges & dignitez que le Roy ne leur peut tollir sans son grand danger.

8 : Qui donc considerera ces deux façons de gouverner, il trouvera qu'il y a beaucoup d'affaire à usurper le païs du Turc, mais estant une fois conquis, il n'y aura pas fort affaire à le maintenir.

9 : Pas de traduction

10 : Les occasions de ces difficultez à occuper les païs du grand Seigneur, sont à cause que celuy qui le voudra entreprendre ne sera point appellé par les Princes du païs, & ne doit esperer que par la rebellion de ceux que le Turc tient pres de soy, il puisse venir à chef plus aisement de son entreprinse. Ce qui avient pour les raisons alleguees : par ce qu'estans tous esclaves ils ne se peuvent pas si aisement corrompre, & quand bien ils seroient corrompuz, on n'en doit pas attendre grand secours, ne pouvans attraire le peuple à leur cordelle, pour les raisons que i'ay assignees.

11 : A ceste cause qui veut combatre le Turc, il fault qu'il s'attende de le trouver tout uny, & doit mettre plus confiance sur ses propres forces que sur le desordre de ses ennemis.

12 : Mais s'il est une fois vaincu & rompu en la campagne, de sorte qu'il ne puisse refaire d'ost, on ne doit craindre autre chose que le parentage du Turc, lequel estant amorty, il n'y a moyen dequoy on se puisse douter : car les autres n'ont point d'autorité envers le peuple. Et tout ainsi que celuy qui a eu le meilleur ne pouoit avant la victoire esperer en eux, aussi ne les doit il point craindre apres la route.

13 : Tout au rebours avient des royaumes gouvernez comme celuy de France : par ce que facilement on y peut entrer & gaigner quelque baron d'iceluy. Car il se trouve tousiours assez de malcontens, & de ceux qui demandent choses nouvelles,

14 : lesquels pour les raisons alleguées te pourront bien ouvrir le passage pour entrer au païs aydant bien fort à le conquerir. Mais apres à en vouloir garder la possession, il y a des empeschemens infinis, tant envers ceux qui ont suyvy vostre party, que ceux que on a surmontez.

15 : Outre ce qu'il ne suffit pas d'estraindre le sang Royal, pource qu'il demeurera tousiours des Seigneurs qui se feront chefs de nouvelles mutations : lesquels d'autant qu'on ne peut contenter, ne ruiner, à la premiere occasion qui s'offrira, tous les estats acquis seront perduz.

16 : Maintenant si nous voulons bien regarder de quelle maniere de gouvernement estoit le royaume du Roy Darius, nous le trouverons semblable à celuy du grand Seigneur : & pourtant estoit force que premierement Alexandre le vint rencontrer, & qu'il le deconfist en campagne.

17 : Apres laquelle victoire estant mort Darius, Alexandre demoura paisible de ce païs pour les raisons que nous avons cy devant discourues. Et si les successeurs eussent voulu s'accorder ensemble, ils le pouvoient tenir sans destourbier : car en tout le païs il n'est point survenu d'autre trouble, que celuy qu'eux mesmes ont suscité.

18 : Mais des estats ordonnez comme la France, il est impossible d'en iouïr si paisiblement.

19 : Et de là sourdirent les rebellions ordinaires d'Espagne, de France & de Grece, contre les Romains pour le grand nombre des Seigneurs qui estoient en ces quartiers : desquels tant que la memoire dura, les Romains ne furent point bien assurez à les maintenir,

20 : mais en ayant aboly la souvenance par la continuation & puissance de leur empire, ils en sont devenuz surs & paisibles dominateurs. Et depuis, encore qu'ils menassent guerre les uns contre les autres, ils l'ont tenuë & possedee, chacun tirant à soy une partie de ces païs selon l'autorité qu'ils y avoient prinse, d'autant que la race de leur ancien prince estant faillie, ils n'en recognoissoient point d'autres que les Romains à souverains.

21 : Qui considerera donc ces choses, ne s'esmerveillera point comme il fut si facile au grand Alexandre, de tenir l'empire d'Asie, combien qu'il fust malaisé aux autres de garder ce qu'ils avoient acquis, comme à Pyrrhe & beaucoup d'autres. Ce qui n'est pas tousiours avenu de la petite ou grande vertu du vainqueur, ains de la diversité du suiet.

5. Comme on doibt gouverner les citez ou principautez, lesquelles avant qu'elles fussent conquises, vivoient à leurs loix. Cha. 5.

1 : Quand les païs qui s'acquierent, comme i'ay dit, sont accoustumez de vivre de leurs loix en liberté, il y a trois manieres de les maintenir.

2 : Le premier est de les destruire. L'autre d'y aller demourer en personne. Le tiers est de les laisser vivre à leur mode, retenant dessus une pension, apres y avoir estably un gouvernement de peu de gens qui les conserve en amitié :

3 : parce que estans ce peu de gens elevez en cet estat par le Prince, ils sçavent bien qu'ils ne peuvent durer sans sa puissance & sa bonne grace, & qu'ils doivent faire tout leur effort pour le maintenir. Et certainement si on veult garder une cité accoustumée de vivre en liberté, on la tient beaucoup mieux par le moyen des citoyens mesmes qu'autrement.

4 : Nous avons pour exemple les Lacedemoniens & les Romains. Les Lacedemoniens ont tenu ceux d'Athenes & de Thebes y commettans peu de gens à les gouverner, & toutesfois ils les ont perduz.

5 : Les Romains pour garder Capue, Cartage, & Numance les ont rasees, & ne les ont pas perdues. Ils voulurent tenir la Grece quasi comme faisoient les Lacedemoniens la remettant en liberté & luy laissant ses loix : mais il ne leur revint pas à bonne issue, en sorte qu'ils furent contraints de ruiner plusieurs villes de la province pour la maintenir :

6 : car pour certain il n'y a point de plus seure maniere pour iouïr d'une province que de raser les places. Mais qui devient Seigneur d'une cité accoustumée d'estre à soy, & ne la destruit point qu'il s'attende d'estre destruit par elle : pource qu'elle a tousiours pour refuge en ses rebellions le nom de la liberté & ses vieilles coustumes, lesquelles ne par la longueur du temps, ne pour aucun bienfait ne s'oublieront iamais,

7 : ne pour chose qu'on y fasse ou qu'on y pourvoye (si ce n'est qu'on chasse & disperse les habitans) cette liberté ne ses privileges ne se peuvent effacer. Comme il advint a Pise apres tant d'années quelle fut mise en servitude des Florentins.

8 : Mais quand les villes ou nations sont accoustumées a vivre soubs un Prince, & que sa race est faillie, puis qu'elles sont en partie ia stilées a obeïr, d'autre costé n'ayant point de vieil Seigneur, d'en choisir un nouveau de leur corps, elles ne s'accorderoient iamais, de vivre en liberté elles ne sçauroyent, tellement que elles ne s'avancent pas si tost de prendre les armes. Parquoy le Prince les peut vaincre plus aisement & mieu s'en asseurer.

9 : Mais les communautez des gouvernements vivent plus longuement, hayssent & desirent la vengence plus asprement. Car la memoire de cette ancienne liberté ne les laisse, ne peut laisser a repos, si bien que le plus sur moyen est de les ruiner, ou d'y demourer.

6. Des principautez nouvelles qui s'acquierent par les propres armes & vertu. Chap. 6.

1 : Que nul s'esmerveille si parlant des Principautez nouvelles, & du Prince, & de ses estats, i'allegue de tres-grands exemples.

2 : Car d'autant que les hommes marchent quasi tousiours par les chemins frayez des autres, se gouvernant en leurs faicts par imitation, puis qu'ils ne peuvent en toutes choses tenir le vray sentier des premiers, ny atteindre la vertu de ceux que ils ensuivent l'homme prudent doit suivre tousiours les voyez tracées par de grands personnages, imitant ceux qui ont esté tres-excellens : afin que si leur vertu n'y peut avenir, aumoins qu'elle en approche,

3 : à l'exemple des bons archiers, ausquels si le blanc qu'ils veulent frapper semble trop loing (connoissans la portée de leur arc) ils prennent leur visée beaucoup plus hault que le lieu destiné, non pas pour ioindre, ou de leur force ou de leur flesche a si grande hauteur : mais pour pouoir avec l'ayde de si haute mire & adresse parvenir a leur dessein.

4 : Ie dy donc que touchant les Principautez qui sont du tout nouvelles, il se trouve plus ou moins de difficulté selon que plus ou moins est vertueux celuy qui les acquiert.

5 : Et pource que cette aventure de simple homme devenir Prince emporte ou vertu ou fortune, il semble que l'un & l'autre de ces deux choses adoucissent en partie plusieurs difficultez toutesfois celuy qui depend moins de la fortune se maintient d'avantage.

6 : Et si le Prince n'a point d'autres pays si bien qu'il soit contraint d'y venir demourer en personne, cela luy rend encores la conqueste plus aysée.

7 : Mais pour venir à ceux qui par leur propre vertu, nompas de fortune sont devenuz princes, Ie dy que les plus excellens par sus tous sont Moyse, Cyre, Romule, Thesée, & quelques autres semblables.

8 : Et bien qu'on ne deust point parler de Moyse n'estant qu'un vray executeur des choses ordonnées de Dieu, toutesfois il merite qu'on s'en emerveille, ne fusse que pour cette grace qui le faisoit digne de parler avecques Dieu.

9 : Or si nous considerons Cyre, & les autres qui ont elevé ou conquis des royaumes nous les trouverons tous emerveillables, & si on avise bien a leurs faits & manieres particulieres de proceder, ils ne sembleront pas estre beaucoup differens a ceux de Moyse qui eut un si grand maistre.

10 : Car pour bien examiner leurs euvres & vie, on ne trouve point qu'ils ayent rien eu de la fortune sinon que l'occasion, laquelle leur donna matiere de pouvoir pousser en avant cette forme de gouvernement qui leur sembla bonne, là où sans cette occasion de leur courage seroit nulle, & sans leur vertu l'occasion se fust presentée en vain.

11 : Il faloit donc que Moyse trouvast le peuple d'Israël en Egypte, esclave & foulé des Egyptiens, afin qu'il se disposast de suivre Moyse pour sortir de sa captivité.

12 : Il estoit force que Romule fust impatient de se tenir en Albe, qu'il eut esté iecté à sa naissance, afin qu'il devinst fondateur de Romme & seigneur du pays.

13 : Bon besoin estoit à Cyre de trouver les Perses malcontens de l'empire des Medes, les Medes effeminez par trop longue paix.

14 : Thesée n'eust peu monstrer sa vertu, s'il n'eust rencontré les Atheniens partialisez.

15 : Donc ces occasions ont rendu ces personnages renommez, & leur excellente vertu a fait l'occasion estre connu : de laquelle leur pays fut annobli & bien heureux.

16 : Quant à ceux qui par bons moyens & vertueux semblables aux precedens s'acquierent une Principauté, ilz l'acquierent avecques grande peine, mais apres ilz la maintiennent facilement. Et les difficultez que ils ont pour vaincre naissent en partie des nouvelles ordonnances & coustumes qu'ils sont contraint d'introduire, pour bien fonder leur estat en sureté.

17 : Car il fault penser qu'il n'y a chose à traitter plus penible, a bien revenir plus douteuse, ne plus à manier dangereuse, que de soy faire chef a elever nouveaux gouvernemens :

18 : pource que celuy qui les introduits a pour ennemys tous ceux ausquelz les vieilles manieres estoyent profitables : & pour defenseurs bien tiedes, ceux auquels les nouvelles sont bonnes. Laquelle tiedeur vient en partie de la paour qu'on ha des adversaires qui font les loix à leur proufit, en partie aussi de l'incredulité des hommes, lesquelz ne croyent point veritablement une chose nouvelle s'ils n'en voyent desia une certaine espreuve.

19 : D'ou procede que toutes & quantes fois les enemis ont commodité d'assaillir, ils le font par menées & partialitez, & les autres se defendent tiedement, en sorte que ensemble avec eux on se met en danger.

20 : Si l'on veut donc bien entendre ce point, il fault considerer si ceux qui cerchent choses nouvelles peuvent rien d'euxmesmes, ou s'ils dependent d'autruy, c'est a dire, si pour conduire à chef leur entreprise, il faut qu'il procedent par prieres, ou bien qu'ils puissent forcer & contraindre.

21 : En premier cas ils finissent tousiours mal, & ne viennent point a bout. Mais quand ils dependent d'eux-mesmes, & peuvent user de la force, alors ils ne sont pas en grand danger de perir. De la vient que tous les prophetes bien fortifiez ont esté les maistres, & ceux qui n'estoyent bien garniz de forces, furent ruinez.

22 : Car outre les choses dessusdictes la nature du peuple est variable, auquel il est aysé de persuader une chose, mais de les arrester en cette fantasie il y a de l'affaire. Pource il y faut donner si bon ordre, que lors qu'ils ne croiront plus, on leur puisse faire croire par force.

23 : Moïse, Cyre, Thesée & Romule n'auroyent peu faire si longuement garder leur establissement, s'ils eussent esté sans armes : comme de nostre temps avint a frere Hierome Savanarole, duquel la ruine fut en ses nouveaux changemens, aussi tost que la commune commença de ne le croire plus, veu qu'il n'avoit pas moyen de retenir ceux qui le croyoient, ne de faire croire ceux qui ne le croyoient point.

24 : Donques ceux la ont grand peine a se bien conduire, mais tous leurs dangiers sont au mylieu & quasi en chemin : & faut qu'avec la vertu ils les surmontent :

25 : les ayant surmontez, & commençans d'estre en estime, ayant abbatu ceux de sa qualité qui luy portoyent envie, ils demeurent puissans en sureté & bien-heureux en honneur.

26 : A si grands exemples i'en adiouteray un autre plus petit, mais qui sera de mesme façon, & qu'il me suffise pour tous les autres semblables. C'est Hieron de Sarragouse :

27 : cestuy-cy de simple personne se feit prince, ne reconnoissant rien de la fortune que l'occasion. Car estant ceux de Saragouse pressez de guerre & d'affaires ils l'eleurent leur capitaine, depuis il se monstra digne d'estre prince.

28 : D'avantage sa vertu fut si grande quand il estoit en bas estat, que ceux qui en ecrivent dient qu'il ne luy defailloit autre chose de roy que le royaume.

29 : Il cassa la vieille gendarmerie, il en crea de nouvelle, laissant les vieilles alliances, il s'accointa d'autres, & s'ayant pratiqué des amitiez & soldarz qui fussent à luy seul, il peut bien sur un tel fondement elever tout bastiment : tant y a qu'il eut beaucoup de peine pour s'en emparer, mais point ou peu à s'y maintenir.

7. Des principautez nouvelles qui s'acquierent par les forces d'autruy et par fortune. Chap. 7

1 : Ceux qui de simples personnes deviennent Prince par le moyen seulement de fortune n'ont pas grand peine à parvenir, mais beaucoup à s'y maintenir : & ne trouvent pas fort mauvais chemin au commencement, car ils volent, mais toutes les difficultez naissent apres qu'ils sont en train.

2 : Comme sont aucuns ausquelz on a donné des estatz, ou par argent, ou par faveur de celuy qui le permet : ainsi qu'il avint à plusieurs de Grece aux villes d'Ionie, & d'Hellespont, là où Darius fit plusieurs petits roys afin qu'ils tinssent le pays pour son assurance & honneur : & comme on fait les Empereurs de Rome qui parvenoient à ce degré prattiquant les soudarts par argent.

3 : Ceux là sont fondez seulement sur la fortune & volonté de ceux qui les ont faits grans : qui sont deux choses incertaines & legeres. Outre ce qu'ils ne savent, ne peuvent tenir ce rang là : ils ne savent, car si ce n'est un homme de singulier esprit & vertu, il semble qu'ayant tousiours vecu en basse condition, il ne sache user de l'autre : ils ne peuvent, car ils n'ont pas les forces qui leur puissent estre sures & fideles.

4 : D'avantage les Seigneuries qui s'avancent si tost comme toutes les autres choses naturelles qui naissent & croissent soudain, ne peuvent avoir les racines si fortes & le reste de mesme correspondance, que le premier orage ne les abbate : si telles gens qui sont devenuz en peu de temps Princes ne sont (comme i'ay deja dit) de si grand fait & vertu qu'ils puissent s'apprester de contregarder ce que la fortune leur a mis dans le sein, & qu'ils asseoient les fondements apres estre parvenuz, ce que les autres font davant.

5 : Ie veux produire de notre souvenance deux exemples sur ces deux manieres de se faire Prince par vertu, ou par fortune : c'est de François Sforce & de Cesar Borge.

6 : Sforce d'une excellente vertu & par bons moyens de pauvre Capitaine devint Duc de Milan, & ce qu'il avoit acquis par mille travauz, il le maintint facilement.

7 : D'autre part Cesar Borge qu'on appelloit communement le Duc Valentin, fut poussé à grans estats par le moyen de la Fortune de son pere, aussi les perdit il avecques luy, nonobstant qu'il feist toutes les choses du monde, & qu'il employast tout son esperit à conduire ce que tout sage & vertueux homme doibt faire, pour bien enraciner ses estats, que les armes & fortune d'autruy luy avoient donnez.

8 : Car un qui n'assiet (ce que i'ay dit par cy devant) les fondemens premiers, il ne le pourra sinon avec une grand vertu faire aprez, encores se feront ils avec grand peine du maistre & danger de l'edifice.

9 : Si donc nous voulons regarder toutes les entreprises & menées de notre Duc, nous verrons les grans fondements, qu'il bastissoit pour sa puissance future. Surquoy si ie faits quelque discours, ie ne penseray point estre sorty de propos : car ie ne sache point meilleurs enseignemens pour un nouveau Prince que l'exemple des faits de ce Duc, ausquels si le bon ordre qu'il y meit ne luy proffita point, ce ne fut pas sa faute, mais une certaine envie & malignité de Fortune fort estrange.

10 : Pape Alexandre VI. pour faire son fils Borge grand Seigneur, avoit beaucoup d'empeschemens qui se presentoient & fussent avenuz.

11 : Premierement il ne voyoit point moyen de luy donner aucunes Seigneuries qui ne fussent de l'eglise. Or voulant se mettre à reprendre ce qui appartenoit à l'eglise, il savoit bien que les Venitiens & le Duc de Milan ne s'y accorderoient iamais. Car Favence & Rimini estoient soubz la protection des Venitiens.

12 : Il voyoit outre cela les forces d'Italie, celles specialement desquelles il se pouoit servir estre detenues par ceux qui devoient craindre la grandeur du Pape, pour ceste cause ne se pouvoit bonnement fier, estant toutes entre les mains des Ursins, Colonnois, & leur sequelle.

13 : Il failloit donc que ces gouvernemens fussent troublez, & que tous les estats d'Italie fussent desordonnez, pour s'en pouvoir surement emparer d'une partie,

14 : ce qui fut tres-aisé. Car il trouva les Venitiens, lesquelz emeuz pour autres occasions s'estoyent avisez de faire repasser les François en Italie : à quoy non seulement il ne contredit, ains y presta la main, en accordant ce que demandoit le roy Loüys pour son premier mariage.

15 : Le roy donc feit le voyage d'Italie par l'ayde des Venitiens & consentement du Pape, & ne fut pas si tost à Milan, que le Pape tira par prieres gens de luy pour l'entreprise de la Romagne : laquelle le roy luy accorda pour sa reputation.

16 : Apres avoir battu les Colonnois & surmonté la Romagne, pour la garder & passer encores outre, deux articles l'empeschoient. L'un estoit pour ses soldarts, qui ne luy sembloient pas fort bien encouragez, l'autre estoit la volonté des François. C'est à dire, il craingnoit que les gens des Ursins, desquels il s'estoit sery, ne luy faillissent au besoin, & non seulement l'empeschassent d'acquerir quelques estats, ains luy ostassent ce qu'il avoit ja conquiz, & que le Roy ne luy feist la pareille.

17 : Touchant les Ursins il en apparut quelque chose, quand apres la prinse de Favence il assiegea Boulongne, car il les veit se porter froidement à l'assault. Quant au Roy, il connut bien sa fantaisie lors que apres avoir occupé le Duché de Urbin, il se ietta sur la Tuscane, dont le roy l'en fit retirer.

18 : A cette cause Borge delibera de ne dependre plus de la fortune, ne des forces d'autruy. Donc la premiere chose qu'il fit, ce fut de affoiblir le party des Colonnois & des Ursins à Romme. Car il gaigna tous les gentilz-hommes qui tenoient leur party, & leur donna selon leur qualitez des compaignies & gouvernemens, si bien qu'en peu de mois l'affection premiere s'estaignit & se tourna toute vers Borge.

19 : Outre plus ayant deja chatié les Colonnois, il attendit les occasions pour destruire les Ursins : lesquelles luy vindrent bien à propos, & en usa encores mieux.

20 : Car les Ursins s'estans avisez bien tard que la grandeur de ce Duc & de l'eglise estoit leur ruine, firent une assemblée à la Magion pres de Peruse, d'où vint la revolte d'Urbin, les troubles de la Romagne & infiniz dangers, où se trouva Borge : lesquels toutefois il surmonta tous avec l'ayde des François.

21 : Or estant remonté en sa premiere estime, & ne se voulant plus fier aux François, ny aux autres estrangers, pource qu'il ne les pouoit faire tenir à chaux ny à ciment, il se tourna à la malice & sceut tant bien feindre & commander à son courage, que par le moyen du Seigneur Paule des Ursins, firent leur appoinctement avecques luy, ioint que Borge n'oublia rien de son devoir en toute raison pour les asseurer, leur donnant robes, argent, chevaux, si bien que leur simplesse les fit venir à Senegaile entre ses mains.

22 : Estans donc les chefs abbatus & leurs partisans estans devenus ses amis, il avoit assez bien commencé les fondemens de sa grandeur, tenant toute la Romagne avec le Duché d'Urbin, & gaignant la commune, qui commençoit à gouster le bien qu'elle avoit receu de luy.

23 : Et pource que cet endroit est digne de noter, pour imitation, ie ne le veux pas laisser derriere.

24 : Aprez que Borge eut occupé la Romagne, il trouva qu'elle estoit commandée par beaucoup de petits seigneurs, lesquels avoient plus tost rongé, que rengé leurs suietz & qui leur avoient plus donné d'occasion de se partialiser, que de s'accorder & maintenir ensemble : si bien que le païs estoit plein de larrecins, de briganderies & telles sortes de mechancetez : il pensa estre necessaire pour la reduire en paix obeissant au bras seculier & royal, de luy donner un bon establissement. Parquoy y constitua messire Remi d'Orque homme de cruelle & brefve iustice, auquel il donna entierement pleine puissance.

25 : Cestuy en peu de temps la remit en tranquillité & union, avec son tresgrand honneur.

26 : Mais aprez, Borge estimant une si excessive autorité n'estre encores de saison, pource qu'il se doutoit qu'elle ne tournast en haine, il establit un parlement civil au milieu du païs avecque un sage President, là où chaque ville avoit son Advocat.

27 : Et d'aütant qu'il connoissoit bien que la rigueur passée luy avoit engendré quelques inimitiez, pour la desraciner de leurs fantaisies & les tenir en son amitié par tous moyens, il voulut monstrer, que s'il estoit ensuivy quelque cruauté, elle n'estoit pas venue de sa part, mais de la mauvaise nature de son officier.

28 : Prenant là dessus l'occasion au poil, il fit trencher en deux parts messire Remi d'Orque au mylieu de la place de Cesene, & pres de luy un billot de bois où pendoit un couteau sanglant : la severité duquel espouvantable spectacle fit tout le peuple ensemble demeurer estonné & content.

29 : Mais retournons d'où nous sommes partiz. Se trouvant donques Borge assez puissant & assuré en partie des dangers presens, s'estant fortifié à sa mode & pour avoir aboly la plus grand part de ses voisins, qui le pouoient offencer, il ne restoit aucune chose pour passer outre affin de gaigner païs à quoy il deust avoir egard, sinon les François. Car il connoissoit bien que le roy, lequel s'estoit avisé bien tard de sa faute ne l'endureroit iamais.

30 : A cette cause commença de cercher amitiez nouvelles & bransler quasi pour les François, quand ils descendirent au Royaume de Naples contre les Espagnols qui assiegeoient Gayette. Aussi avoit il en deliberation d'affoiblir les François si bien qu'il n'eust aucune paour d'eux : ce qui fust bien tost avenu, si le Pape eust vecu.

31 : Et tels ont esté ses manimens quant aux affaires de ce temps là qui s'offroient :

32 : mais au regard de ce qui pouoit avenir, il se doutoit fort en premier lieu que celuy qui succederoit au siege de Romme, ne fust point de ses amis, & qu'il s'efforçast de luy oster ce que le Pape Alexandre luy avoit donné.

33 : A quoy il se delibera remedier en quatre sortes. Premierement d'abolir tout le sang & parentage de ces Seigneurs qu'ils avoit saccagez, pour oster au Pape les occasions de les penser remettre. Secondement d'attirer & gaigner à soy tous les gentilz-hommes Romains, afin qu'il peust par leur moyen tenir le Pape en bryde. Tiercement de reduire le college des Cardinaux le plus qu'il pourroit à son party. Quartement de se faire si puissant avant que le Pape mourust, qu'il peust luymesme resister au premier assault d'un chacun.

34 : De ces quatre points sur la mort d'Alexandre il en avoit mis trois à chef, le quatrieme il avoit quasi parfait. Car des Seigneurs qu'il avoit despoüillez il en avoit fait mourir autant qu'il en avoit peu tenir & ne s'en sauva que bien peu. Touchant les gentilz-hommes Romains, il se les avoit attirez. Il havoit la plus grand part des Cardinaux à sa devocion. Et au regard des nouveaux aquez, il avoit pourpensé devenir Seigneur de la Tuscane, & tenoit deja Peruse & Plombin, ayant pris la protection de Pise,

35 : & n'avoit aucun egard aux François, comme s'il n'eust plus à faire d'eux, pource qu'ils estoient chassez du royaume de Naples par les Espagnols : en sorte que chacun estoit contraint d'achaitter son amitié il se jettoit sur Pise :

36 : Aprez elle, Luque & Siene eussent facilement esté de la partie, ou par depit des Florentins ou de paour qu'ils avoient : les Florentins ne se fussent peu sauver.

37 : Faisant cela (ce qu'il eust fait l'année mesme que Pape Alexandre mourut) il eust assemblé telles forces & acquiz si grande reputation, qu'il eust peu maintenir & gouverner luy mesme sans dependre de la fortune & forces d'autruy, ains seulement de sa vertu & puissance.

38 : Mais Pape Alexandre mourut cinq ans aprez que Borge avoit commencé à degainer l'epée, laissant la Romagne seulement bien assise & ferme, tous les autres estatz quasi en l'air, entre deux camps ennemis & tres-puissans, malade iusques à la mort :

39 : toutefois il estoit si brave & connoissoit si bien les moïens comme il faut gangner ou perdre les hommes, & les fondemens qu'il s'estoit basty en si peu de temps estoient si solides, que si deux osts n'eussent esté prests à luy courre sus, ou s'il eust esté guary, il eust surmonté tous les destourbiers & empeschemens.

40 : De fait on peut bien veoir que ses fondements estoient fort surs, quant à la Romagne il fut attendu plus d'un mois, encore qu'il fust demy mort : Et si n'osa personne luy faire facherie dans Romme. Et bien que les Baillious, Vitelles, Ursins vinsent à Romme, si n'eurent ils point de suite contre luy. S'il ne peut faire Pape celuy qu'il eust bien voulu, pour le moins il fit que celuy qu'il ne vouloit pas, ne le fust point.

41 : Mais s'il n'eust esté malade, quand Pape Alexandre mourut, tout luy eust esté facile. Aussi me le dit il le iour que le Pape Iules fut eleu, qu'il s'estoit avisé de tout ce qui pouoit survenir à la mort de son pere, trouvant remede par tout, fors qu'à sa propre mort, ne se doutant point qu'il deust encores luy mesme mourir.

42 : Toutes ces entreprises assemblées & considerées, ie ne voy point en quoy il merite d'estre repris, ains il me semble qu'il le faut (comme i'ay fait) proposer pour exemple à tous ceux qui par fortune & avec les armes d'autruy sont parvenus à grans estats & Seigneuries. Car ayant le cueur grand & l'intention haute, il ne se pouvoit porter autrement, & la mort seulement d'Alexandre & sa propre maladie s'opposa à ses desseins.

43 : Qui donc pensera estre necessaire en sa nouvelle Principauté, s'assurer des ennemis, s'accointer des amis, gaigner ou par force ou par ruse, se faire aymer & craindre du peuple, se faire honorer & suivre des soldars, ruiner ceux qui nous peuvent ou doivent endommager, refraichir par nouveaux moyens les anciennes coustumes, estre rigoureux & gracieux, hautain & liberal, casser les soldars desquels on ne se peut surement fier, en appointer de nouveaux, se maintenir en amitié des Roys & des Princes : en sorte qu'ils te facent plaisir avec faveur, ou qu'ils ne t'offencent point sans respect : il ne peut choisir plus frais exemples que les faits du Duc Valentin.

44 : Seulement on le peut reprendre en la creation de Pape Iules II. Car il le choisit mal :

45 : d'autant que ne pouant (comme i'ay desia dit) faire un Pape à sa guise. Il pouoit au moins si bien faire qu'un tel ne fust point Pape, & ne devoit iamais consentir que les Cardinaux qu'ils avoit offencez fussent eleuz, ne ceux qui parvenuz au Papat deussent avoir paour de luy. Car les hommes nuisent aux autres ou de paour ou de hayne.

46 : Ceux qu'il avoit offensez estoient entre les autres le Cardinal S. Pierre ad vincula, Colonne, S. George & Ascaigne : tous les autres, s'ils eussent esté eleus, ils avoient occasion de le craindre fors le Cardinal d'Amboise & les Espagnols : ceux cy par alliance & amitié, le Cardinal d'Amboise pour sa grande autorité, tirant avec luy tout le royaume de France.

47 : A cette cause Borge avant toutes choses devoit faire un Pape Espagnol, & s'il n'eust peu, il devoit accorder que ce fust Amboise & nompas S. Pierre ad vincula.

48 : Car celuy qui pense que és grans personnages les nouveaux plaisirs facent oublier les vieilles injures, il s'abuse.

49 : Borge donc faillit en cette election qui fut cause de sa derniere ruine.

8. De ceux qui par vice sont parvenuz à Principauté. Chap. 8

1 : Mais d'autant qu'on parvient en deux autres manieres de bas estat à estre Prince, sans qu'on le puisse attribuer du tout à vertu ou fortune : il me semble qu'on ne les doit point laisser derriere, encore que de l'une on puisse parler plus au long quand on traitteroit des communautez.

2 : Ces manieres cy sont quand ou par quelque moyen mal-heureux & meschant on monte à la Principauté, ou quand un simple citoyen par la faveur des autres citoyens devient Seigneur de son païs.

3 : Pour commencer à la premiere nous la declarerons par deux exemples, l'un ancien, l'autre de ce temps cy, sans entrer autrement sur leur merite & bon droit. Car i'estime qu'il suffiront à celuy qui sera contraint de les ensuivre.

4 : Agatocle de Sicile se fit Roy de Saragouse, ayant esté paravant non point de simple & privée condition, mais de la plus vile & basse,

5 : comme celuy qui eust un pere potier & mena tousiours une vie detestable selon les degrez de fortune. Touotefois il accompaigna les vices d'une si grande force d'esperit & de corps, que s'estant adonné à la guerre de charge en autre, il fit tant qu'il fut Capitaine des Saragousins.

6 : Aprez estre estably en dignité, il mit en sa teste de se faire Roy & tenir par force, sans obligation d'autruy ce qu'on luy avoit accordé par consentement. Ayant aussi de secrettes intelligences de son dessein avec Amilcar de Carthage, lequel accompaigné de grosse puissance menoit guerre en Sicile. Il assembla un beau matin tout le peuple & le senat de Saragouse, comme ayant à consulter sur les affaires concernans le public,

7 : là où par un signe qu'il avoit donné à ses soldars, il fit mettre à mort tous les Senateurs & les plus riches du peuple. Lesquels estant tuez, il occupe & tient par force le royaume sans aucun debat entre les citoyens.

8 : Et combien qu'il eust receu deux routtes des Carthaginois, mesmes à la fin fust assiegé, toutefois il eut le pouoir & hardiesse non point seulement de se defendre & soy & sa ville, mais ayant laissé une partie de ses gens pour la garde de la ville, avec l'autre partie il envahit l'Afrique, & en peu de temps il reduit les Carthaginois en termes de quitter le siege, & les rengea en si extreme necessité, qu'il leur fut force d'accorder avec luy qu'ils se contenteroient de l'Afrique, luy laissant la Sicile.

9 : Qui donques considerera bien ses euvres & vertuz, il ne verra rien ou bien peu qu'on puisse dire estre de fortune, veu que (comme nous avons dit cy dessus) il estoit parvenu au royaume non par la faveur de quelqu'un, ains par charges de la guerre, lesquelles il avoit meritées par mille travaux & dangers, esquelz il s'estoit maintenu par de magnanimes & perilleux actes.

10 : D'autre part on ne sauroit dire que ce soit vertu tuer ses citoyens, trahir ses amis, n'avoir point de foy, de pitié de religion. Par lesquels moyens on peut conquester quelque Seigneurie, nompas honneur.

11 : Car si on considere la vertu d'Agatocle de sortir d'affaires, ou d'y entrer & la grandeur de courage à soutenir & surmonter les adversitez, on ne trouvera point qu'il ayst esté moindre que nul autre excellent Capitaine qu'il ayt esté. Neanmoins sa bestiale cruauté & inhumanité, avec innumerables malheuretez ne permettent point qu'il soit renommé entre les singuliers personnages.

12 :

13 : De notre temps quand Alexandre VI. estoit Pape, Oliverot de Ferme estant demouré ja par plusieurs ans petit garçon, fut nourry par un sien oncle maternel nommé Iehan Foglian, & dez le premier temps de son aage il fut donné à Paul Vitel pour la guerre, affin qu'estant de luy bien apprins, il parvinst à quelque honneste commission & charge de gend'armerie,

14 : que Paul estant mort il se mit soubz la conduitte de Vitelosse son frere, où en peu de temps il devint le premier de ses compaignons au fait de la guerre, d'autant qu'il estoit d'un esperit vif, de corps robuste & de cueur hautain.

15 : Mais luy semblant une chose servile d'estre souz un autre, il delibera d'occuper Ferme à l'ayde d'aucuns citoyens qui avoient plus chere la servitude que la liberté de leur païs & ce avec la faveur de Vitelosse :

16 : Ainsi fit savoir à son oncle Foglian comme il avoit envie de le venir voir, & la ville aussi, pource qu'il avoit esté fort long temps dehors, & qu'il vouloit reconnoistre quelque partie de son patrimoine. Et d'autant qu'il ne s'estoit miz en peine pour autre chose, que pour acquerir honneur, affin que ses citoyens conneussent qu'il n'avoit point mal employé son temps, il y vouloit venir honnorablement accompaigné de cent chevaux de ses amys & serviteurs, le priant que fut son bon plaisir d'ordonner que ceux de Ferme le receussent magnificquement. Ce qui n'etoit pas seulement gloire à soy, mais à luy mesme, duquel il estoit le nourrisson.

17 : A cette cause l'oncle ne faillist à faire ce devoir envers son neveu. Et l'ayant fait recevoir honnorablement par ceux de Ferme, il le logea en sa maison : où aprez quelques iours Oliverot ayant donné ordre à ce qui estoit besoing à sa meschanceté pourpensée, il fit un festin fort solennel, auquel il pria son oncle & les principaux du païs :

18 : & les tables levées & toutes les autres joyeusetez qui se font volontiers en ces magnificques banquetz estant finies, Oliverot mit en avant tout exprez certains propos d'importance, parlant de la grandeur du Pape Alexandre & de Borge son filz & de leur entreprises. Son oncle & les autres respondans à ses parolles, luy tout en un instant se leve, disant que c'estoient matieres desquelles il faloit parler en lieu plus secret, & se retira en une chambre à part, là où son oncle & tous les autres citoyens le suyvirent :

19 : & ne furent pas si tost assiz, que voila sortir des soldars de quelques lieux cachez qui mirent à mort son oncle & tous les autres.

20 : Aprez ce meurtre il monta à cheval, & courut tout le païs assiegeant le lieutenant general au Palais, si bien que ceux de Ferme furent contrains par paour de luy obeir, & d'arrester un gouvernement duquel il se fit chef. Ayant aussi fait mourir tous ceux qui pour estre malcontens de cela luy pouoient nuire, il se fortifia si bien par nouvelles façons tant pour la paix que pour la guerre, qu'en moins d'un an qu'il fut seigneur de Ferme, non seulement il y estoit sur & ferme, mais encores il s'estoit elevé iusques là, que ses voisins devoient avoir crainte de luy.

21 : Pour lequel surprendre, aussi bien qu'Agatocle, il y eust eu de l'affaire n'eust esté qu'il se laissa tromper de Borge, quand il print les Ursins & Vitelles à Senegagle (comme nous avons desia dit dessus) là où il fut aussi prins un an aprez avoir massacré son oncle & faict le coup, & fut ensemble avec Vitelosse (lequel il avoit eu maistre de ses vices & vertuz) estranglé & deffait.

22 : Quelqu'un pourroit douter d'où procedoit cela qu'Agatocle & autres semblables aprez infinies trahisons & cruautez pouoient vivre longtemps surement en leur païs, & qui plus est, se pouoient defendre des ennemis estrangers, sans que leurs citoyens se bandassent a l'encontre d'eux : veu que plusieurs autres à cause de leur cruauté n'ont iamais pu maintenir leur estatz, mesmes en temps de paix tant s'en faut que ce fust au temps douteux de la guerre.

23 : Ie croy certainement que cela vienne de la cruauté bien ou mal employée :

24 : Or peut on appeller bonne celle cruauté (si on peut dire y avoir du bien au mal) laquelle s'exerce seulement une fois, encore par necessité pour s'assurer, & puis ne se continue point, mais bien apres se tourne en proufit des sujetz le plus qu'on peut.

25 : La mauvaise est celle qui du commencement encore qu'elle soit bien petite croist avec le temps, plustost qu'elle ne s'abbaisse.

26 : Ceux qui garderont bien cette premiere sorte de cruauté peuvent avec l'ayde de Dieu & des hommes trouver quelque remede, comme eust Agatocle : quant aux autres, il est impossible qu'ils se maintiennent.

27 : D'avantage faut sur cecy notter qu'a occuper un païs, celuy qui l'occupe doit assembler & pratiquer toutes ses cruautez en un coup, pour n'y retourner point tous les iours, & ne faisant apres rien de nouveau assurer les hommes, & les gaigner à soy par bienfaicts.

28 : Qui se gouvernera autrement ou par crainte, ou par mauvais conseil, il sera contraint de tenir tousiours le couteau en la main, & ne se pourra iamais bien fonder sur ses sujetz, eux ne se pouant pour les continuelles & fraiches iniures confier en luy.

29 : Car il faut faire le mal tout ensemble, afin que moins le goustant il semble moins amer : le bien petit à petit, afin qu'on le savoure mieux.

30 : Outre plus doibt sur toutes choses un Prince vivre avec ses sujets en sorte que nul accident ou de bien ou de mal le fasse changer. Car si la necessité vient durant le mauvais temps, il n'est pas question de faire mal, si tu fais du bien on ne t'en saura point de gré : pource qu'on l'estimera estre forcé & ne te proufitera point.

9. De la Principauté civile. Chap. 9.

1 : Venons à l'autre partie, quand un citoyen non par mechanceté ou autre force execrable, mais par la faveur de ses concitoyens devient Seigneur de son païs, ce qu'on peut appeller une Principauté civile. Pour y monter il n'est point besoin d'avoir ou toute vertu ou toute fortune : mais plustost une astuce fortunée. Ie dy la dessus qu'on monte à ce degré ou par la faveur du populaire, ou par des plus grands.

2 : Car en toutes citez on trouve ces deux humeurs diverses, desquelles la source est que le populaire n'ayme point a estre maistrisé ne gourmandé des plus gros. Et les gros ont envie de commander & piller. Et de ces deux diverses fantaisies s'eleve es villes un de ces trois effetz ou Principauté ou liberté ou licence.

3 : La Principauté vient ou du peuple ou des grands, selon que l'une partie ou l'autre en ha l'occasion. Car aucunefois les plus riches voyans qu'ils ne peuvent resister au peuple, commencent a donner reputation a quelqu'un d'entre eux, & le constituent leur Prince : afin que soubs l'ombre de luy ils puissent saouler leurs appetis. Le peuple d'autre costé adroisse toute sa voix à un seul, quand il connoist qu'il ne peut autrement faire teste au plus apparens, & l'elit Prince, pour estre defendu soubs son aisle.

4 : Celuy qui vient par l'ayde des plus riches a estre Prince, se maintient avec plus grande difficulté, que celuy qui le devient par la faveur du peuple. Car se trouvant un Prince au mylieu des autres ausquelz il semble qu'il soit egal a eux, il ne les peut ne renger ne façonner à sa guise.

5 : Mais celuy qui parvient à la Principauté avec la faveur du peuple, il se trouve tout seul, & n'ha personne ou bien peu a l'entour de luy, qui ne soyent prests à luy obeir.

6 : Outre ce qu'on ne peut honnestement & sans faire tort aux autres contenter les grands, mais le peuple trop bien : car l'intention & fin du peuple est plus honneste que celle des grands qui cerchent à tourmenter les petis & les petis ne le veulent point estre.

7 : Plus y a qu'un Prince ne doibt pas craindre son peuple d'avantage, s'il luy est ennemy, pour estre en grand nombre : des plus gros il en peut bien mieux estre assuré s'il n'y en ha gueres :

8 : le pis que sauroit attendre un Prince de son peuple ennemy c'est qu'il l'abandonnera : mais si les grands luy sont contraires il ne doit pas seulement craindre d'estre abandonné d'eux, mais encore qu'ils l'envahiront & poursuyvront, d'autant qu'ils voyent plus loing & plus prudemment savent prevenir le temps pour se sauver, cerchans, d'estre en estats & grace envers celuy duquel ils esperent la victoire.

9 : Plus y a qu'ils est force au Prince de vivre tousiours avec un mesme peuple : mais il peult bien se gouverner sans les mesmes grans qui lors sont, en pouant faire & defaire tous les iours de nouveaux, & leur pouant donner ou oster puissance & autorité quand il luy plaira.

10 : Et pour mieux entendre ce point, ie dy que les grands se doivent prendre en deux manieres principales, c'est asavoir ou qui se gouvernent en sorte par leur maniere de faire qu'en toutes choses ils se ioignent a la fortune du Prince, ou bien qu'ils n'y soient point tenuz.

11 : Ceux qui s'y assujettissent & ne pillent point, on les doit honorer, & aymer :

12 : ceux qui ne s'y obligeront point ils le font pour deux occasions, ou bien par faute de cueur qui est en eux & naturelle lascheté, en ce cas on se doit servir d'eux, principalement de ceux qui sont de bon conseil : car en la bonne fortune ils font honneur, en adversité ils ne feront point de mal.

13 : Mais quand ils ne veulent point estre tenuz au Prince & pour cause, mesmement pour quelque ambition, c'est signe qu'ils pensent plus a eux qu'au Prince, & de tels on se doit garder, & les avoir en telle estime comme s'ils estoient ennemys decouvers : Car en mauvais temps ils ayderont tousiours à le ruiner.

14 : Pource quiconque devient Prince par l'ayde du peuple, il se le doit tousiours maintenir en amitié : ce qui luy sera bien facile a faire, le peuple ne demandant autre chose sinon qu'a n'estre point tourmenté.

15 : Mais celuy qui contre le peuple par la faveur des plus grands devient Prince, il doit sur toutes choses chercher de gaigner a soy le peuple, ce qu'il fera bien aysement quand il le prendra soubs sa protection.

16 : Et pource que les hommes sont de cette nature que quand ils reçoivent du bien de ceux desquels ils attendoyent du mal, ils se sentent plus obligez a eux qu'autrement, le peuple l'en aymera d'avantage & luy en saura meilleur gré que si par voix & faveur il eust esté mené & conduit a estre Prince.

17 : Or le pourra il gaigner en beaucoup de manieres, lesquelles d'autant qu'elles changent selon les occasions & sujet, on n'en peut donner certaine regle. Ie me deporteray donc d'en parler,

18 : seulement ie conclueray qu'il est necessaire qu'un Prince se face aymer de son peuple, autrement il n'ha remede aucun en ses adversitez.

19 : Nabide roy de Sparte ayant soutenu l'assaut de toute la Grece & d'un camp de Romains enorgueilly de plusieurs victoires il defendit & soy & son pays & ses estatz, luy suffisant contre ce peril survenu, estre bien assuré de la foy de peu de ses gens, que s'il eust esté hay de son peuple cela ne luy eust iamais suffi.

20 : Qu'on ne m'allegue point pour me reprendre en mon opinion ce commun proverbe. Qui se fonde sur la tourbe, il batist dessus la bourbe. Car bien est vray que lors qu'un simple citoyen veut faire son fondement la dessus & donner a entendre au peuple de le vouloir mettre en liberté, s'il estoit trop foullé des ennemys ou des magistratz :

21 : en ce cas il se pourroit trouver luy-mesmes bien souvent abusé. Comme il avint à Romme aux Gracches, & à Florence a messire George Scale.

22 : Mais estant un Prince qui s'appuie sur son peuple tel qu'il puisse commander, & qui soit homme de cueur & ne s'entonne point en ces dangers & mauvaises fortunes, & qui ne se mesconte point en ses desseins & menées : ains tienne chacun en courage par la vivacité de son esperit & bon ordre, il ne se trouvera point abusé de luy, au contraire il semble bien qu'il aura assiz de bons fondemens.

23 : Telles principautez sont en grand branle quand elles sautent d'un gouvernement civil a une puissance absoluë & royale.

24 : Car les Princes commandent ou par eux mesmes ou par officiers. En ce second cas leur estat est plus foible & perilleux : car ilz s'en reposent entierement sur la volunté de ceux qui sont establiz en ces dignitez, lesquelz le peuvent facilement ruiner en temps turbulent, ou en luy faisant la guerre, ou en ne luy obeissant point,

25 : & n'est plus temps de penser pouoir reprendre l'authorité plainiere. D'autant les citoyens & subjetz qui ont accoustumé d'estre gouvernez par les magistratz ne sont pas si lasches & bas de cueur d'obeir à un de leur compagnons,

26 : tellement qu'il aura tousiours en temps douteux faute de gens en qui il se puisse confier. Car tel Prince ne se peut fonder sur ce qu'il voit en temps paisible quand on ha besoin de luy, pource qu'alors chacun luy promet, chacun veut mourir pour luy quand les occasions de la mort sont loing, mais en l'adverse fortune ou il ha besoin de gens, alors on en trouve peu

27 : & tant plus l'experience en est dangereuse, d'autant qu'on ne la peut faire qu'une fois. Et pource un Prince sage doibt penser un moyen, par lequel ses sujetz tousiours & en toute sortes & fortunes ayent à desirer sa prosperité, & luy seront cy aprez tousiours surs & loyaux.

10. En quelle maniere les forces de toutes Principautez se doivent mesurer. Chapitre 10.

1 : Pour bien iuger & examiner la qualité de ces principautez il convient avoir une autre consideration, c'est asavoir si un Prince est si puissant qu'il puisse en un besoin se conduire de luy mesme, ou bien s'il a tousiours affaire de la defence & protection d'autruy.

2 : Et pour mieux declarer cette partie, ie di que ceux se peuvent (comme i'estime) regir & maintenir eux-mesmes qui ont puissance a force d'hommes ou d'argent de mettre aux champs un ost bien fourny & donner iournée contre celuy qui le viendra assaillir, quinconques soit il,

3 : aussi i'estime ceux estre tousiours en necessité d'autruy qui ne peuvent comparoir en campagne contre leurs ennemis mais sont contraints de se retirer es villes & se garentir de murailles.

4 : Le premier article nous havons discouru & cy aprez nous en toucherons encor ainsi qu'il s'offrira.

5 : Du second on n'en peut dire autre chose, que conseiller a telz Princes de munir & fortifier leur villes, & ne tenir pas grand conte du plat païs.

6 : Tellement que quiconques aura bien fortifié ses places & quand aux autres manimens d'affaires se sera porté comme nous avons dessus dit & dirons encores apres, on ne l'assaudra qu'avec grand respect. Car on ne fait point voluntiers d'entreprises esquelles on veoit beaucoup de la difficulté, or n'y a pas peu d'affaire a assaillir celuy qui ha sa place bien munie & n'est point malvoulu de son peuple.

7 : Les villes d'Alemagne sont en grande liberté elles ont bien peu de païs, & obeissent a l'Empereur quand il leur plaist, & ne craignent nul de leurs voisins pour puissance qu'il ayt.

8 : Car elles sont fortifiées en sorte que chacun pense que se doibt estre une chose bien longue & penible à les emporter, d'autant qu'elles ont toutes fossez & murs suffisans, de l'artillerie grande quantité & tousiours en leurs magazins communs provisions a manger a boire & a bruler pour un an.

9 : Outre ce que pour pouoir entretenir le menu peuple sans nul diminution ou perte du bien public, elles ont tousiours en commun dequoy nourrir luy donnant de la besongne en ces mestiers qui sont les nerfz, & la vie de la ville & par le moyen desquelz le menu peuple vive. Encore tiennent ils en grand honneur les exercices de la guerre & ont beaucoup de bonnes manieres de faire, pour les entretenir.

10 : Un Prince donc qui ayt une ville forte & ne se fasse point hair de ses sujetz ne peut estre assailli, & bien qu'il y eust quelqu'un qui vousist entreprendre de l'envahir, il seroit à la fin contraint de s'en partir avec sa courte honte. Car en ce monde les affaires sont tant incertains & variables qu'il est quasi impossible qu'un homme puisse avec un camp estre un an au siege d'une ville sans rien faire.

11 : Si on me replique, que le peuple ayant des biens & metairies au champs veoit qu'on les mette a sac il ne le pourra endurer, ou que le long siege & le proufit particulier luy fasse oublier son Prince. Ie respons à cela qu'un Prince puissant & courageux surmontera toutes ces difficultez, maintenant donnant esperance à ses sujetz que le mal ne durera pas, maintenant crainte de la cruauté de l'ennemy, aucunefois chastiant finement ceux qui luy sembleront estre trop hardiz.

12 : Avec ce que l'ennemy doibt selon raison bruler & gaster le pays au commencement qu'il y arrive & quand les hommes sont chaudz & ont bon cueur ils se defendent voluntiers, & pource tant moins un Prince se doit defier : quelque temps aprez les courages sont refroidis d'autant que le dommage est fait, les maux sont receus & n'y a plus de remede.

13 : Car alors tant plus ils se viennent accorder & assembler avec leur Prince, leur estant avis qu'il soit fort tenu & obligé a eux, pource qu'à son occasion & pour sa defence leur maisons ont esté destruittes & leur terres saccagées. Car les hommes sont de cette nature de s'obliger & savoir bon gré autant pour les plaisirs qu'ils ont faits que pour ceux qu'ils ont receuz.

14 : Donques tout bien avisé : il ne sera pas difficile a un Prince prudent de tenir premierement, & puis assurer ses gens à la deffence de sa ville quand il aura vivres & munitions.

11. De la principauté de l'Eglise. Chap. 11.

1 : Il ne reste plus à parler pour le present que des principautez ecclesiastiques, esquelles toute la difficulté est avant qu'on les tienne. Car elles s'acquierent ou par vertu ou par fortune & se maintiennent sans l'une ne l'autre. Car elles sont soustenuës d'une grande ancienneté qui est és ordres de la religion, lesquelz sont si puissans & de telle qualité qu'ils tiennent leurs maistres en estat en quelque sorte que se soit qu'ils si portent & qu'ils vivent.

2 : Ceux-là seulement ont des païs & ne les defendent point, ils ont des sujetz & ne les gouvernent point :

3 : & pource qu'ils ne defendent point leurs estats, on ne leur oste point, & d'autant qu'ils ne gouvernent point leurs sujetz ilz ne s'en soucient point, ne pensent ne peuvent soy soustraire de leur gouvernement.

4 : Ces principautez donc seules sont sures & heureuses, mais pource que cela est gouverné des causes superieures ausquelles l'esperit humain ne peut attaindre, ie laisseray d'en parler, car estant elevées & maintenues de Dieu seroit un tour d'homme temeraire d'en discourir.

5 : Neantmoins si quelqu'un me demandoit & pressoit, d'ou vient cela que l'Eglise soit devenue si grande & si puissante en temporel, veu que devant Pape Alexandre les potentatz d'Italie & non pas seulement ceux qui s'appellent potentatz mais un petit baron, un simple Seigneur en faisoit peu de cas quant au temporel, maintenant un Roy de France en tremble & le peut chasser d'Italie & ruiner les Venitiens : ce qu'encores qu'il soit assez commun, si est-ce qu'il ne me semble pas superflu de reduire en quelque partie en memoire.

6 : Avant que le Roy Charles passast en Italie, le païs estoit sous le gouvernement du Pape, des Venitiens, du Roy de Naples, du Duc de Milan, & des Florentins.

7 : Ces potentatz avoyent a prendre garde a deux choses, l'une qu'un estranger n'entrast en Italie pour y mener guerre, l'autre que nul d'eux usurpast plus de païs qu'il n'en tenoit.

8 : Ceux qui y avoyent plus d'interest estoyent le Pape & les Venitiens & pour tenir le Venitiens en sujection faloit que tous les autres fussent d'accord comme avint a la defence de Ferrare. Pour tenir en bryde le Pape ils se servoyent des barons de Romme, lesquels estans divisez en deux bandes, Ursins & Colonnois ilz estoient cause de seditions entr'eux, car ayants les armes au poing en presence du Pape ilz le rendoient plus foible & moins puissant.

9 : Et combien qu'encore quelquefois il s'elevast un Pape courageux comme a esté Pape Sixte, si est ce que ne toute la fortune ne tout leur savoir ne les peut onques exempter de ces incommoditez,

10 : la cause est qu'ils vivoyent trop peu. Car en dix ans qu'un Pape vivoit aprez estre bien arresté & paisible, à grande peine pouoit il assoupir une de ces factions, & si par maniere de parler, un Pape eust ruiné les Colonnois il survenoit un autre ennemy des Ursins qui les faisoit relever & ne pouoit abbatre les autres.

11 : Cela faisoit que les forces temporelles du Pape estoyent bien peu estimées en Italie.

12 : Depuis s'eveilla Alexandre sixieme, lequel entre tous les Papes qui furent iamais, a bien monstré combien un Pape pouoit par argent ou par force se faire valoir, & par moyen du Duc Valentin, & à l'occasion de la descente des François en Italie. Or fit il toutes les choses que i'ay dites en parlant des gestes faitz de Borge.

13 : Et combien que son intention ne fust pas de mettre cela au proufit de l'eglise, mais de son fils : neantmoins ce qu'il fit tourna à la grandesse d'icelle, laquelle apres la mort du Pape & de son filz fut heritier de ses peines & travaux.

14 : Succeda Pape Iules 2. & trouva l'eglise ia fort puissante ayant toute la Romagne, les barons de Romme tous ruinez, & les factions abolies, tant avoyent esté battus par Alexandre, encores trouva il le chemin ouvert & moyen d'amasser deniers qui n'avoit iamais esté pratiqué avant Alexandre.

15 : Ce que Pape Iules non seulement continua, mais augmenta : mettant en sa teste d'avoir Boulongne, de ruiner les Venitiens & de chasser les François. Lesquelles entreprinses eurent toutes succez & avec tant plus de loüange, d'autant qu'il fit tout ce qu'il estoit possible pour acroistre l'eglise & non pas quelque autre tiers.

16 : Outre cela il maintint les factions des Ursins & Colonnois comme il les avoit trouvées.

17 : Et neantmoins qu'ils eussent un chef entre eux pour renouveler quelque trouble, toutesfois deux poins les ont tenuz en crainte, l'un est la grandeur de l'eglise qui les estonnoit, l'autre qu'ils n'avoyent point de Cardinaux des leur ligue, car c'est la source des tumultes entre eux, & iamais ces deux bandes ne seront bien assoupies, toutes & quantesfois qu'elles auront un Cardinal de leur costé : car sont ceux qui nourrissent & a Romme & dehors les partialitez, les Seigneurs estans contraints de les defendre : ainsi par l'ambition de ces Prelatz, les discordes & debatz sourdent entre les barons.

18 : Or maintenant la sainteté de Pape Leon a trouvé cette Papauté fort puissante, duquel on espere tant que si les autres l'ont fait grande par les armes, luy par sa bonté & autres vertuz infinies en accroistra sa grandeur & veneration.

12. combien y'a d'especes de gens de guerre & des soldats mercenaires ou soudoyez. Cha. 12.

1 : Aprez avoir discouru particulierement toutes les sortes de ces principautez desquelles au commencement i'avois projetté de parler, ayant conioint en partie la cause de leur avancement ou ruine & monstré les manieres par lesquelles plusieurs ont essayé de les acquester & maintenir, il me reste encore a traiter generalement des empeschemens & remedes qui a chacune d'elles pourroient survenir.

2 : Nous avons dit cy devant qu'il faut qu'un Prince soit bien fondé, autrement qu'il sera perdu.

3 : Or les principaux fondemens qu'ayent tous les estats aussi bien les nouveaux comme anciens, & les meslez, sont les bonnes lois & bonnes armes. Et pource qu'il n'est possible d'avoir de bonnes loix là où les forces ne valent rien : & où les armes sont bonnes, il est aussi raisonnable que les loix y soyent bonnes : ie laisseray de parler des loix & traiteray des armes.

4 : Mon opinion est donc que les armes par lesquelles un Prince defend son païs ou sont les siennes propres ou des estrangers soudoyez, ou de quelque Prince son amy quy luy envoye secours, ou meslées des uns & des autres.

5 : Les soudoiées d'estrangers ne valent rien, & sont fort dangereuses. Et si un homme veut fonder l'asseurance de son estat sur les forces mercenaires, ne sera iamais soustenu ferme. Car elles sont desunies, ambitieuses sans discipline, desloiales, entre amis sont braves, entre ennemis peu de cueur, elles n'ont point de crainte de Dieu ne de foy aux hommes, & d'autant on retarde a les deconfire qu'on retarde a les assaillir en temps de paix tu seras pillé d'eux, en temps de guerre des ennemis.

6 : La cause de cela est qu'il n'ont autre amour & ny occasion qui les tienne au camp qu'un peu de gages. Ce qui n'est pas suffisant a faire qu'il meurent pour toy :

7 : ilz veulent bien estre a toy pendant que tu ne fais point la guerre, mais aussi tost que la guerre est revenuë ne desiroyent que fuir ou se desapointer.

8 : Ce qui ne devroit pas estre fort difficile a faire croire : car la destruction d'Italie qui est a present n'est advenuë d'autre chose que de s'estre par long espace reposé sus les armes estrangeres & soudoyées,

9 : lesquelles firent pour aucuns quelque avancement, & sembloit bien que ce deust estre quelque chose : mais aussi tost qu'il y vint un autre etranger, elles monstrerent ce qu'elles estoient. D'où vint que le Roy Charles peut bien prendre toute Italie avec la craie ceux qui disoient que noz pechez en estoient cause disoient bien vray, mais ce n'estoient pas les pechez qu'ilz pensoient, ains ceux que i'ay raconté & d'autant que c'estoient pechez & fautes des Princes ils en ont porté la peine eux-mesmes aussi bien que les autres.

10 : Ie veux bien d'avantage monstrer la malheureté de cette espece de soldatz. Les Capitaines soudoiés sont ou tresexcellens hommes, ou non : s'ils le sont, tu ne t'y dois pas fier. Car ils tacheront à se faire grands eux-mesmes ou en te ruinant toy qui es leur maistre, ou en destruisant d'autres contre ton intention : & si le Capitaine n'est pas vertueux il sera cause de ta perte.

11 : Et si on me respond que tout Capitaine qui aura les armes au poing, quiconque soit ou soudoyé ou autre en pourra faire le autant, ie repliqueray que c'est ou un Prince ou une republique qui fait la guerre : le Prince y doibt aller luy-mesme en personne & faire le devoir de bon Capitaine. Une republique envoyra de ses citoyens, & quand elle en aura mandé un qui ne s'y porte pas vaillamment elle le changera, & s'il est vaillant le tiendra de court avec les lois, si bien qu'il ne les puisse enfraindre.

12 : Mesmes on void par experience, les Princes seuls & les Republiques bien aguerries accomplir de grandes choses : mais les armées soudoyées ne faire iamais que mal & dommage. D'avantage a plus grand peine cherra soubz la tyrannie d'un de ses citoyens une Republique fournie de ses propres armes, qu'une autre defendue de forces etrangeres.

13 : Romme & Sparte furent long temps en armes, & en liberté : Les Suisses sont fort aguerriz, & en tresgrande liberté.

14 : Des armes soudoyées du temps passé nous avons pour exemple les Carthaginois, lesquelz furent a peu pres destruictz par leurs soldars estrangers, aprez qu'ilz eurent finy la premiere guerre contre les Rommains, bien qu'ilz eussent de leurs propres citoyens pour Capitaines.

15 : Philippe de Macedoine fut fait aprez le decés d'Epaminonde par les Thebains, Capitaine de leur armée, aussi la victoire gaignée, il leur tollist la liberté.

16 : Les Milanois apres que leur Duc Philippe fut mort, soudoierent François Sforce pour mener la guerre contre les Venitiens, lequel aprez avoir vaincu les ennemis à Caravage, tourna sa robe se ioignant avec eux pour donner sus les Milanois ses Seigneurs.

17 : Sforce son pere estant aux gages de la Royne Ianne de Naples, la laissa en un instant toute depourveue de gens de guerre, si bien qu'elle fut contrainte de se getter au sein du Roy d'Arragon.

18 : Et si les Venitiens & Florentins ont par le passé augmenté leurs seigneuries en ceste sorte d'armes : & neanmoins leurs Capitaines ne s'en sont point fait emparez, mais les ont tresbien deffendus : Ie responds que les Florentins en ce cas ont esté favorisez de l'aventure : car de leurs Capitaines vertueux lesquels ils pouoient craindre, aucuns n'ont pas eu du meilleur, les autres ont eu quelques contradictions, les autres ont tourné leur convoitize d'un autre costé.

19 : De ceux qui n'ont pas esté victorieux, vous avez Iehan Acut, duquel ne connoissant point la victoire, on ne pouoit connoistre la loyauté, mais un chacun me confessera que s'il eust gaigné la iournée, les Florentins estoient à sa discretion.

20 : Sforce le pere a tousiours eu les Bracchesques contraires, si bien qu'ils se sont gardez l'un l'aure.

21 : François Sforce a dechargé son ambition sur la Lombardie : Bracche contre l'Eglise & le royaume de Naples.

22 : Mais venons à ce qu'il n'y a pas long temps qui a esté fait. Les Florentins firent Paul Vitel leur Capitaine, homme fort sage & qui de basse fortune estoit monté en tresgrande estime, lequel emportant Pise comme il pretendoit, personne ne me niera qu'il estoit force que les Florentins fussent de son costé, car s'il se fust voulu mettre pour les ennemis, il n'y avoit aucun remede qu'ils n'eussent esté contraints de luy obeir.

23 : Quant aux Venitiens si on considere bien leur avancement, on verra qu'ils ont & plus surement & avec plus grand honneur guerroié pendant qu'ils faisoient la guerre eux-mesmes, avant qu'ils eussent tourné leurs entreprises en terre ferme : car au lieu que leurs gentilz-hommes avec le populaire bien equippé batailloit vaillamment, depuis qu'ils ont commencé de combattre sur terre, ils ont perdu cette vertu, suivant les coustumes d'Italie.

24 : Et en leur premier accroissement à cause qu'ils n'avoient sur terre pas grand chose, & qu'ils estoient en grande reputation, l'occasion de craindre leurs Capitaines n'estoit pas grande,

25 : mais aussi tost qu'ils vindrent à croistre, comme dessous le Carmignole ils eurent un presage de ceste faute : car le connoissant estre homme fort preux & hardy, aprez ce qu'il eust si bien accoustré le Duc de Milan, & voiant d'autre costé comme il se portoit froidement en la guerre, ils penserent qu'ils ne pourroient plus rien gaigner avec luy, & d'autant qu'ils ne vouloient ne pouoient aussi le casser, de paour de perdre ce qu'ils avoient ja conquesté, ils furent contraints pour s'assurer de luy, le faire mourir.

26 : Ils ont depuis eu pour Capitaine Barthelemi de Bergame, Robert de Saint Severin, le Comte de Petiglian & autres semblables : avec lesquels ils devoient plustost craindre qu'ils ne perdissent, que qu'ils gaïgnassent quelque chose, comme il avint depuis à Vaïle, là où en une journée ils perdirent tout ce qu'ils avoient en huict cens ans acquiz à si grand peine. Car de cette maniere de gend'armerie il en sort de longues & foibles conquestes, mais les pertes en sont soudaines & merveilleuses.

27 : Et pource que les exemples m'ont mené iusques en Italie gouvernée ja long temps a par les armes etrangeres, ie les veux discourir un peu plus haut afin que leur source & accroissement connuz, on les puisse mieux corriger.

28 : Vous devez entendre qu'aussi tost qu'en ces derniers temps l'Empire commença d'estre reboutté & chassé d'Italie, & que le Pape eut pris plus de reputation en cas du temporel, l'Italie fut departie en plusieurs estats : car la plus part des grosses villes prindrent les armes contre leurs gentilz-hommes, lesquels premierement par la faveur de l'Empereur les tenoit en oppression : & l'Eglise en soutenoit d'aucuns pour augmenter son credit en temporel : de quelques autres leurs citoyens s'impatroniserent.

29 : Ainsi estant l'Italie venue quasi en la main de l'Eglise, & de quelques Republiques, & n'estant point ces Prestres & autres citoyens aprins à manier les armes, ils commencerent à soudoyer des etrangers.

30 : Le premier qui donna bruit à cette espece de soldars fut Auberi de Come de la Romagne, de l'escole duquel descendirent entre autres Bracche & Sforce, qui en leurs temps tenoient toute l'Italie à leur discretion :

31 : Aprez eux vindrent tous les autres qui iusques à nottre temps ont esté les chefs des armées d'Italie. La fin de si belles proüesses est, qu'elle a esté courue par le Roy Charles, pillée par le Roy Loüys, forcée par le Roy Fernand, & villanée par les Suisses.

32 : L'ordre qu'ils ont tenu est tel que premierement pour s'acquerir honneur à eux-mesmes, ils l'ont osté aux fanteries : Ils faisoient cela car n'aiant point de païs & s'avançant par invention, peu de gens de pié n'eussent sceu faire grande faction, d'en nourrir beaucoup ils ne pouoient, & pource ils se reduirent aux gens de cheval, d'esquels d'un nombre competant ils estoient entretenuz & honnorez ; & les matieres estoient venues en ces termes, qu'en un camp de vingt mille soldars il ne s'en fust pas trouvé deux mille de pié.

33 : Outre ce qu'ils avoient emploié tout leur esperit & diligence pour oster & à eux & à leurs gens la peine & la paour, ne se tuant point l'un l'autre à la bataille, mais se prenans prisonniers & sans rançon. Ils ne tiroient point de nuit ne ceux du camp contre la ville, ne ceux de la ville au camp : Ils ne faisoient point à l'entour du camp ne rempar ne fossé. Ils ne tenoient point les champs en hyver,

34 : & toutes ces choses estoient inventées & monopolées entre eux & observées par leurs statuz pour eviter, comme i'ay desia dit, & le travail & le danger : tant y a qu'ils ont rendu l'Italie serve & honnie comme elle est.

13. Des soldats de secours meslez et propres. Chap. 13.

1 : Les armes qui sont de secours appellées auxiliaires, qui est l'autre sorte d'armes inutiles, c'est quand on appelle quelque potentat, lequel avec ses forces nous vienne aider & defendre, comme ha fait dernierement Pape Iules, lequel voyant le povre exploit qu'avoient fait ses bandes soudoiées au siege de Ferrare, se mit à demander secours, & de fait conclud avec Ferrand Roy d'Espaigne qu'il le viendroit ayder avec son armée.

2 : Cette maniere de gensd'armes peut bien estre bonne & profitable pour eux-mesmes, mais à ceux qui les appellent est tousiours dommageable. Car si on perd, on demeure deffait, & si on gaigne on demeure leur prisonnier.

3 : Et bien que les anciennes histoires soient plaines d'exemples pour cette matiere, si est-ce que ie ne me veux point partir de cettuy du Pape Iules II. car il est encores frais, duquel l'entreprise de vouloir emporter Ferrare ne doit pas estre moins considerée que ce qu'il a fait, de se mettre entierement entre les mains d'un etranger :

4 : mais sa bonne fortune fit naistre une tierce cause à ce qu'il ne portast la peine d'avoir fait mauvaise election. Car estant son secours rompu à Ravenne & survenans les Suisses qui chasserent ceux qui avoient gaigné contre toute esperance & de luy & d'un chacun, il avint qu'il ne demoura pas prisonnier des ennemis (car ils avoient esté chassez) ne de ceux qui luy avoient porté secours, car ils avoient gaigné avec autres forces que les siennes.

5 : Les Florentins n'aiant assez de gens pour mener la guerre, conduirent dix mille François à Pise pour la prendre & par ce party se mirent en plus grand danger qu'en quelque autre temps de leurs entreprinses.

6 : L'Empereur de Constantinoble pour resister à ses voisins il mit en Grece dix mille Turcs, lesquels la guerre finie ne s'en voulurent partir, ce qui fut commencement que les infideles subiuguerent la Grece.

7 : Celuy donc qui veut ne pouoir gaigner, se fasse fort de ces armes qui sont encores beaucoup plus dangeureuses que les soudoyées :

8 : car en celles-cy la destruction est toute preste, pource qu'elles sont toutes unies & toutes accoustumées d'obeir à un autre qu'à toy. Mais les soudoyées quand bien elles auroient emporté la victoire si elles nous veulent nuire, il faut plus long temps & plus grandes occasions, n'estant point toutes en un corps, & puis qu'elles sont appellées & paiées de nous, envers lesquelles un tiers qu'on aura fait chef ne pourra pas si tost prendre si grande autorité qu'il les puisse tourner à nostre dommage.

9 : Bref és armées soudoiées la paresse & lacheté à batailler est plus dangereuse, au secours la vaillance & le courage.

10 : Donc un Prince sage tousiours evitera telles armes & se fondera sur les siennes propres, voulant plus tost perdre avec les siennes, que gaigner avec les etrangeres, estimant la victoire n'estre point vraye qui est acquise par les forces d'autruy.

11 : Ie ne feray point difficulté d'alleguer Cesar Borge & ses gestes. Borge entra en la Romagne avec ses soldats François qui luy estoient venuz au secours, & par leur ayde print Imola & Furli : mais ne luy estant point avis que telles armes fussent fort sures, il se mit à en avoir de soudoyées, pensant qu'il y eust moins de danger & soudoya des Ursins & des Vitelles : lesquels apres (quand ce venoit à les employer) trouvant doubles, sans foy, & fort perilleux, les cassa, & avisa d'avoir des gens de ses propres païs,

12 : & pouoit on bien facilement voir quelle difference il y avoit entre l'une & l'autre de ces armées. Consideré combien y avoit à dire de sa reputation quand il avoit les François seulement, & quand il avoit les Ursins & Vitelles, & quand il demeura avec ses soldats ne dependant que de soy-mesme. Or se trouvera qu'elle a esté tousiours augmentée, & que iamais ne fut beaucoup estimé sinon quand chacun veid qu'il tenoit entierement ses forces en sa main.

13 : Ie ne me voulois pas encores elogner des exemples Italiens & nouveaux, toutefois ie ne veux point oublier derriere Hieron de Saragouse, estant un de ceux que i'avois devant nommé.

14 : Il fut donc (comme i'ay desia dit) fait chef du camp de ceux de Saragouse. Or connut il incontinant que cette gend'armerie soudoyée n'estoit pas fort utile, d'autant que les gouverneurs en estoient faits comme sont les notres d'Italie, & luy estant bien avis qu'il ne les pouoit bonnement ne retenir ne casser, il les fit tous tailler en pieces : & aprez il mena guerre avec ses propres forces nompas etrangeres.

15 : Encores veux-ie bien remettre en memoire une histoire du viel testament faisant à ce propos :

16 : Quand David s'offrit à Saul d'aller combatre Goliath Philistien, qui avoit deffié Saul, pour luy donner courage il l'arma de ses armes, lesquelles aussi tost que David eut endossées, il refusa disant qu'il ne s'en pouvoit bien ayder, parce qu'il vouloit aller trouver son ennemy avec sa fronde & son glaive :

17 : Conclusion, les armes d'autruy ou te cheent du dos, ou te poisent trop, ou te serrent fort.

18 : Charles VII. pere du Roy Loüys ayant par sa grande fortune & vertu delivré la France des Anglois, il connut bien qu'il estoit necessaire de se garnir de ses forces, instituant en son roïaume les ordonnances des hommes d'armes & compagnies des gens de pied.

19 : Depuis le roy Loüys son fils abolist celle des gens de pied, & commença de soudoyer les Suisses : laquelle faute que les autres Roys ont suyvie, est cause (comme on le void auiourd'huy par experience) des perilz de ce royaume.

20 : Car donnant reputation aux Suisses, il abatardit ses forces, & aneantist sa fanterie obligeant à d'autres ses gens de cheval : pource qu'estant accoustumez à combatre avec les Suisses, il leur est à cette heure avis qu'ils ne pourront iamais bien faire sans eux.

21 : De là vient que les François ne sont pas pour les Suisses, & sans eux ils ne s'essaient point contre les autres.

22 : Donques les ostz des François sont meslez en partie d'etrangers soudoyez, en partie des propres, lesquelles armées toutes ensemble sont beaucoup meilleures que les pures etrangeres, ou le simple secours : aussi ne sont elles pas si bonnes que celles qui sont de propres suietz & gens du païs mesme seulement,

23 : & suffise pour cecy l'exemple que i'en ay donné : car le royaume de France seroit invincible si le bon ordre qu'establit le roy Charles estoit augmenté ou continué. Mais le peu de iugement & sagesse qui est aux personnes leur fait commencer une chose, laquelle par semblance d'estre bonne, ne montre point encores son venin, qui est dessoub caché : comme i'ay devant dit des fievres ethiques.

24 : A cette cause celuy qui en une Principauté ne connoist point les dangers & maux sinon quand ils sont grandz, certainement il n'est pas sage : Mais peu de gens ont ce don de grace.

25 : Et si on veut bien considerer la premiere destruction de l'Empire de Romme, on trouvera que ç'a esté d'avoir soudoyé des Goths. Car des ce commencement ils abastardirent les forces de l'Empire, & toute cette vertu qui se perdoit de la part des Rommains, s'aioustoit aux Goths :

26 : Somme que si une Principauté n'est bien garnie de propres gensd'armes, iamais ne sera sure, ains est toute dependante de la fortune, n'aiant point autre vertu qui la defende en l'adversité. Mesmemment a esté tousiours une opinion & dicton des sages, qu'il n'y a rien plus incertain, & moins sur que le bruit d'estre puissant & n'estre point fondé en forces propres.

27 : Les propres forces sont celles qui sont assemblées de tes suiets ou citoyens, ou d'autres gens que tu auras faits : toutes les autres especes sont soudoyées, ou de secours etranger. Et la maniere comme il faut songner pour avoir de propres gensd'armes sera facile à trouver, si on discourt les ordres & bons gouvernemens que i'ay dessus nommez, & si on considere comme Philippe pere d'Alexandre le grand, & comme beaucoup d'autres Republiques & Princes se sont fortifiez & armez : Vous remettant à telz establissemens.

14. De ce qui concerne le Prince touchant le fait de la guerre. Chap. 14.

1 : Un Prince donc ne doit avoir autre but, ne prendre autre matiere à cueur, que le fait de la guerre & la discipline militaire. Car c'est la seule science qui appartient à ceux qui commandent, ayant si grand puissance que non seulement elle maintient ceux qui de race sont Princes, mais bien souvent de simple fortune les fait monter à ce degré :

2 : au contraire on void que quand les Princes se sont plus adonnez aux voluptez qu'aux armes, ils ont perdu leurs estatz. Or la principale chose qui les peut faire perdre, c'est ne tenir conte de cette science, & la cause qui en fera gaigner d'autres, c'est d'en faire mestier.

3 : François Sforce par sa vaillance de simple soldat devint Duc de Milan, & ses enfans pour eviter la peine & travail des armes, de grans seigneurs & Ducz sont revenuz à simples gentilz-hommes.

4 : Aussi entre les autres maux qui aviennent pour n'estre pas aguerry, c'est un mépris de la personne, ce qui est une des grandes infamies de laquelle un Prince se devroit garder, comme ie diray cy aprez,

5 : d'autant que de l'homme puissant & preux aux armes à un qui ne l'est point, il n'y a nulle comparaison. Et la raison ne veut pas qu'un bien armé obeisse à celuy qui est desarmé, ny qu'un homme nu puisse estre surement entre ses serviteurs armez. Car ayant d'un costé le dedain, & de l'autre le souspeçon : il n'est possible qu'ils s'accordent ensemble.

6 : Parquoy le Prince qui ne s'entend point au fait de la guerre, outre les autres inconveniens que i'ay desia ditz, iamais ne sera fort estimé de ses soldats ne se pourra fier en eux.

7 : Donques il ne doibt iamais oster son intention de l'exercice de la guerre, & s'y doibt plus exerciter en temps de paix, que durant la guerre mesme. Ce qu'il peut faire en deux sortes, l'un avec effect, l'autre avec l'esperit.

8 : Quant est des euvres, outre ce qu'il doibt tenir ses gens en bonne discipline, convient qu'il hante la chasse, & par ce moyen aguerrisse son corps & l'endurcisse à la peine, appregne aussi la nature & l'assiete des lieus, & à connoistre comme s'elevent les montaignes, comme les vallées pendent, comme les campaignes sont estendues, à savoir la nature des rivieres & des marecages, & en cela mettre un grand soing.

9 : Ce qui est proufitable en deux sortes : premierement on apprend à connoistre son païs, & peut on mieux savoir comme il le faut defendre. Par mesme moyen ayant bien la pratique du païsage, il comprendra facilement la situation d'un autre lieu qui luy sera quelque fois necessaire à considerer. Car les vallées, campaignes & rivieres qui sont (prenez le cas) en la Tuscane, ont quelque ressemblance & certaine affinité avec celles des autres provinces, tellement que la connoissance du projet d'un païs fait grand bien à la pratique d'un autre.

10 : De maniere que si le Prince defaut en cette partie, il n'a pas la premiere & principale vertu que doit avoir un bon Capitaine. Car c'est elle qui enseigne à trouver l'ennemy, se camper, & conduire un ost, arrenger les bataillons pour la iournée, prendre l'avantage au siege d'une ville.

11 : Entre les loüenges que les auteurs attribuent à Philopemene Prince des Achées, il havoit en luy que durant la paix il ne s'estudioit à autre chose qu'aux moyens de bien mener la guerre. Et quand il estoit aux champs avec ses amis il s'arrestoit souvent & devisoit avec eux de semblables propos :

12 : comme si les ennemis estoient en cette montaigne & nous trouvissions icy avec notre camp qui auroit l'avantage, comme y pourroit on aller pour les trouver marchant en bataille ? si nous nous voulions retirer, comment devrions nous faire ? s'ils se retiroient comme aurions nous à les suivre ?

13 : & leur proposoit en chemin tous les accidens qui peuvent avenir en un camp : il escoutoit leurs opinions, il disoit la sienne, la confermant par raisons : si bien que par ces continuelles disputes & pensées, il ne luy pouoit iamais, en guidant une armée, avenir empeschement ou destourbier auquel il ne trouvast remede.

14 : Quant à l'exercice de l'esperit le Prince doibt lire les histoires, & sur icelles considerer les actions des singuliers personnages, veoir comme ils se sont gouvernez en guerre, examiner les causes de leur victoire ou defaitte, pour fuir les unes & suivre les autres, & sur toutes choses il doibt faire comme quelque excellent du temps passé qui se proposoit d'ensuivre aucun personnage de grand renom, ayant tousiours sa vie & cronique aupres de luy, comme on dit qu'Alexandre le grand ensuivoit Achille : Cæsar, Alexandre : Scipion, Cyre :

15 : si bien que qui lira la vie de Cyre escritte par Xenophon, reconnoistra en lisant aprez celle de Scipion combien cet exemple luy apporta d'honneur, & combien Scipion s'est essayé de ressembler à Cyre en chasteté, debonnaireté, preud'hommie ; liberalité, pareillement és autres choses que Xenophon a escrittes de luy.

16 : Cette mesme maniere doibt garder le Prince sage sans estre iamais en temps de paix oysif : ains faire sa principale profession de ces vertuz, pour s'en pouvoir ayder en adversité, afin que quand la fortune tournera le doz elle le trouve prest à resister à sa furie.

15. Des choses par lesquelles les hommes principalement les Princes acquierent blasme ou loüange. Chap. 15.

1 : Reste maintenant à veoir quelz doivent estre les manieres & façons du Prince à soy gouverner envers ses subietz & amis.

2 : Et pour ce que ie sçay bien que plusieurs autres ont escrit de la mesme matiere. Ie doute que moy-mesme si i'en escry, ie sois estimé presumptueux, principalement si ie m'elongne en traitant cet article de l'opinion des autres.

3 : Mais estant mon intention d'ecrire choses proufitables à ceux qui l'entendront, il m'a semblé plus convenable de suivre la verité & l'effet que certaines fantasies.

4 : Plusieurs se sont imaginez des Republiques & Principautez qui ne furent onques veües ny connües pour vrayes.

5 : Mais il y a autant à dire de la sorte qu'on vid à celle selon laquelle on devroit vivre, que celuy qui laissera ce qui se fait pour cela qui se devroit faire, il apprend plustost à se destruire qu'à se maintenir. Pource que qui veut faire entierement profession d'homme de bien, comment qu'il soit destruit entre tant d'autres qui ne valent rien.

6 : Par ainsi est necessaire au Prince qui se veut conserver, qu'il apreigne à pouoir estre bon & mauvais, & d'en user & n'user pas selon les occurrences.

7 : Laissant donc à part les choses qu'on peut imaginer pour un Prince, & discourant celles qui sont vrayes : ie dy que quand on parle des hommes, principalement des Princes qui sont en plus hault degré, on les connoist par une de ces qualitez qui leur apporte ou blasme ou loüange :

8 : c'est à dire, que quelqu'un sera tenu liberal, un autre chiche : quelqu'un sera estimé donneur, quelqu'un ravisseur, quelqu'autre cruel, quelqu'autre pitoyable,

9 : l'un trompeur, l'autre homme de parole, l'un effeminé & de lache courage, l'autre hardy & courageux, l'un glorieux, l'autre humble, l'un paillard, l'autre chaste, l'un entier & rond, l'autre fin & rusé, l'un opiniastre, l'autre doux & facile, l'un grave, l'autre leger, l'un de bonne foy, l'autre de nulle, & pareillement des autres.

10 : Ie sçay bien que chacun confessera que ce seroit une chose tresloüable qu'un Prince se trouvast ayant de toutes les susdites natures celles qui sont tenues des meilleures :

11 : mais pour ce qu'elles ne se peuvent toutes avoir ny entierement garder, à cause que la condition humaine ne le porte pas, il luy est besoin qu'il soit sage iusques là, qu'il sache eviter l'infamie de ces vices qui luy seroient cause de perdre ses estats, & de ceux qui ne luy tolliroient point, qu'il s'engarde encore s'il luy est possible : mais s'il ne peut, il n'y a pas si grand respect ne danger de les laisser passer :

12 : mesmement qu'il ne se soucie pas d'encourir le blasme de ces vices, sans lesquelz il ne peut aisement conserver ses estats. Car si l'on regarde bien à tout, on trouvera des choses qui semblent estre vertu, lesquelles si on pratique ce sera la ruine. Et quelque autre qui semble estre vice, mais à la fin la sureté & la commodité en viennent.

16. De la liberalité & bonne epargne. Chap. 16.

1 : Pour commencer donques à ces qualitez que i'ay premierement nommées, c'est bien le meilleur d'estre tenu liberal :

2 : toutefois la liberalité employée de sorte que tu en sois craint, te nuit si elle est vertueuse & comme on en doit user elle ne sera pas connüe, & l'infamie de son contraire ne cherra point sur toy. Pource à se vouloir maintenir entre les hommes le nom de liberal est bien requis a n'oublier aucune sorte de magnificence. Si bien qu'un Prince de cette nature consumera en semblables choses tout son bien

3 : & sur la fin sera contraint s'il se veut maintenir le nom de liberal de grever & fouler son peuple extraordinairement & cercher les confiscations & piller ce qui pourra pour recouvrer argent. Ce qui commence a le faire haïr des sujetz & d'estre en peu d'estime de chacun, puis q'il devient poure.

4 : En sorte qu'ayant avec la liberalité offensé plusieurs & donné a peu : il sentira le premier dommage & sera en grand branle au premier danger, s'il le connoist & qu'il s'en vueille retirer, il encourra le bruit d'estre chiche.

5 : Tout Prince donc ne pouvant user de cette vertu de liberalité, tellement qu'elle soit connue sans son dommage, doibt s'il est prudent, ne se soucier gueres du nom de chiche, car avecques le temps il en sera plus estimé liberal voyant que par son espargne son revenu luy suffit. Il se peut defendre de qui luy fait guerre, il peut faire entreprinses sans grever son peuple,

6 : tellement qu'il use de sa liberalité envers tous ceux ausquelz il n'oste point, qui sont infinis : mais la chicheté devers tous ceux ausquelz il ne donne point, qui sont peu.

7 : De nostre temps nous n'avons pas veu faire grans choses sinon qu'a ceux lesquelz on estimoit chiches, tous les autres ont esté ruinez.

8 : Pape Iules. II. apres qu'il se fust servy du nom de liberal pour parvenir a la Papauté, ne se soucia pas aprez grandement de le maintenir, pour avoir le moyen de faire la guerre

9 : au Roy de France. Et a mené plusieurs guerres sans mettre une imposition extrordinaire. Car les despences superflues il a fournies de l'espargne que il faisoit de longue main.

10 : Le Roy d'Espaigne qui est a present s'il eust esté tousiours liberal, il n'auroit pas tant fait, & ne seroit pas venu au bout de ses entreprises :

11 : pourtant un Prince pour n'avoir point d'occasion de piller ses subjetz, pour avoir moyen de se defendre, pour ne devenir point poure & mesprisé, pour n'estre point contraint de ravir & forcer, il doibt faire peu de cas d'estre appellé chiche, ou echars, car c'est un des vices qui le font regner.

12 : Et si quelqu'un disoit que Iules Cesar par sa liberalité est parvenu à l'Empire & plusieurs autres par avoir esté de fait & d'estime magnifiques sont montez à tres-grans estatz.

13 : Ie respon ou que tu es Prince desia tout fait, ou que tu es en chemin pour le devenir : Au premier cas cette liberalité ne vaut rien : au second il est besoin d'estre estimé liberal. Cesar donc estoit un de ceux qui vouloyent parvenir à la Principauté de Romme : mais si aprez estre parvenu il eust survecu long temps, & ne se fust point retiré de ces grandes despences, il eust destruit l'Empire.

14 : Si l'on me replique que beaucoup de Princes ont fait de grandes choses au fait de la guerre qui furent estimez tres-magnifiques, ie respondray que le Prince despend ou le sien & celuy de ses sujetz ou l'autruy.

15 : Au premier cas, il doibt estre chiche, au second point, il ne doibt rien oublier de la magnificence.

16 : Comme le Prince qui conduit un camp qui se paist de pillage, de sacs de villes, de rançons, & iouït du bien d'autruy, cette liberalité luy sert beaucoup, autrement il ne seroit pas suyvy des soldars.

17 : Car de ce qui n'est pas à toy ou à tes soldars tu en peus faire large courroie, comme a faict Cyre, Cesar, & Alexandre. Car de prendre de l'autruy, ne t'oste pas la bonne renommée, ains t'en cause de nouvelle.

18 : Il n'y a que despendre du tien qui te nuise n'y ayant chose au monde qui se consume elle-mesmes, tant que la liberalité. Laquelle pendant que tu employes, tu pers le moyen d'en plus user, & deviens ou poure ou contemné, ou pour fuir la poureté tu commences a estre pillart & hay.

19 : Or sur toutes les choses desquelles le Prince se doit bien garder c'est d'estre hay & desprisé, & la liberalité l'a conduit à ces deux points.

20 : Parainsi c'est plus sagement avisé d'endurer le nom de chiche (qui t'engendre une legere note sans hayne) que pour vouloir maintenir le nom de liberal, encourir necessairement celuy de pillart, qui te causera une hayne & infamie.

17. De la cruaute & clemance, & quel est le meilleur d'estre aymé ou craint. Chap. 17.

1 : Descendant aux autres qualitez dessus nommées ie dy que tout Prince doit grandement souhayter d'estre tenu pitoyable non pas cruel : neantmoins il se doibt bien prendre garde de n'appliquer mal cette misericorde.

2 : Cesar Borge fut estimé cruel : toutefois sa cruauté a redroissé toute la Romagne, l'a unie & reduitte en paix & fidelité.

3 : Ce qui bien consideré il se trouvera estre beaucoup plus pitoyable que le peuple Florentin qui pour eviter le nom de cruauté laissa destruire Pistoie.

4 : Le Prince donc ne se doibt point soucier de la renommée de la cruauté pour tenir tous ses sujetz en union & obeissance. Car avec bien peu de graces & misericordes il sera reputé plus clement que ceux qui par estre trop misericordieux & doux laissent ensuivre des desordres & esclandres desquelz naissent meurdres & rapines, qui font mal entierement à tous : mais les punitions que fait le Prince ne nuisent sinon qu'a un particulier.

5 : Entre autres au Prince nouveau est impossible d'eviter le nom de cruel, parce que les nouveaux estatz sont fort perilleux.

6 : Et de la Virgile par la bouche de Didon excuse la cruauté dont elle usoit en son royaume, d'autant qu'il estoit nouveau, disant, Le dur estat ou mes affaires sont Et de mon regne aussi la nouveauté Telz cas cruelz ores faire me font Et garnisons mettre de tout costé.

7 : Toutefois il ne doibt pas croire de leger ne se colerer si tost ne s'efaroucher soymesme : ains s'y porter d'une maniere attrempée avec sagesse & humanité de paour que trop de confiance ne le fasse mal-songneux & trop de de fiance ne le rende insuportable.

8 : La dessus on pourroit faire une question s'il est meilleur d'estre aymé ou craint, ou au contraire.

9 : Ie responds qu'il faudroit estre & l'un & l'autre : Mais pource qu'il est bien difficile qu'ilz soyent ensemble, il est beaucoup plus seur de se faire craindre, qu'aymer, s'il faut qu'il n'y ait seulement que l'un des deux.

10 : Car on peut dire generalement une chose de tous les hommes, qu'ilz sont ingratz, changeurs, deguiseurs, feignans le danger, desireux de gaigner : ausquelz ce pendant que tu fais du bien ilz sont tous à toy, ilz t'offrent le sang & les biens, la vie & les enfans (comme i'ay dessus dit) quand il n'en est pas besoin, mais quand l'affaire presse ilz se revoltent. Donc le Prince se ruine qui se fonde seulement sur leur parolle, se trouvant tout denué d'autres appareilz.

11 : Car les amitiez qui s'acquierent avec argent & non par cueur noble & hautain, elles se meritent bien, mais on ne les tient pas, & au besoin on ne les peut employer : d'autant que les hommes n'ont pas si grand respect a offencer un homme qui se fasse aymer qu'un autre qui se fasse redouter : car l'amitié est tenue par un lien d'obligations lequel (d'autant que les hommes sont meschans) la ou l'occasion s'offrira de proufit particulier il est rompu. Mais la crainte est tenue d'une paour de peine, qui ne faut iamais.

12 : Neantmoins le Prince se doibt faire craindre en sorte que s'il n'aquiert point l'amitié, pour le moins qu'il fuye l'inimitié : car il peut bien avoir tous les deux ensemble, d'estre craint & n'estre point hay :

13 : ce qui aviendra tousiours s'il s'abstient de prendre les biens & richesses de ses citoyens & sujetz & leurs femmes. Et quand bien il seroit forcé de proceder contre le sang de quelqu'un, ne le faire point sans l'ouïr en ses iustifications convenables, ne sans forme & figure de procez :

14 : mais sur toutes choses s'abstenir du bien d'autruy, car les hommes oublient plus tost la mort de leur pere que la perte de leur patrimoine. D'avantage les occasions ne faillent iamais pour oster le bien d'autruy, & celuy qui a commencé de vivre de pillage trouve de nouveaux moyens pour occuper le bien des autres, mais d'autre costé on n'en a pas si tost pour les faire mourir.

15 : Or quand un Prince conduit un camp, gouvernant une grande compaignie de soldats, lors il ne se faut nullement soucier du nom de cruel : car sans ce nom un ost n'est pas bien rengé ny appareillé à faire quelque faction.

16 : Entre les esmerveillables choses qu'à fait Annibal, cette est racomptée qu'ayant une armée fort grosse meslée d'infinies nations, conduitte a combatre en païs estrange, il ne se leva iamais une seule dissension ny entre eux ny contre leur Prince, autant en mauvaise, comme en bonne fortune :

17 : ce qui ne procedoit d'autre chose que de cette inhumaine cruauté, laquelle ensemble avec infinies autres vertuz l'a tousiours rendu devant les soldats venerable & terrible,

18 : & sans laquelle les autres vertuz n'eussent pas esté suffisantes à faire les actions qu'il ha accomplies. Duquel ceux qui escrivent sans y bien regarder de prez s'esmerveillent de ce qu'il a fait, d'un costé & de l'autre ilz accusent & condannent ce qui en a esté la principale cause.

19 : Et qu'il soit vray que les autres vertuz n'estoyent pas suffisantes, on le peut facilement considerer par l'exemple de Scipion personnage tres-rare non seulement de sa memoire, mais aussi de tout temps qu'on sache, toutesfois ses gens se rebellerent contre luy en Espaigne ; ce qui n'avint d'autre chose que de ce qu'il estoit trop doux & pitoyable, ayant donné à ses soldats plus de liberté & licence qu'il n'en falloit pour la discipline de guerre.

20 : Ce qui luy fut reproché en plain Senat par Fabie Maxime, l'appellant corrupteur de la gendarmerie Romaine,

21 : mesme que les Locrois ayans esté pillez & destruits par un Lieutenant de Scipion n'en furent point vengez, ne le mauvais gouvernement de ce lieutenant corrigé par luy, tout cela procedant de sa nature facile & trop gracieuse tellement que le voulant quelcun excuser envers le Senat dit qu'il y avoit plusieurs gens qui savoient beaucoup mieux ne faillir point, que corriger les fautes d'autruy.

22 : Si bien que cette nature eust avec le temps gasté la renommée & gloire de Scipion, s'il l'eust tousiours pratiquée estant capitaine, mais vivant soub le gouvernement du Senat telle qualité dommageable non seulement se cacha, mais luy tourna en plus grande louange.

23 : Retournant doncques à ce que ie disois d'estre craint & aymé, ie conclus que puis que les hommes ayment selon leur fantaisie & craignent à la discretion du Prince, le Prince prudent & bien avisé se doit fonder sur ce qui est propre a luy, nompas sur ce qui est propre aux autres : il se doibt seulement estudier a n'estre point hay, comme i'ay dit.

18. Comme les Princes doivent garder leur foy. Chapitre 18.

1 : Chacun entend assez qu'il est fort loüable à un Prince de maintenir sa foy & vivre en integrité nompas avecque ruses & tromperies. Neantmoins on void par expérience de notre temps, que ces Princes se sont faits grands qui n'ont pas tenu grand conte de leur foy, & qui ont sceu subtilement aveugler l'esperit des hommes lesquelz à la fin ilz ont gaigné & surpassé ceux qui se sont fondez sur la loiauté.

2 : Il faut donc savoir qu'il y a deux manieres de combatre, l'une par les loix, l'autre par les armes :

3 : Cette premiere sorte est humaine, la seconde est bestiale,

4 : mais d'autant que la premiere bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde : pource est necessaire au Prince de savoir bien pratiquer la beste & l'homme.

5 : Cette reigle fut enseignée aux Princes couvertement par les anciens auteurs, qui escrivent comme Achille & plusieurs autres filz de grands seigneurs du temps passé furent donnez à nourrir à Chiron Centaure pour les instruire en sa bonne doctrine.

6 : Ce qui ne signifie autre chose sinon qu'ilz ont eu pour gouverneur un demy beste & demy homme, & qu'il faut qu'un Prince sache user l'une & l'autre nature, & que l'une sans l'autre n'est pas durable.

7 : Puis donc qu'un Prince doibt user de nature bestiale, il en doibt choisir le renard & le lyon, car le lyon ne se peut defendre des retz, le renard des loups : il faut donc estre renard pour connoistre les filéz & lyon pour faire paour aux loups : car ceux qui simplement veulent faire les lyons il n'y entendent rien.

8 : Partant le sage Seigneur ne peut garder sa foy si cette observance luy tourne a rebours, & que les causes qui l'ont induit à promettre soyent estaintes.

9 : D'autant que si les hommes estoyent tous gens de bien mon precepte seroit nul, mais pource que il y en a de meschans qu'ilz ne te la garderont pas, tu ne leur dois pas aussi tenir. Surquoy iamais tu n'auras faute d'excuses suffisantes pour coulourer cela que tu ne leur a pas tenu :

10 : & s'en pourroit alleguer infinis exemples du temps present, monstrans combien de paix, combien de promesses ont esté faittes en vain, & mises a neant par l'infidelité des Princes, & qu'à celuy qui a mieux sceu faire le renard, il luy est mieux prins.

11 : Mais il est besoin de savoir bien cacher & couvrir cette nature, bien faindre & deguiser : car les hommes sont tant simples & obeyssent si bien à la necessité & aux affaires presens, que celuy qui veut abuser trouvera tousiours quelque un qui se laissera tromper.

12 : Ie ne veux pas d'entre les exemples nouveaux en laisser passer un. Alexandre VI. ne fit iamais rien que piper le monde, & iamais ne pensa d'autre chose, trouvant sujet propre à ce faire : onques homme n'eut plus grande efficace pour assurer quelque cas, & qui affermast avec plus grans sermens, mais qui moins l'observast : toutefois ces trousses luy vindrent tousiours a souhait, d'autant qu'il entendoit le point.

13 : Il n'est pas donc necessaire a un Prince d'avoir toutes ces qualitez dessus nommées, mais il faut bien qu'il fasse monstre de les avoir : encores osera-il bien dire cela que s'il a, & s'il les observe tousiours elles luy porteront dommage : Mais faisant beau semblant de les avoir, alors elles sont proufitables, comme de sembler estre pitoyable, fidele, devotieux, humain, vertueux, & de l'estre aussi, mais arrester son esperit à cela que s'il le faut estre on le soit, & qu'on sache bien aussi user du contraire.

14 : Faut aussi noter qu'un Prince mesme quand il est nouveau il ne peut bonnement garder toutes ces conditions, par lesquelles on est estimé homme de bien : pource qu'il est souvent contraint pour maintenir ses estatz de se gouverner autrement.

15 : Pourtant il faut qu'il ayt l'entendement prest à tourner selon que le vent & changement de fortune luy commandera (& comme i'ay desia dit) faire tousiours bien s'il peut, & entrer au mal par contraincte.

16 : Il doibt aussi songneusement prendre garde qu'il ne luy sorte de la bouche propos qui ne soit plain des cinq qualitez que i'ay dessus nommées & qu'il ne semble à l'ouir parler & veoir autre chose que toute misericorde, toute fidelité, toute bonté, toute debonnaireté : desquelles la plus necessaire est la religion.

17 : Car les hommes en general iugent plustost aux yeux qu'aux mains : d'autant que chacun peut veoir facilement, mais connoistre, bien peu, tout le monde veoid bien ce que tu sembles par dehors, mais bien peu savent ce qu'il y a dedans, & ces peu la n'osent contredire à l'opinion de plusieurs, qui ont de leur costé la magesté du royaume qui les soustient. Pour ce qu'aux actions & de tous les hommes, & specialement des Princes (desquelles on ne peut appeller a autre iuge) on regarde voluntiers quelle a esté l'issue.

18 : Qu'un Prince donc se propose pour son but de vivre & maintenir ses estatz, les moyens seront tousiours estimez honorables & loüez de chacun. Pource que le vulgaire ne iuge que de ce qu'il void & de ce qui avient : or en ce monde il n'y a que le vulgaire : car le petit nombre a lieu quand le plus grand nombre n'a pas sur quoy se appuier & soustenir.

19 : Un Prince de nostre temps, lequel n'est besoin de nommer, ne chante d'autre chose que de paix & de foy, lesquelles s'il eust bien gardées il eust souvent perdu ses estatz & sa reputation.

19. Qu'on se doit de garder d'estre hay ou mesprisé. Chapitre 19.

1 : Mais touchant les qualitez desquelles i'ay cy dessus fait mention, pource que ie n'ay parlé que des plus apparentes, ie veux bien discourir aussi les autres brevement, soub ceste generalité : que le Prince doibt penser (comme i'ay pardevant dit) en partie de fuir les choses qui le font tomber en haine ou en mepris. Et toutes & quantes fois qu'il ne faillira point en cet endroit il aura bien besongné & ne se trouvera en danger des autres infamies.

2 : Sur toutes choses ce qui le faict plus hayr c'est de piller les biens & prendre a force les femmes de ses subietz : de quoy il doibt abstenir.

3 : Car quant on n'oste point aux hommes en general ne biens ny honneurs ilz vivent contens, & n'y a plus a faire qu'a combattre l'ambition de peu de gens, laquelle facilement & en plusieurs sortes on peut abbatre.

4 : Mais d'estre estimé variable, leger, effeminé, de peu de courage & sans resolution, le fait depriser : c'est ce qu'un Prince doibt fuir comme un escueil en mer, & s'efforcer qu'en ses faitz on y reconnoisse une certaine grandeur, magnanimité, gravité, force : & envers les plus gros qui n'auront point de sujetz vouloir sa sentence estre irrevocable & se maintenir en telle opinion que personne ne pense le tromper ny abuser.

5 : Le prince qui donnera cette estime de sa personne, s'aquerra grande reputation : & contre celuy qui est en telle reputation on ne se bande pas facilement, & ne l'assaut on pas de leger, pour le moins si on connoist qu'il soit excellent & redouté des siens.

6 : Car un Prince doibt avoir paour de deux costez, l'un au dedans à cause de ses sujetz, l'autre dehors, a raison des potentatz estrangers,

7 : desquelz il se defendra par force d'armes & de ses bons amis : & s'il est puissant en armes il aura tousiours bons amis :

8 : & les affaires des sujetz seront assurés, si ceux des estrangers le sont, si d'aventure ils n'estoient troublez par quelque trahison : & quand bien les estrangers se voudroyent remuer, s'il a ordonné son cas & vescu comme i'ay dit, il soustiendra tousiours (s'il ne s'abandonne luy-mesme) tout le heurt & alarme, comme l'on raconte que feit Nabide de Sparte.

9 : Mais quant a ses sujetz, si les affaires de dehors ne se remuent, il doibt craindre qu'ilz ne coniurent secretement : de quoy un Prince s'assurera, s'il ne se fait point hayr ne mepriser & si le peuple se tient content de luy : tellement qu'il est force qu'il en avienne comme i'ay deduit une fois plus amplement.

10 : Or un des plus certains remedes qu'ayt le Prince contre les coniurations, c'est de n'estre point hay ne meprisé du populaire : pource que voluntiers celuy qui brasse la conspiration estime qu'il contentera le peuple par la mort du Prince : mais s'il pensoit l'offencer il n'auroit pas le courage de l'entreprendre.

11 : Car ceux qui pratiquent une trahison ont infinis empeschemens : que il ne soit ainsi nous voyons par experience que de plusieurs coniurations qui se sont menées bien peu ont esté mises à chef :

12 : veu qu'un homme ne coniurera pas tout seul : quand est de s'acompagner, il ne sauroit sinon de ceux qu'il croit estre malcontens. Or soudain que vous avez decelé vostre fantasie a un qui est malcontent, vous luy donnez occasion de se contenter, d'autant que s'il vous decouvre il gaignera ce qu'il luy plaira. De sorte que voyant le gain assuré de ce costé, de l'autre incertain & perilleux, il faut bien ou qu'il te soit amy singulier ou ennemy obstiné du Prince, pour te garder la foy.

13 : Pour reduire donc la chose en peu de parolles, de la part de celuy qui coniure ce n'est que toute paour, soupeçon, crainte de la peine qui l'epouvente : mais pour le Prince vous avez la maiesté de la Principauté, les loix, la defence des amys & de ses estatz, qui le gardent,

14 : tellement que cela ioint a la bienveillance du populaire, il est impossible qu'aucun soit si temeraire de coniurer. Car ordinairement si un qui conspire se doute de quelque infortune devant qu'il ayt fait le coup, il le doibt encore plus craindre apres que le trouble est avenu & qu'il a le peuple ennemy, ne pouvant par ce moyen trouver lieu de sauveté.

15 : Sur cette matiere ie pourroys alleguer infinis exemples, mais ici ie me veux contenter d'un seulement, qui avint du temps de noz peres.

16 : Annibal Bentivoille ayeul d'Annibal qui est de present estoit Seigneur de Boulongne, & fut occis par les Cannesques qui conspirerent contre luy, ne laissant aucun hoir de son corps que Iehan qui estoit au berceau : incontinent apres ce meurtre la commune s'emeut & tua tous les Cannesques,

17 : ce qui procedoit de l'amitié des personnes que la maison des Bentivoilles s'estoit gaignée. Laquelle fut si grande que n'estant demeuré personne qui peust apres la mort d'Annibal gouverner le peuple, mais ayant quelque advertissement qu'il y avoit à Florence un de la race des Bentivoilles, estimé iusqu'alors filz d'un mareschal, les Boulongnois envoyerent querir à Florence & luy donnerent le gouvernement de Boulongne : lequel il mania tant que Iehan parvint en aage pour estre Prince luy mesme.

18 : Somme que le Prince ne doibt avoir grand paour des coniurations, pourveu que le peuple luy soit amy : mais s'il ne l'ayme point il se doibt craindre de chacun & de toutes occasions.

19 : Aussi les pays bien regiz & les Princes sages ont tousiours par toutes manieres mis leur esperit à ne faire point tumber les grands en desespoir & de satisfaire au peuple & le rendre content, à raison que c'est une des plus pressez affaires & plus important qu'ait le Prince.

20 : Le royaume de France est un des bien ordonnez que l'on sache de notre temps : auquel on trouverra infinies bonnes constitutions dont depend la sure liberté du Roy : desquelles la premiere est le Parlement & son autorité.

21 : Car celuy qui premier establit la forme du gouvernement de ce royaume, connoissant l'ambition des plus gros & leur outrecuidance, estimant estre necessaire d'avoir quelque frein qui les bridast, d'autrepart avisant la hayne que la commune portoit aux plus puissans estre fondée sur la paour qu'elle avoit d'eux, la voulant asseurer, il ne feit pas que le Roy prendroit cette charge particuliere, pour le delivrer de la contention qu'il pourroit avoir avec les grands seigneurs, en soulageant le menu peuple ou avecque luy en favorisant les gentilz-hommes :

22 : pource il y constitua un iuge tiers, lequel, sans que le roy s'en empeschast abbaisseroit les plus grans & souleveroit les plus petis : or ne peut-il inventer meilleur moyen à la seureté du Roy & du royaume.

23 : De quoy se tirera un tres-bon advertissement : que les Princes doivent laisser exercer par les autres les charges ruineuses, mais les favorables & gratieuses ilz les doivent exercer eux-mesmes.

24 : Ie conclu de rechef qu'un Prince doit faire cas des plus gros, mais ne se laisser pourtant hayr du peuple.

25 : Il semblera peut estre à quelques gens que si l'on considere bien le cours de la vie & la mort de plusieurs Empereurs de Romme que leurs exemples se trouveront contraires a cette mienne opinion, m'alleguant quelqu'un avoir vecu tousiours d'une grande vertu de courage neanmoins ou bien qu'il auroit perdu l'Empire, ou auroit esté tué des siens par coniuration.

26 : Donques pour bien respondre à ces doutes, ie discourray un peu sur la qualité d'aucuns Empereurs deduisant les causes de leur ruine, qui ne sont pas fort differentes à ce que i'ay devant dit, proposant à ceux qui lisent les histoires de ces temps, à considerer en partie les affaires notables.

27 : Sur quoy me suffise de prendre tous les Empereurs qui furent depuis Marc le philosophe iusques à Maximin, qui furent Marc, Commode son filz, Pertinax, Iulian, Severe, Antonin Caracalle son filz, Macrin, Heliogabale, Alexandre, & Maximin.

28 : Premierement convient noter veu qu'és autres Principautez il faut seulement combatre la convoitise des plus grands & l'emeute du peuple, les Empereurs Romains avoient une tierce difficulté, de supporter l'avarice & cruauté des soldats

29 : (chose facheuse à endurer) aussi fut elle cause de la destruction de plusieurs, estant malaisé de contenter les soldats & le peuple. A raison que le peuple aime le repos & la paix (aussi aime il les Princes modestes) & les soldats aiment le Prince qui ait le courage à la guerre, qui soit insolent, cruel & ravisseur, lesquelles qualitez ils vouloient qu'il exerçast contre le peuple pour avoir doubles gages & assouvir leur avarice & cruauté.

30 : De là vint que les Empereurs qui par nature ou par art n'avoient telle reputation qu'ils peussent tenir l'un & l'autre en bride, tousiours alloient de mal en pis :

31 : & la plus grand part d'eux (principalement ceux qui comme nouveaux hommes parvenoient à l'Empire) aprez avoir connu les difficultez de ces diverses humeurs, ilz se tournoient à contenter les soldats, ne tenant pas grand conte de mal traitter le peuple,

32 : ce qui leur estoit force. Car ne pouant les Princes faillir qu'ils ne soient hays de quelqu'un, ils doivent premierement mettre peine de n'estre point hays en general de tous, & s'ils ne le peuvent faire, pour le moins ils se doivent estudier en toutes manieres d'eviter l'inimitié de ceux qui sont les plus puissans.

33 : Au moyen de quoy les Empereurs qui pour leur nouveauté avoient besoin de faveurs extraordinaires estoient plus volontiers du party des soldats que de la commune. Ce qui neanmoins leur tournoit à bien, aucunefois à mal, selon que le Prince savoit bien se maintenir avec eux en bonne reputation.

34 : Pource Marc, Pertinax & Alexandre tous de vie modeste, amateurs de la iustice, ennemis de cruauté, humains & courtois, firent tous piteuse fin, excepté Marc qui vescut & mourut fort honorablement.

35 : Car il vint à l'Empire par heritage & succession ne le reconnoissant ne des gensd'armes ne du peuple : outre ce qu'il estoit accompaigné de plusieurs vertuz qui le rendoient venerable, & a tenu tout du long de sa vie, un party & l'autre sans passer les bornes, & ne fut iamais hay ne mesprisé.

36 : Mais Pertinax fut fait Empereur contre la volonté des soldats, lesquels estans accoustumez de vivre à l'abandon soub Commode ne pouvoient endurer cette vie honneste, à laquelle Pertinax les vouloit reduire : & de là ayant conceu hayne contre luy, & à cette hayne aiousté un contemnement (d'autant qu'il estoit vieil) il fut ruiné tout au commencement de son Empire.

37 : Sur ce passage faut noter que la hayne s'acquiert autant par les bonnes euvres que par les mauvaises : à ce (comme i'ay dit dessus) si le Prince veut maintenir ses estats, il est souvent contraint à faire mal.

38 : Car quand cette communauté ou du peuple ou des gensd'armes ou des grans quels qui soient (desquels on estime avoir affaire pour se maintenir) est une fois corrompuë, il faut suivre son train & luy satisfaire : alors les bonnes euvres ne sont pas les meilleures.

39 : Mais parlons d'Alexandre, lequel fut d'une si grande bonté, qu'entre les autres loüanges qu'on luy attribue en xiiij. ans qu'il a tenu l'Empire, il ne fit onques mourir personne sans bonne iustice : neanmoins d'autant qu'il avoit la renommée de estre effeminé & homme qui se laissast gouverner par sa mere, il vint en mepris si bien que l'armée conspira contre luy & le tua.

40 : Au contraire discourant les qualitez de Commode, Severe, Antonin Caracalle & de Maximin, vous les trouverez avoir esté fort cruels & pillars : car pour contenter les gensd'armes, ils n'oublierent pas une sorte d'iniure & d'outrage qui se pust exercer contre le peuple :

41 : aussi tous hors mis Severe eurent mal-heureuse issue : d'autant que Severe estoit de si grande vertu, qu'ayant gaigné les cueurs des soldats, encore que le peuple fust fort tourmenté par luy, si put il bien regner heureusement. Car ses excellences & perfections le rendoient tant emerveillable devant les soldats & peuples, que les uns demeuroient d'une certaine maniere estonnez, & les autres obeissans & satisfaits.

42 : Or pource que ses faits ont esté bien fort grands pour un Prince nouveau, ie veux monstrer brevement, comme il a bien sceu pratiquer le personnage du lyon & du renard : lesquelles natures ie dy comme dessus qu'il faut qu'un Prince sache bien contrefaire.

43 : Connoissant Severe la nonchallance de Iulian qui estoit Empereur, il mit en fantasie à l'ost (duquel il estoit Capitaine en Sclavonie) qu'il estoit bon d'aller à Romme venger la mort de Pertinax, lequel avoit esté tué par la garde Imperiale :

44 : & soub ceste couleur sans faire semblant de pretendre à l'Empire, fit marcher son armée vers Romme, arrivant en Italie devant qu'on sceust qu'il fust party.

45 : A son retour à Romme il fut eleu Empereur par le Senat, par crainte, & fit tuer Iulian.

46 : Il luy restoit donques aprez tel commencement deux difficultez pour se vouloir faire Seigneur de tout, l'une en Asie, où Niger lieutenant en chef des legions Asiatiques s'estoit fait appeller Empereur, l'autre en Ponent contre Albin lequel se vouloit pretendre au mesme tiltre.

47 : Et pource qu'il voyoit bien que c'estoit une chose fort dangereuse de se declarer ennemy à tous deux, il se delibera d'assaillir Niger & de tromper Albin, auquel il escrivit comme ayant esté eleu Empereur par le Senat, il luy vouloit communiquer cette dignité & de fait luy presenta le tiltre de Cesar & par arrest du Senat le fit son consort à l'Empire : ce qui fut accepté comme veritable par Albin.

48 : Mais aprez que Severe eust emporté la victoire & fait mourir Niger, & apaisé les affaires d'Orient, estant de retour à Romme, il se complaignist en plain Senat d'Albin, lequel comme mal reconnoissant les plaisirs receus de luy, avoit marchandé à le faire meurdrir en trahison : parquoy estoit contraint d'aller punir son ingratitude. Depuis il le fut trouver iusques en Gaule & luy osta la vie & le gouvernement.

49 : Qui donques droittement examinera ses euvres, trouvera qu'il fut un courageux lyon & un fier renard & connoistra qu'il s'est fait craindre & reverer de chacun, sans avoir esté hay des gens de guerre, & ne s'esmerveillera point si estant de basse condition, il a peu tenir un si puissant Empire. Car sa tresgrande reputation l'a tousiours defendu de la hayne que le peuple eust peu concevoir contre luy pour ses pilleries.

50 : Antonin son filz estoit aussi un excellent personnage, & avoit en soy des perfections singulieres qui le rendoient admirable à son peuple & agreable à ses soldats : car il estoit homme de guerre, endurant tout travail, ne tenant conte des viandes delicates ne d'autres voluptez & mignardises : ce qui le rendoit aymable à tout son camp.

51 : Neanmoins sa cruauté fut si horrible, qu'ayant apres beaucoup d'executions particulieres fait mourir grande partie du peuple de Romme & tout celuy d'Alexandrie, il vint en hayne à chacun & commença d'estre craint de ceux-là-mesmes qui estoient à l'entour de luy, en sorte qu'il fust occis par un centenier au mylieu de son camp.

52 : Sur ce point il faut noter que les meurdres semblables à cestuy-cy, qui viennent ainsi du cueur de quelque un qui l'a pourpensé de longue main & se l'a mis en la teste, ne se peuvent eviter par le Prince : car un simple homme auquel il ne chaut de mourir le peut bien mettre à chef. Mais un Prince doibt bien craindre moindres choses que cela : car on n'en void gueres avenir :

53 : seulement il doibt prendre garde de ne faire grandes iniures à nul de ceux desquels il se sert & qui sont autour de sa personne ou au maniement de ses affaires : comme avoit fait Antonin qui avoit outrageusement fait mourir un frere du centenier & le menassoit tous les iours, & neanmoins le tenoit à la garde de son corps : ce qui estoit une faute assez grande à le ruiner comme il avint.

54 : Mais venons à Commode, qui pouoit facilement tenir l'Empire, d'autant qu'il l'avoit par succession, estant filz de Marc & luy suffisoit d'ensuivre le chemin de son pere : car s'il l'eust fait il eust contenté & le peuple & les soldats :

55 : toutefois estant d'un esperit cruel & bestial, affin qu'il peust saouler sa pillerie sur le peuple, il commença à entretenir l'armée & lui donner licence. D'autre part ne tenant pas bien son reng & gravité (car il descendoit souvent aux echaffaux à combattre contre les ecrimeurs & faisoit autres choses fort viles & indignes de la magesté Imperiale) il devint abject & de peu de conte envers ses soldats,

56 : de sorte qu'estant hay d'une part & meprisé de l'autre par coniuration il fut tué.

57 : Reste maintenant à deduire la façon de Maximin, qui fut fort vaillant personnage & par ce que les soldats estoient las & ennuyez de la mignardie d'Alexandre (duquel i'ay par cy devant discouru) aprez sa mort ils eleurent Maximin Empereur : mais il ne le fut pas longuement, car deux choses le firent hayr & mepriser :

58 : l'une d'autant qu'il estoit de basse condition, ayant autrefois gardé les brebis en Thrace, ce qui estoit assez notoire par tout, & le mettoit en grand dedain envers tous.

59 : L'autre estoit qu'ayant au commencement de sa Principauté differé d'aller à Romme & entrer en possession du siege Imperial, il avoit donné opinion à chacun d'estre merveilleusement cruel, ayant par ses Lieutenants à Romme & en autres lieux de l'Empire fait exercer de grandes cruautez :

60 : tellement qu'estant tout le monde fort indigné pour la vilité de sa lignée, d'autre costé le hayssant pour crainte de sa cruauté : premierement l'Afrique, aprez le Senat avec tout le peuple de Romme & toute l'Italie conspira contre luy, tellement que son camp mesme assiegeant Aquilée & trouvant qu'il y avoit de la difficulté à la prendre, estant faché de la cruauté de l'Empereur, & le craignant moins par ce qu'il avoit tant d'ennemis, le mit à mort.

61 : Ie ne veux point parler ne d'Heliogabale ne de Macrin ne de Iulian, lesquels pour estre du tout infimes furent aussi tost aneantis. Mais ie viendray à la conclusion de ce discours, disant que les Princes de notre temps n'ont point cette grande difficulté de contenter extraordinairement les gens de guerre en leur gouvernement : car nonobstant qu'il faille avoir quelque egard à eux, toutefois il est facile d'en venir à bout : par ce que le Prince de maintenant ha plusieurs armées ensemble qui soient vieilies avec les gouvernemens & administration des Provinces, comme estoient celles de l'Empire de Romme.

62 : Donc s'il estoit alors necessaire de contenter les soldats plus que la commune, la raison est par ce que les soldats avoient plus grande puissance que le peuple : auiourd'huy il est beaucoup plus necessaire à tous Princes (hors mis le grand Seigneur & le Soudan) d'estre bien vouluz de la commune que des soldats, car ils ont plus de puissance.

63 : Duquel nombre i'excepte le grand Seigneur, qui tient tousiours à l'entour de sa personne douze mille hommes de pied & quinze mille chevaux (desquels depend la sureté & force de son païs) & faut que sans avoir aucun egard à son peuple, il se les maintienne en amitié :

64 : semblablement le royaume du Soudan qui est totalement fondé en main de soldats, il faut qu'aussi bien luy que l'autre, sans autrement avoir grand respect au peuple se les conserve amis.

65 : Il faut noter que ce païs du Soudan est tout d'une autre Principauté : par ce qu'il est semblable à la Papauté entre les Chrestiens. Car on ne peut dire que ce soit une Principauté de succession ou nouvelle, d'autant que les filz du Prince decedé n'en demeurent pas heritiers & Seigneurs, mais celuy qui est eleu en ce degré par ceux qui en ont l'autorité.

66 : Estant donc estably en cette façon de toute ancienneté on ne le peut appeller Principauté nouvelle, & les difficultez n'y sont point qui surviennent en une nouvelle : car combien que le Prince soit nouveau, toutefois le gouvernement est ancien & ordonné pour le recevoir, comme s'il estoit hereditaire :

67 : mais retournons à nostre matiere. Ie suis d'avis que celuy qui voudra bien considerer le discours precedent, verra la hayne ou le mepris avoir esté cause de la ruine des Empereurs sus-nommez, & connoistra encore d'où provint qu'une partie d'eux se gouvernant en une sorte, les autres en une autre, en chacune de ces sortes les uns ont bien fait leurs besongnes, les autres mal.

68 : Car à Pertinax & Alexandre, pource qu'ils estoient nouveaux, ne fut pas bon d'imiter Marc qui estoit en la Principauté par heritage. Semblablement Caracalle, Commode & Maximin, prindrent un dangereux party de vouloir ensuivre Severe, car ilz n'avoient pas la vertu si grande qu'elle suffist à vouloir suivre sa trace.

69 : Pourtant un nouveau Prince ne peut bien imiter les faits de Marc ny encore est necessaire d'ensuivre ceux de Severe. Mais il doibt prendre de Severe ce qui'l luy semble expedient à bien fonder ses estats & de Marc, les choses qui luy semblent estre convenables pour conserver une Seigneurie desia bien stable & assurée.

20. Si les forteresses, citadelles et plusieurs autres choses que les Princes font, leur portent proufit ou dommage. Chap. 20.

1 : Aucuns Princes pour tenir surement leurs estats ont tiré les armes hors des mains de leurs suiets, les autres ont tenu en bandes & factions leurs villes,

2 : les troiziemes ont nourry des inimitiez contre eux-mesmes, les autres encore ont gaigné le cueur de ceux qui leur estoient suspectz au commencement de leur regne,

3 : aucuns ont basty des forts, & les autres les ont abbatus & mis par terre.

4 : Et bien que sur tout cecy on n'en puisse donner sentence determinée, si on ne vient à particulariser les païs esquels estoient prinses telles deliberations : neanmoins ie parleray en general de cette matiere comme elle pourra comporter.

5 : Le Prince nouveau donques ne doibt point defendre les armes à ses suiets, mais au contraire s'il les trouve mal aguerris il les doibt tousiours adresser aux armes. Car si les fortifie les forces se font siennes & ceux qui luy sont suspectz deviennent fideles, ceux qui l'estoient s'y maintiennent & ses suiets se font ses partisans.

6 : Et pource que tous les suiets ne se peuvent armer, par le moyen de ceux ausquels on fait plaisir en les aguerrissant on se maintient en plus grande sureté contre les autres : & ce moyen de proceder qu'ils connoissent en un Prince au contraire des autres les luy rend encore plus obligez, les autres s'excusent, estimant que ceux ont mieux merité d'estre armez, ausquels le danger estoit plus grand & l'obligation aussi.

7 : Mais quand on leur oste les armes, on commence à les offencer desia, estimans qu'on se deffie d'eux, ou pource qu'ils sont coüars ou traitres : or l'une & l'autre de ces deux opinions fait concevoir haine envers le Prince. Mais d'autant qu'il faut estre bien garny d'hommes d'armes, il est force d'avoir de la gend'armerie estrangere, de laquelle nous avons dit cy devant, quelle estoit : & ores qu'elle fut bonne, il n'est possible qu'il y en ayt tant qu'elle nous puisse defendre des ennemis puissans & des suiets mutins.

8 : Pource le Prince en nouvelle Principauté ha tousiours armé & fortifié ses suiets de ces exemples, les histoires sont toutes pleines.

9 : Mais quand un Prince aqueste nouvellement quelques provinces qu'il annexe comme un membre à une autre plus ancienne Principauté, alors est necessaire d'affoibloir ce païs, hors mis ceux qui en le conquestant se sont decouvers estre pour luy. Et ceux là mesmes, avec le temps & aux occasions, il les doibt affoiblir, bref conduire si bien son affaire, que toutes les forces de ses estats soient en ces propres soldats, qui estans de son ancienne obeissance vivent tousiours auprez de luy.

10 : Noz ancestres & ceux qu'on estimoit bien sages, souloient dire qu'il falloit tenir Pistoie par factions, & Pise par forteresses : partant ils nourrissoient en aucunes villes à eux suiettes les divisions, pour en ioüir tousiours plus aisement.

11 : Or au temps que l'Italie estoit quasi balancée en deux, ce devoit estre bien fait, mais aujourd'huy il ne me semble pas que l'avertissement puisse estre bon. Car ie n'estime pas que les partialitez & ligues puissent iamais porter proufit, au contraire quand l'ennemy approche d'une ville meslée de troubles, elle s'en va facilement perdue : car ceux qui auront du pire en la ville, se ioindront volontiers avec les ennemis assaillans, & l'autre part ne pourra se defendre toute seule.

12 : Ie croy que les Venitiens perduadez de telles raisons entretenoient les sectes des Guelfes & Gibellins és villes à eux suiettes, & combien qu'ils ne les laissassent iamais venir iusques à l'effusion de sang, toutefois nourrissoient entre eux ces partialitez, affin que les citoyens empeschez d'icelles ne se revoltassent.

13 : Neanmoins il ne leur succeda pas bien, comme l'on veid par experience : car aussi tost qu'ils furent deconfis à Vaila, une partie d'entre eux s'enhardit & leur tollit la Seigneurie.

14 : Sembables exemples donc monstrent bien la foiblesse du Prince, car en une Principauté puissante iamais on ne permetroit ces partialitez, à raison qu'elles ne sont bonnes qu'en temps de paix, quand on peut par ce moyen plus facilement renger ses suietz : mais survenant la guerre, on void bien qu'il n'y gist pas grande sureté.

15 : Pour certain les Princes, quand ils viennent à bout de leurs entreprises & des traverses qu'on leur fait, ils en sont plus grands : pource la fortune principalement quand elle veut faire un Prince nouveau puissant (lequel a plus grand besoin d'aquerir reputation qu'un hereditaire) luy suscite des ennemis, faisant naistre des menées contre luy, afin qu'il ayt occasion de les surmonter, & par l'echelle que ses ennemis luy dresseront, monter plus haut :

16 : mesmes plusieurs estiment qu'un sage Prince quand il en aura l'occasion doibt subtilement nourrir quelques inimitiez, affin que les ayant vaincues il en rapporte plus grande loüange.

17 : Les Princes specialement ceux qui sont nouveaux, ont trouvé plus de foy & d'assurance proufitable en ceux qui au commencement de leur venue aux estats ont esté tenus pour suspectz, qu'en ceux desquels ils se confioient le plus.

18 : Pandolphe Petrucci Prince de Sienne gouvernoit ses estats plus par le moyen de ceux qui luy estoient suspectz, que des autres.

19 : Mais on ne peut pas fort generalement parler de cette matiere, car elle change selon le sujet : Ie diray seulement une chose, que ces personnes qui au commencement estoient ennemies du Prince, s'ils sont de basse qualité, tellement que pour se maintenir ils aient besoin d'appuy, facilement le Prince se les peut gaigner, & eux d'autant plus sont contrains à le servir fidelement, qu'ils connoissent leur estre necessaire d'abbatre avec les euvres, cette mauvaise opinion qu'on avoit d'eux conceuë.

20 : Par cette maniere le Prince en tire plus de proufit, que de ceux lesquels le servant en trop grande assurance manient les affaires par nonchalloir.

21 : Et puis qu'il vient à propos, ie ne veux pas oublier de ramentevoir à nostre Prince qui a conquis nouvellement quelque seigneurie par l'ayde & faveur de ceux du païs, qu'il avise bien qu'elle occasion les a meuz à le favoriser,

22 : & si ce n'est point affection naturelle envers luy, mais que ce soit seulement pource qu'ils ne se contentoient pas de la façon de gouverner precedente, à grand peine les pourra l'on retenir en amitié, car il luy sera impossible de les pouoir contenter.

23 : Et si nous discourons bien par les exemples qu'on peut tirer des choses anciennes & modernes la cause de cecy, nous trouverons qu'il est beaucoup plus facile d'aquerir l'amitié de ceux qui se tenoient pour bien contens du regime qui paravant estoit & pour lequel ils luy estoient ennemis, que de ceux lesquels pour ne s'en contenter point, luy sont devenuz amis, cerchant à le favoriser pour occuper le pais.

24 : La coustume a esté que les Princes pour pouoir tenir plus surement leurs estats, bastissoient forteresses & citadelles, qui servissent de bride & de mors à ceux qui penseroient leur resister, & pour avoir un seur refuge contre leur premier assaut :

25 : la maniere en est à priser, d'autant qu'anciennement elle estoit en usage. Neantmoins de notre temps messire Nicole Vitelle a rasé deux forts en la ville de Castel pour tenir le païs. Guidebaud Duc d'Urbin estant remis en ses estats, desquels il avoit esté chassé par Cesar Borge, il abbatist rez pieds rez terre toutes les forteresses du païs, estimant que s'il n'y en avoit point, il ne l'en perderoit pas de rechef si aisement : les Bentivoilles retournez à Boulongne en firent de mesme.

26 : Donques sont les forteresses proufitables ou nuisibles selon le temps, & si elles servent en une chose, elles portent dommage en une autre :

27 : sur quoy on pourroit faire ce discours. Le Prince qui a plus grand doute de son peuple que des estrangers doit bastir forteresses, mais celuy qui craint plus les estrangers que les suietz, ne s'en doit point soucier.

28 : Le chasteau de Milan que François Sforce a basty, a fait & fera plus grand dommage à la maison des Sforces, que nul autre desordre & trouble qui soit avenu au païs :

29 : somme que la meilleure citadelle qui soit, c'est de n'estre point hay du peuple : car encore qu'on tienne les forts & quel le peuple veuile assaillir le Prince, ils ne le sauveront pas, à raison qu'aprez que les suiets ont prins les armes, ils n'auront iamais faute d'estrangers à venir à leur ayde.

30 : De notre temps on n'a point veu qu'elles aient porté grand proufit à Prince quelconque, sinon à la Comtesse de Furly aprez la mort du Comte Hierôme son mary : car par ce moyen elle peut se sauver de la fureur du peuple, & attendre le secours de Milan, & puis recouvrer ses estats : mais lors la chose estoit de telle sorte, que les estrangers ne pouoient ayder le peuple.

31 : Depuis elles ne luy proufiterent pas beaucoup quand Cesar Borge l'assaillit, & qu'il s'allia de son peuple qui la hayssoit :

32 : parquoy tant à cette fois qu'à l'autre premiere il luy eust mieux valu pour le plus seur de entretenir l'amitié & bonne grace de son peuple, que les forteresses de son païs.

33 : Toutes ces choses considerées, ie loüeray de faire des forteresses & de n'en faire point : mais ie blasmeray celuy qui se fiant en elles ne fait pas conte d'estre hay du peuple.

21. Comme se doibt gouverner le Prince pour s'acquerir reputation. Chapitre 21.

1 : Il n'y a rien qui fasse tant estimer un Prince que parachever hautes & magnanimes entreprises & donner de soy exemples dignes de memoire.

2 : De notre temps nous avons Fernand d'Arragon a present Roy d'Espaigne, lequel se peut bien nommer nouveau Prince, car d'un petit Roy il est devenu par honneur & renommée un des plus puissans Roy de la Chrestienté : duquel si l'on considere bien les faitz & avancemens, on les trouvera tres-grands & aucuns mesmes estranges & irreguliers.

3 : Au commencement de son regne il assaillit le païs de Grenade, & fut cette entreprise le fondement de ses estatz :

4 : car il la feit tout à l'ayse, sans monstrer contenance d'en estre empesché, detenant les esperis & occupant les fantaisies des barons de Castille, lesquels vaquans à cette guerre ne pouvoient entendre a aucune mutation ou nouvelleté. Ce pendant il aquestoit autorité & puissance sur eux qui ne s'en doutoient nullement. Outre ce qu'il entretenoit aux despens de l'Eglise & du peuple un camp en armes, faisant un fondement par cette guerre si longue à sa gend'armerie, aguerrissant ses soldats, lesquels depuis luy ont acquis honneur.

5 : D'avantage pendant qu'il s'aprestoit à plus grande entreprise, pour se servir tousiours de la religion, il se mit à pratiquer une saincte cruaute, chassant les Marranes de son païs, & l'en depeuplant. Car on ne sauroit donner exemple plus digne de pieté ne plus singulier.

6 : Et soub ce mesme manteau & pretext il envahit l'Afrique, feit le voyage d'Italie, finablement il guerroya la France :

7 : & ainsi ha tousiours ourdi & brassé choses grandes, lesquelles ont tenu les voluntez de ses sujetz en branle pour attendre comme s'en passeroit & finiroit la menée : puis en admiration, voyant qu'elle luy succedoit a souhait.

8 : S'il avenoit autrement, il savoit fort bien faire sourdre une guerre de l'autre, de maniere que iamais il ne donnoit loisir à ses sujetz de se reposer & luy faire fascherie.

9 : Il proufite beaucoup encore au Prince de faire choses excellentes & dignes de memoire non iamais faites ny oüyes és affaires du gouvernement de son païs, sembables à celles que se content du Seigneur Bernard de Milan : comme quand quelqu'un ayt manié les affaires ou bien ou mal, trouver un nouveau moyen de punition ou recompense, duquel on puisse parler à iamais.

10 : Sur toutes choses le Prince doibt s'appenser & appliquer son esperit a se faire donner une renommée de grand & excellent :

11 : encores est beaucoup estimé le Prince quand il a le bruit d'estre vray amy ou ennemy, c'est a dire que sans aucun respect il se declare en faveur de quelqu'un ou contre l'autre :

12 : lequel party est tousiours beaucoup plus proufitable que demourer neutre. D'autant que si deux de tes voisins puissans Seigneurs viennent à s'esmouvoir guerre l'un contre l'autre, ou ilz sont de telle qualité qu'aprez la victoire de l'un des deux tu doive redouter celuy qui aura gaigné, ou bien qu'il ne t'en puisse chaloir :

13 : en chacun de ces cas sera tousiours ton plus court de te descouvrir & formaliser pour une partie & faire la guerre à bon escient. Car en premier lieu il ne faut point douter que tu ne doive estre la proye du victorieux si tu ne te declares, d'avantage celuy qui aura esté vaincu en sera tres-ayse & content : mesmes en cela tu ne pourras avoir aucune raison ny excuse pour laquelle il te doive defendre ou recevoir : pource que celuy qui a gaigné ne veut point d'amis faints & suspectz, & qui ne l'aydent pas en ses adversitez : le vaincu ne te veut pas recevoir, d'autant que tu n'as pas voulu par armes secourir sa fortune.

14 : Apres qu'Antiochus fut passé en Grece, par le moyen des Etholes, pour en chasser les Romains, il manda des ambassadeurs aux Achées qui estoyent amys des Romains, les priant qu'ilz fussent neutres & leur persuadant qu'ilz ne s'emeussent ne pour l'un ne pour l'autre : d'autre costé les Romains leur mettoyent en teste de prendre les armes pour eux.

15 : Cette matiere vint en deliberation au conseil des Achées, où l'ambassadeur d'Antioque leur remonstroit qu'ilz devoyent estre neutres, auquel l'ambassade des Romains respondit que quant à ce party de vous neutralizer, qu'on dit estre le meilleur à vostre estat & sureté, il n'y a rien qui vous soit plus contraire, d'autant que si vous ne vous entremettez de la guerre, sans grace ou reputation aucune, vous demourerez à la discretion & proye du vainqueur.

16 : Aussi vous verrez tousiours que celuy qui n'est pas vostre amy vous priera de demourer neutre & celuy qui vous aymera vous sollicitera a vous decouvrir amy par armes :

17 : mais aujourd'huy les Princes mal resoluz en cette partie, pour eviter ce leur semble les presens & prochains dangers suyvent le plus souvent la neutralité & le plus souvent aussi sont ruinez.

18 : Plustost quand un Prince se decouvre gaillardement en faveur d'une partie, si celuy lequel il favorise gaigne encores qu'il soit puissant, & que tu demoures à sa discretion, toutefois l'obligation & l'amitié iurée est si grande, que les hommes ne sont iamais si deshonnestes qu'avec un tel exemple d'ingratitude il te viennent courir sus : en aprez les victoires ne sont iamais tant heureuses, qu'on ne doive avoir egard à plusieurs respectz principalement à la Iustice.

19 : Or si celuy duquel tu te seras allié, perd, nonobstant il te recevra tousiours & tant qu'il pourra il te soustiendra, tellement que tu deviens compaignon d'une mesme fortune, laquelle se peut relever.

20 : En second lieu quand ceux qui se guerroyent l'un l'autre sont de telle qualité que tu n'ayes point a craindre celuy qui emportera la victoire, tant plus sagement sera ce fait d'adherer a quelqu'un d'eux, pource que tu vas à la deconfiture de l'un avec l'ayde de l'autre, qui le devroit sauver s'il estoit sage, car si tu gaigne, l'un & l'autre demeure à ta discretion : d'avantage il est bien difficile qu'avec ton ayde l'un ne gaigne.

21 : Sur quoy il faut noter qu'un Prince se doibt bien garder de ne faire point compagnie en guerre avec un plus puissant que soy, pour guerroyer un autre : sinon quand la necessité le contraint, comme nous avons dit cy dessus : pource que si l'autre gaigne tu demoures à sa sujection ce que les Princes doivent fuir, de ne demeurer à la discretion d'autruy.

22 : Les Venitiens s'allierent avec les François pour faire guerre contre le Duc de Milan & se pouvoyent bien abstenir de cette societé, de laquelle vint leur perte :

23 : mais quand on ne la peut eviter (comme il avint aux Florentins) lors que le Pape Iules & les Espagnolz vindrent avec leurs armées assaillir la Lombardie, alors doit un Prince s'allier, pour les raisons susdictes.

24 : Or que nul seigneur ne pense iamais choisir un party qui soit sur, qu'il estime plustost les prendre tous incertains : car l'ordre des choses humaines est tel, que iamais on ne peut fuir un inconvenient, sinon que pour encourir un autre. Toutefois la prudence gist à savoir connoistre la qualité de ces inconveniens & choisir le moindre pour le meilleur.

25 : Outre ces choses un Prince doibt monstrer qu'il ayme les vertuz, & doit porter honneur à ceux qui sont singuliers en chacun art :

26 : aprez, il doibt donner courage à ses citoyens de pouoir paisiblement exercer leurs vacations tant à la marchandise qu'au labourage, bref en toute autre occupation humaine à fin que le laboureur ne laisse ses terres en friche de paour qu'on les luy oste & le marchand ne vueille plus commencer nouvelle trafique pour la grandeur des impositions.

27 : Le Prince doncques donnera recompense a ceux qui honnestement s'employeront à conduire ses armées, & en quelque autre maniere que ce soit d'enrichir sa ville ou son païs.

28 : D'avantage il doibt en certain temps de l'année esbatre & detenir son peuple en festes & ieux : ou pource que chasque ville est divisée en mestiers & lignées le Prince doibt faire cas de ces assemblées & s'accompagner d'elles quelque fois : & faire parler de soy en quelque estime de courtoisie & magnificence : neantmoins qu'il ne derogue point à la dignité & excellence de sa maiesté : car elle ne luy doit iamais faillir.

22. Des secretaires d'un Prince. Chap. 22.

1 : Il n'y a pas peu d'affaire à un Prince de savoir bien choisir des serviteurs, lesquelz deviennent ou bons ou mauvais selon la prudence du Prince.

2 : Donc la premiere coniecture qu'on fait d'un Seigneur & de son cerveau c'est de veoir les hommes qu'il tient à l'entour de luy : lesquelz s'ilz sont suffisans & fideles on le pourra tousiours estimer sage d'autant qu'il les a sceu connoistre suffisans & se les maintenir fideles. Mais quand ilz sont autres on peut tousiours asseoir un sinistre iugement, pource que cette premiere faute qu'il a faitte porte consequence au reste de sa vie & a l'opinion qu'on aura de luy.

3 : Il n'y avoit celuy qui connust Anthoine de Venafre serviteur du Seigneur Pandolfe Petrucci Prince de Siene qui n'estimast Pandolfe de l'avoir eleu à son service.

4 : Or pource qu'il y a des cerveaux de trois sortes, les uns qui entendent les choses d'eux-mesmes, les autres quand elles leur sont enseignées, les troisiemes qui ne par soymesme ne par enseignement d'autruy veulent rien comprendre : Le premier moyen est tres-excellent, le second est singulier, le tiers est du tout inutile. Il faloit donc necessairement que si le Seigneur Pandolfe n'estoit au premier degré des bons Princes, qu'il fust pour le moins au second.

5 : Pource que toutesfois & quantes l'homme à le iugement de connoistre le bien ou le mal qu'un autre fait ou dit, encore que de soymesme il ne puisse pas si bien inventer les choses, toutefois il connoist bien lesquelles sont bonnes ou mauvaises de son serviteur, corrigeant les unes & recompensant les autres : veu que son serviteur ne peut esperer de l'abuser & pource il marche droit.

6 : Or comme le Prince pourra connoistre son serviteur & sa nature, voicy un enseignement qui ne faut jamais. Quand tu vois un serviteur penser plus a soy qu'à toy & qu'en tous ses maniemens & affaires il regarde à son proufit, tel serviteur ne vaudra iamais rien & ne t'y dois point fier ;

7 : pource que celuy qui gouverne & tient en sa main tout le gouvernement d'un Prince ne doibt iamais penser à s'enrichir, mais plustost son maistre : & ne luy doibt parler de rien, sinon de ce qui touche le Prince & qui appartienne aux affaires de son païs. Et d'autre part le Prince pour maintenir son serviteur en cette bonne affection doibt souvent penser a luy, luy donnant honneurs & finances, se l'obligeant à soy & luy communiquant du proufit aussi bien que de la peine, à fin que les grans biens & richesses qu'il luy donnera soient cause qu'il n'en desire point d'autres, & les grosses charges qu'il soustiendra luy facent craindre les nouveautez : connoissant bien qu'il ne se pourroit maintenir en cet estat sans luy.

8 : Quand donc les Princes & serviteurs sont telz, ilz se peuvent fier l'un à l'autre : autrement la fin en sera tousiours dommageable tant à l'un qu'à l'autre.

23. Comme l'on doibt fuir les flateurs. Chap. 23.

1 : Ie ne veux pas laisser ny oublier une grande faute & matiere d'importance, de laquelle les Princes d'auiourd'huy ne se peuvent facilement exempter, s'ilz ne sont tres-sages & bien avisez à savoir choisir les personnes,

2 : entre autres les flateurs : de laquelle matiere les livres sont pleins d'exemples. Pource que les hommes se complaisent tant en leurs propres affaires & se flatent de telle maniere, qu'à grand peine se sauvent ilz de cette peste,

3 : de laquelle si on se veut defendre il en peut avenir un autre danger d'estre estimé de peu de cueur : Car il n'y ha point meilleur moyen de trancher la broche aux flateurs, sinon qu'on donne entendre aux personnes qu'ils ne feront point de desplaisir en disant la verité : Mais aussi quand chacun peut dire la verité, l'honneur & reverence qu'on doit porter au Prince faut au besoin.

4 : Dont le Prince prudent doibt tenir un tiers moyen, ayant pour son conseil des gens entenduz, ausquelz & non à d'autres, il donnera liberté de luy dire la verité de ce qu'il leur demandera seulement : aussi doibt-il interroger de tout & oüir leurs opinions & puis conclure là dessus a part soy à sa mode.

5 : Puis en ses conseils, & envers un chacun particulierement se porter en sorte, qu'il n'y ait celuy qu'il ne connoisse, que tant plus librement on parlera plus luy sera agreable : outre ceux là n'ouïr autre personne, poursuivre tousiours ce qu'il aura deliberé & estre entier en ses meures deliberations.

6 : Qui fait autrement, ou bien il est abbatu par les flateurs, ou bien il est variable, pour la diversité des iugemens des hommes, d'où vient le peu d'estime qu'on ha de luy.

7 : A ce propos ie veux amener un exemple de notre temps. Messire Luc l'un des gens de Maximilian Empereur à present regnant parlant de sa maiesté disoit, qu'elle ne se conseilloit à personne, toutefois ne faisoit rien de sa fantaisie,

8 : ce qui procede de ce qu'il ne se gouverne autrement que nous n'avons declaré pource que l'Empereur estoit fort secret, ne communiquant ses opinions à personne & ne prenant l'avis de nul : mais ainsi comme il les vouloit mettre en effet, on commençoit à les connoistre & descouvrir : lors ceux qu'il avoit à l'entour de luy contredisoyent & luy comme trop doux s'en deportoit. De là venoit que ce qu'il faisoit un iour il le defaisoit l'autre, & qu'on ne pouoit entendre ce qu'il avoit deliberé de faire & que l'on ne se pouvoit fonder sur son conseil.

9 : Partant un Prince se doit tousiours conseiller & demander l'avis à plusieurs quand il luy semblera bon nompas au gré des autres, ains plustost doit renvoier le conseil de celuy qui s'ingere de le conseiller s'il ne luy demande. Aussi doibt-il estre de son costé grand demandeur & s'enquerir souvent, & de plusieurs, puis ouïr paciemment la verité touchant ce qu'il interrogue, & qu'il sçait que quelqu'un pour certain respect ne luy en die pas ce qu'il en pense, s'en facher.

10 : Et d'autant qu'aucuns estiment qu'il y a des Princes lesquelz ont bruit d'estre sages, non pas qu'ilz soyent telz de leur nature, mais par les bons cerveaux qu'ilz ont autour d'eux, pour certain qu'ilz se trompent bien fort :

11 : car ceste regle cy generale ne faut iamais, qu'un Prince s'il n'est sage de soy-mesmes ne sauroit estre bien conseillé, si d'aventure il ne se repose & remet entierement sur un seul qui le gouverne du tout & que celuy là soit homme fort avisé :

12 : en ce cas il pourroit estre bien conseillé, mais il seroit de petite durée, pource que tel gouverneur en peu de temps le depouilleroit de ses estatz.

13 : D'autre part s'il prent le conseil de plusieurs, iamais il ne les trouvera d'un mesme accord, & luy, s'il n'est de tres-bon iugement, ne les pourra bien accorder : puis de ses conseillers chacun pensera à son proufit particulier, & luy ne les pourra corriger ne connoistre. Or n'en trouve l'on point d'autres aujourd'huy, car les hommes decouvrent à la fin leur mechanceté, si necessairement ilz ne sont contraints d'estre bons.

14 : Somme ie conclu que le bon conseil, soit de qui on voudra, vient de la prudence du Prince, & non pas au contraire le sage gouvernement d'un Prince du bon avis de ses gens.

24. Pourquoy ont les Princes d'Italie perdu leurs potentatz. Chap. 24.

1 : Si les advertissemens que nous avons donnez par cy devant sont bien pratiquez par le Prince, ilz le feront apparoir ancien ou il sera nouveau & le rendront en moins de rien plus assuré & certain de sa seigneurie que si de longue main de ses ancestres il estoit en possession du païs.

2 : Pource qu'un Prince nouveau est beaucoup plus observé en ses affaires que celuy qui est roy par heritage : & quand ses façons sont connues estre vertueuses, elles gaignent plustost le cueur des personnes & l'obligent d'avantage que le sang & race des roys predecesseurs.

3 : Car les hommes sont beaucoup plus epriz des choses presentes qu'ilz voyent que des passées, & quand és choses presentes ilz se trouvent bien, ilz en iouïssent & ne cherchent autre chose : mais au contraire ilz le defendent en toute maniere qu'il leur est possible, moyennant que le Prince és autres affaires ne fasse point tort à soy-mesmes & ne leur faille point à l'esperance,

4 : & par ce moyen il aura double loüange, tant pour avoir donné le commencement à sa nouvelle Seigneurie que de l'avoir establie & fortifiée de bonnes loix, armes, amys & bons exemples : comme l'autre recevra double honte & infamie, puis qu'estant né Prince par le peu de soing qu'il a mis, il a laissé perdre son estat.

5 : Maintenant si l'on considere bien les faitz & manieres des Princes d'Italie qui ont perdu leur province, comme le Roy de Naples, Duc de Milan & autres, on trouvera en eux de la faute commune, quant aux armes, pour les causes qui ont esté cy dessus discourues au long. Depuis on verra quelqu'un d'eux ou qui aura eu son peuple ennemy, ou bien s'il l'a aymé il ne s'est peu donner garde de l'inimitié des grands,

6 : pource que s'il n'y a de ces deffauts, les estatz voluntiers ne se perdent point pourveu qu'ils soyent si grands qu'ilz puissent entretenir un armée en campagne.

7 : Philippe de Macedoine non pas le pere d'Alexandre le grand, mais celuy qui fut vaincu par T. Quinte, n'avoit pas grand païs au pris de la puissance des Romains & des Grecs qui le vindrent assaillir ; neanmoins pource qu'il estoit homme qui entendoit le fait de la guerre & qui savoit entretenir ses gens & se fortifier contre les plus grandz de son royaume, il soutint par longues années la guerre contre ses ennemys : & si à la fin il perdit quelques villes, toutefois retint tousiours le royaume.

8 : Pource noz seigneurs d'Italie, lesquelz estoient d'une ancienne succession Princes par heritage s'ils ont perdu depuis, qu'ilz n'en accusent point la fortune, mais leur paresse, d'autant qu'ils n'ont iamais pensé en temps de paix d'avoir guerres & mutations. Ce qui est un commun defaut a tous les hommes de ne faire conte de la tempeste quand la mer est calme ou bonace : puis quand les orages sont venuz : ilz ont plustost pensé de se sauver que de se defendre, ayant esperance que le peuple ennuyé du mauvais traittement des vainqueurs, le deust r'appeller.

9 : Lequel party en deffaut d'autres est bon : mais c'estoit tres-mal avisé d'avoir laissé eschapper les autres moyens & remedes, pour celuy la, car il ne faut point se laisser cheoir, estimant de trouver quelqu'un qui nous releve,

10 : par ce qu'il n'avient pas souvent, ou s'il avient, ce n'est pas chose sure, estant cette defence des honneste & dependente d'autruy nompas de soy. Or ces defences seulement sont bonnes, certaines, & durables, qui dependent proprement de tes vertuz.

25. Combien peut la fortune és choses humaines et comment on y peut resister. Chapitre 25.

1 : Ie sçay bien qu'aucuns furent & sont en opinion que les affaires de ce monde soyent gouvernez de Dieu & de la fortune : tellement que les hommes avec toute leur sagesse ne les peuvent adresser, n'y mettre aucun remede : par ainsi ilz pourroient estimer, qu'il ne fallust point se travailler beaucoup és choses humaines, mais se laisser du tout aller à l'aventure.

2 : Cette opinion a eu plus grand cours en notre temps, pour la merveilleuse inconstance des gouvernemens qu'on a veuz & void on tous les iours hors de toute coniecture des hommes :

3 : si bien qu'y pensant aucunefois moy-mesme, en partie ie me laisse tomber en cet erreur.

4 : Neanmoins à fin qu'il ne soit force d'accorder ensemble que notre liberal arbitre soit du tout estaint & aboly, i'estime qu'il peut estre vray que la fortune soit maistresse de la moitié de noz euvres : mais aussi qu'elle nous en laisse gouverner l'autre moitié ou un peu moins,

5 : Ce que ie puis descrire par une comparaison d'une riviere coutumiere de deborder, laquelle se courrouçant noye à l'entour des plaines, boute bas les arbres & maisons, derobe d'un costé de la terre pour en donner autrepart, chacun fuit devant elle, tout le monde cede à sa fureur, sans y pouvoir remparer.

6 : Et combien qu'elle soit ainsi furieuse en quelque saison, si est-ce que quand elle est retraitte en son vaisseau & que le temps est paisible, les hommes ne laissent pas à pourvoir, & par rempars & par levées, de sorte que si elle croist & qu'elle vueille une autrefois se deborder, ou elle se degorgeroit par un certain canal ou ne feroit pas le degast si dangereux & dommageable.

7 : Ainsi est de la fortune, laquelle demonstre sa puissance és endroits ou il n'y a point de vertu dressée pour luy resister & tourne à grand force au lieu ou elle sçait bien qu'il n'y a point de rempars faitz contre elle.

8 : Et si vous considerez bien l'Italie, laquelle est le siege propre à ces changemens, vous la verrez estre une vraye campagne sans levées ne deffences aucunes. Or si elle estoit remparée & bien munie de convenables vertuz, comme est l'Alemaigne, la France & l'Espaigne, ces grandes ravines n'auroient pas fait si merveilleux deluges comme elles ont fait, ou bien n'y seroyent point du tout avenuës.

9 : Et me suffise avoir dit cela quant est de resister à la fortune en general.

10 : Pour entrer plus particulierement à la matiere ie dy qu'on void auiourd'huy un Prince avoir la vogue soudain le lendemain ruiner sans l'avoir apperceu, changer ou de nature ou de quelque qualité que ce soit : ce que ie croy qui procede premierement pour les occasions & raisons, que nous avons cy dessus amplement deduites : C'est à savoir qu'un Prince qui s'appuie totalement sur la fortune, tumbe, ainsi comme elle change.

11 : Ie pense aussi que celuy soit heureux qui sçait bien se gouverner selon la qualité & condition du temps : & celuy malheureux qui ne procede pas de bonne maniere en s'accordant & accommodant au temps :

12 : parce qu'on void les hommes és choses qui les conduisent au but où chacun vise (qui est l'honneur & la richesse) y parvenir par diverses voyes, les uns observant des egards par douceur, les autres par une fureur : cestuy cy par force, cestuy-la par art, aucuns par patience, les autres par son contraire : par toutes lesquelles manieres on peut assurer au but.

13 : Outre-plus on void pareillement deux qui se gouverneront chacun avec consideration, l'un parvenir, l'autre ne parvenir point à son dessein : on veoid aussi d'autre costé deux desquelz l'un usera de modestie l'autre d'audace, qui prospereront egalement, encores que leurs manieres de faire soyent diverses : car l'un procedera par modestie, l'autre par audace : ce qui ne provient d'autre chose sinon que de la sorte du temps qui se conforme, au contraire a leur façon de faire.

14 : De la mesme source vient ce que i'ay dit devant, que deux qui s'avancent diversement, sortissent un mesme effect & que deux autres suyvront un mesme moyen, desquelz l'un frappera son but, l'autre demourera costier.

15 : Encore de la mesme cause, descendent les mutations des biens : pource que si quand un qui se gouverne par prudence & patience, le temps & les affaires tournent si bien à propoz, que sa maniere soit trouvée bonne, il se portera heureusement : mais si la saison se tourne il sera destruit : s'il ne change aussi façon de faire.

16 : Le pis est, qu'il n'y a personne si bien avisé qui le puisse faire : tant pource qu'on ne peut se destourner de là où le naturel nous pousse, tant aussi que si quelqu'un ha tousiours prosperé à cheminer par un moyen, on ne luy peut mettre en teste que ce soit bien fait de s'en retirer :

17 : ainsi l'homme respectueux, quand il est temps d'user d'audace, il ne le peut faire, dont procede sa ruine : que si le naturel tournoit avec le vent & les affaires, sa fortune ne changeroit point.

18 : Pape Iules second en tous ses faits proceda d'une telle impetuosité, que trouvant le temps semblable & conforme à cette sienne maniere, il vint tousiours à bout de ses entreprises :

19 : considerez la premiere de Boulongne du vivant du seigneur Iehan Bentivoille,

20 : les Venitiens ne s'en contentoient point, le roy d'Espagne & le roy de France en consultoient ensemble, neanmoins luy par sa fureur & hardiesse marcha en personne à ce voyage :

21 : ce qui fit demeurer en bransle tant les Venitiens, que les Espagnols, ceux là par crainte, ceux cy par desir de recouvrer tout leur royaume de Naples. D'autre part le roy de France voulut estre de la partie, car desirant tenir le Pape en amitié pour chastier les Venitiens, il estimoit qu'il ne luy eust pu bonnement refuser secours de ses gens, sans l'offencer manifestement.

22 : Pape Iules donques marchant luy-mesmes hautainement paracheva ce que iamais autre Pape avec toute la prudence humaine n'eust fait :

23 : car s'il eust attendu à partir de Romme, iusques à tant que tous les articles eussent esté assurez & les choses bien ordonnées (comme eust fait quelque autre Pape) iamais l'affaire ne fust bien sorty. Pource que le Roy de France eust trouvé dix mille excuses, les autres luy eussent mis au devant infiniz accidens à craindre.

24 : Ie me tairay de parler de ses autres actions, car elles ont esté semblables, & toutes furent bien achevées : mais la breveté de sa vie ne luy a pas laissé essayer le contraire, d'autant que si le temps fust survenu qu'il eust esté besoin de se gouverner par une sage modestie, sa ruyne en ensuyvoit : car il n'eust iamais changé son stile & ses façons naturelles.

25 : Ie conclu donques que selon le changement de la fortune, si les hommes demeurent en leurs manieres entiers, ils seront heureux s'ils accordent avec le temps, s'ils n'accordent pas, ils seront mal-heureux.

26 : Outre cela i'ay opinion, qu'il soit meilleur d'estre brave, que modeste : à cause que la fortune est maistresse, & qu'il est necessaire pour la tenir suiette, de la batre & choquer :

27 : aussi veoid on communement qu'elle se laisse plus tost vaincre de ceux-là, que des autres qui procedent froidement : car elle est tousiours amie des ieunes gens, comme femme, pource qu'ils sont moïns respectifs, plus courageux, & qui par leur audace luy commandent.

26. Enhortement à delivrer l'Italie des Barbares. Chap. 26.

1 : Considerant donc à par moy toutes les choses cy dessus deduittes, & pensant en moy-mesme si de present le temps qui court pourroit estre tel, d'honnorer un Prince nouveau & s'il y auroit matiere qui donnast occasion à un prudent & vertueux personnage d'introduire un gouvernement de Principauté nouvelle, qui luy apportast honneur & proufit à la communauté des hommes : il me semble qu'il y a tant de choses qui viennent toutes en faveur d'un Prince nouveau, que i'estime onques temps n'avoir esté plus propre à cela que cestuy-cy.

2 : Or si, comme i'ay dit autrefois, il estoit necessaire pour veoir les vertuz de Moïse, que le peuple d'Israël fust esclave en Egypte : pour connoistre la grandeur de Cyre, que les Perses fussent tyrannisez des Medes : pour faire apparoir l'excellence de Thesée, que les Atheniens fussent escartez :

3 : ainsi de present pour vouloir connoistre la vertu d'un esperit Italien, il estoit besoin que l'Italie fust conduitte és termes esquels on la void & qu'elle fust plus suiette que les Iuifs, plus serve que les Perses, plus separée que les Atheniens, sans chef, sans ordre, batue, dechirée, nuë, pillée, bref qu'elle eust enduré toutes sortes de malheurs.

4 : Et combien que iusques à present il se soit monstré quelque petite apparence de pouoir respirer, par le moyen de quelqu'un qui fust ordonné de Dieu pour sa delivrance, neanmoins on a veu comme au plus hault cours de ses menées, il a esté reprouvé & rechassé de la fortune,

5 : en sorte que demourée quasi morte, elle attend qui pourra estre celuy qui guerisse ses playes & mette fin aux pillages & sacagements de Lombardie, aux maletostes & tailles du royaume de Naples & de la Tuscane, & reconsolide sainement ces apostumes, qui ja long temps coulent en fistule.

6 : Voyez comme elle prie Dieu qu'il luy envoye quelqu'un qui la rachete de ces cruautez & tirannies Barbares.

7 : Voyez aussi comme elle est preste & disposée à suivre une enseigne, pourveu qu'il s'offre quelqu'un qui la veuille lever.

8 : Or n'a elle point esperance qu'autre maison sinon que la vostre tres-excellente se fasse chef de cette delivrance, puis qu'elle est & par ses vertuz & fortunes si haut exaltée & de Dieu & de l'Eglise, de laquelle elle tient le gouvernail.

9 : Cela ne vous sera pas malaisé, si vous proposez devant les yeux les faits & vies de ceux que ie vien d'alleguer. Et jaçoit que tels personnages aient esté rares & merveilleux, si furent ils hommes, & chacun d'eux eut moindre occasion que celle que vous avez, n'estant point leur entreprise plus iuste ne plus facile que ceste cy, & ne leur fut point Dieu plus favorable ou amy, qu'il vous est.

10 : Icy connoistra l'on la iustice : car cette guerre est iuste, laquelle est necessaire : & ces armes là sont pitoyables, hors desquelles on n'espere rien.

11 : Icy est un tres-grand ordre & consentement : or ne peut estre que là où il y a si bon ordre il y ait beaucoup de affaire, pour le moins s'il retient de la conduitte de ceux que ie vous ay proposé pour exemple.

12 : Outre cela on peut voir des choses extraordinaires que Dieu a parfaittes en cette matiere, ce qu'il ne fit iamais en autre : la mer s'est ouverte : une nuë vous a decouvert le chemin : la bonté vous a versé des eaux : il a pleu de la manne : toute chose est convenue à vostre grandeur,

13 : le demourant gist en vous : Dieu ne veut pas entreprendre de faire tout luy-mesmes, pour n'oster point le liberal arbitre & une partie de ceste loüange que nous pouvons avoir.

14 : Aussi n'est il pas de merveilles si nul des autres Italiens, desquels nous avons fait mention, n'a peu faire cela, qu'on espere que fera vostre illustre famille : & si en tant de changemens d'Italie & maniemens d'affaires il semble que la vraie façon & vertu de guerre soit estainte : car cela procede, d'autant que le gouvernement du temps passé n'estoit pas bien ordonné & n'est encores venu personne qui en ait trouvé de meilleur.

15 : Il n'y a chose qui cause tant d'honneur à l'homme qui nouvellement croist, comme font les nouvelles loix & bonnes ordonnances par luy inventées. Telles choses quand elles sont bien fondées, & ont une grandeur, luy acquerent une maiesté merveilleuse :

16 : maintenant en Italie la matiere ne deffaut point d'introduire toute sorte de gouvernement. C'est là où il y a une grande force aux membres, moyennant qu'elle ne faille point au chef :

17 : prenez exemple aux combats & faits d'armes d'un seul contre un autre, ou de peu contre peu, comme les Italiens y ont du meilleur par force, par adresse, & par leur esperit : mais quand ce vient aux batailles, ils ne comparoissent point, ils ont du pire.

18 : Et tout cela provient de l'insuffisance des Capitaines : car ceux qui bien entendent ne sont pas obeys, & semble à chacun qu'il s'y entend, veu que personne iusques à ceste heure ne s'est encore tant elevé, ne par vertu ne par fortune, comme s'abaissent & se laissent aller les autres.

19 : D'où procede qu'en long espace, durant tant de guerres lesquelles passé a 20. ans on a menées, quand il y a eu un camp tout d'Italiens, il s'est tousiours mal porté : pour tesmoings seront la iournée de Fornoue, d'Alexandrie, Capue, Gennes, Vaila, Bolongne, Mestre.

20 : Si donques vostre tres-cellente famille veut ensuivre ces vertueuses personnages, qui ont delivré leur païs, avant toutes ces choses, il est necessaire de se garnir de propres armes, comme vray fondement de toute entreprise : d'avantage pource qu'on ne sauroit avoir de plus vrais ne fideles soldats : Et bien que chacun d'eux soit bon en particulier, tous ensemble deviendront meilleurs quand ils se verront estre gouvernez, honnorez, entretenus de leur Prince :

21 : il est donc necessaire de se fournir de ses forces, affin que par la vertu Italienne on se puisse defendre des estrangers.

22 : Et bien que la fanterie Espagnole & Suisse soit estimée terrible, neanmoins en l'une & en l'autre y a un deffaut, à raison duquel une tierce institution de gens de guerre pourroit non seulement leur faire teste, mais s'assurer de les vaincre :

23 : car les Espagnols ne peuvent soustenir le heurt des chevaux, & les Suisses doivent avoir paour de rencontrer des gens de pié aussi acharnez à combattre qu'ils sont. Telle veoid on l'experience, que les Espagnols ne peuvent soustenir la gendarmerie Françoise & que les Suisses sont rompus volontiers par une fanterie Espagnole :

24 : & combien que ce dernier point nous n'ayons entierement connu, neanmoins on en veid grande apparence en la iournée de Ravenne, quand les gens de pié Espagnols s'attacherent aux bataillons des Lansquenets, qui gardent un mesme ordre que les Suisses. Là où les Espagnols par l'agilité de leur corps, avec ayde de leur boucliers estoient entrez pas dessoubs entre les picques & se pouvoient assurer de tailler les Alemans en pieces sans que les Alemans fussent secourus d'autrepart, & n'eust esté la cavallerie qui se rua sur les Espagnols, ils eussent deffait les Alemans.

25 : Ayant donc ainsi connu le defaut de ces deux fanteries, on en peut ordonner une de nouveau qui ne craigne autre quelconque, & si tienne bon contre les chevaux : ce qui se fera non par la nation du soldat, mais par le changement de la discipline. Telles choses sont du nombre des nouvelles inventions qui donnent reputation au Prince nouveau.

26 : Parquoy ne doibt on pas laisser perdre cette occasion, à ce que l'Italie puisse veoir aprez un si long temps luy apparoir un qui la delivre.

27 : Ie ne saurois pas suffisamment declarer de combien grande affection il seroit receu en tous ces païs, qui en ont enduré pour ces descentes & quasi ravines d'estrangers en Italie. De quel desir de vengeance sur eux ? De quelle entiere foy ? De quelles pitoiables larmes ?

28 : Quelles portes luy fermeroit on ? Quel peuple luy refuseroit obeissance ? Quel envieux s'opposeroit à luy ? Quel Italien ne luy envoyeroit secours ? Cette barbare tyrannie est à tous ennuyeuse.

29 : Or vostre excellente maison entrepreigne cette conduitte, d'une telle esperance & courage qu'on ouvre des iustes guerres, affin que soub votre enseigne ce païs soit ennobly & soub votre guidon soit verifié ce dit de Petrarque :

Vertu contre furie

Armes prendra et tost la deffera,

Car és cueurs d'Italie

Vaillance antique est encore et fera.

FIN DU PRINCE DE MACHIAVEL.