Le Prince / Traduction de Gaspard d'Auvergne (1553)

Version numérisée accessible sur GoogleBooks (édition de 1572 des Discours de l'estat de paix et de guerre - pages  619 et suivantes)

 

Fiche biblio (exemplaire BNF de 1571)

Ce texte résulte de la transcription par Laure Raffaëlli-Péraudin -directement sur support informatique- de l'ouvrage conservé à la BNF du Prince  traduit par Gaspard d'Auvergne et publié en 1553 par E. de Marnef à Poitiers, republié en 1571 par E. de Marnef à Paris (FRBNF30853312).

 

NICOLAS MACCHIAVELLI, au magnifique Laurens filz de Pierre de Medicis, Salut.

1 : Ceux qui desirent acquerir faveur a l'endroit d'un Prince, ont volontiers de coustume faire leur entrée par presens de choses qu'ilz ont pour les plus cheres ; ou esquelles ilz le cognoissent prendre communement plus de plaisir. Au moyen de quoy lon voit maintesfois leur estre presentez chevaux, harnois d'armes, draps de soye, pierres precieuses, et semblables ornemens dignes de leur grandeur et magnificence.

2 : Moy doncq desirant m'offrir a vostre maiesté, avec quelque tesmoignage de mon obeissance envers icelle, ie n'ay trouvé entre toutes mes richesses, et besongnes chose que i'aye plus chere, ne que i'estime tant, que la cognoissance des affaires de grandz personnages, par moy apprise, moyennant une bien longue experience des choses modernes, et une continuelle leçon des antiques. Laquelle apres l'avoir par un long temps, et grande diligence examinée, et maintenant reduitte en un petit volume, i'ay bien voulu presenter a vostre maiesté.

3 : Et encores que l'oeuvre me semble bien indigne de comparoistre devant les yeus d'icelle, i'espere toutesfois, que vostre humaine bonté la vous rendra plus recevable ; consideré qu'il ne vous peut estre fait un plus precieux don de ma part, que vous fournir du moyen, par lequel en peu de temps vous pourrez entendre tout ce, que par l'espace de si longues années, avecque infinis malaises, et dangers ie me suis efforcé d'aprendre, et parfaittement cognoistre.

4 : Ce que toutesfois ie n'ay point voulu orner, ne remplir de clauses amples, ou paroles enflées, et factueuses, ne l'enrichir d'autre parement exterieur, dont, plusieurs ont de coustume d'escrire, et embellir leurs oeuvres. Il me suffira seulement ou que mon livre n'ait rien du tout qui le recommande, ou que la seulle verité de la matiere, et gravité du subiet le face trouver bon.

5 : Et ne faut point que lon m'impute a presumption, si un homme de basse condition et qualité entreprend de discourir sur le reglement du fait des Princes : Car tout ainsi que ceux, qui iugent l'assiette d'un païs, descendent volontiers es plaines et bas lieux, pour considerer la nature des montaignes, et places eslevées : et pour contempler celles des bas endroitz, montent sur le haut des montaignes : Semblablement pour bien congnoistre le naturel des peuples, il faut estre Prince : et pour entendre celuy des Princes, il est necessaire d'estre du ranc du peuple.

6 : Vostre Maiesté recevra doncq ce petit livret d'aussi bon cueur, que ie luy presente : lequel s'il est d'elle soingneusement leu et considere, facilement elle apparcevra dans iceluy un extreme mien desir, que i'ay de la voir quelque iour parvenir a celle grandeur, que la fortune et ses autres vertueuses qualitez luy promettent.

7 : Et si du sommet de sa hauteur quelquefois elle tourne sa face vers ces bas lieux, elle congnoistra clairement, combien sans mon merite ie souffre de longue main un grand, et continuel maltraittement de fortune.

1. Combien il y a d'especes de Principautez et par quelz moyens elles s'acquierent. Chapitre I.

1 : Tous les estatz, et seigneuries, qui ont eu, et ont domination sur les hommes, ont esté, et sont ou Republiques, ou Monarchies.

2 : Or les Monarchies se possèdent ou comme hereditaires (c'est à sçavoir desquelles ont esté d'ancienneté possesseurs les ancestres de celuy, qui en est auiourdhuy seigneur) ou bien sont nouvelles.

3 : Les nouvelles sont ou entierement, et en leur totalité nouvelles, comme fut le Duché de Milan a Francisque Sforze : ou sont comme membres adiointz a l'estat hereditaire du Prince, qui les a conquises : comme est de present le Royaume de Naples au Roy dEspagne.

4 : Or ces seigneuries ainsi acquises sont accoustumées ou d'estre au paravant soubz la subiection d'un Prince, ou de vivre en liberté. Et s'acquierent avec les armes et secours d'autruy, ou avec ses propres forces, ou par fortune, ou bien par vertu.

2. Des Seigneuries et Monarchies hereditaires. Chapitre II.

1 : Ie lairray en arriere le propos des Republiques, parce qu'en autre endroit i'en ay parlé assez au long,

2 : et me delibereray d'escrire seulement des principautez, suyvant le proiet de la precedente division, enseignant comme ces Monarchies se peuvent gouverner, et longuement entretenir en leur estat.

3 : Ie dy doncq' qu'il y a beaucoup moindres difficultés a maintenir les païs, et seigneuries hereditaires accoustumées d'obeïr au sang de leur Prince, qu'il n'y a aux nouvellement acquises : parce qu'il suffit seulement au seigneur naturel n'outrepasser les loix, et ordonnances de ses predecesseurs, et temporiser au reste selon les fortunes. De sorte qu'il sera facile a un tel Prince, encores qu'il soit de mediocre esprit, et conduicte, se continuer tousiours en la tranquille possession de ses terres : si ce n'estoit une extraordinaire et excessive force d'ailleurs, qui l'en deboutast. Et bien quil en fust privé, la chance ne sçauroit si peu tourner a lencontre de l'usurpateur nouveau, qu'aysement il n'y retourne.

4 : Nous en avons en Italie le Duc de Ferrare pour exemple, lequel ne resista aux assaux, et guerres que les Venitians luy firent l'an mil.iiii.c.iiii.xx.iiii. et ceux du Pape Iule l'an m.v.c.x. que par le moyen de l'ancienneté de sa maison en ce Duché.

5 : Car un Prince naturel n'a point tant d'occasions, ne de besoin de rigoureusement traicter ses subietz, que le nouveau, desquelz par consequent est necessaire qu'il soit aymé. Et si ses estranges vices et complexions ne le font bien fort haïr, il sera naturellement tousiours bien voulu des siens,

6 : tellement que par le vieil enracinement, et continuation de son regne, les causes et souvenances des changemens demeurent estainctes, parce qu'une fraische, et nouvelle mutation laisse tousiours une attente à l'edification, et entreprise d'une autre.

3. Des Principautez mixtes. Chapitre III.

1 : Mais les difficultez consistent en la nouvelle seigneurie, mesmement en celle qui n'est du tout nouvelle, ains est comme membre, lequel ioint ensemble avecques les anciens païs de l'usurpateur, se peut appeller mixte principauté. Les variations de ceste monarchie naissent en premier lieu d'une naturelle difficulté, qui est en toutes les terres nouvellement acquises : parautant que les hommes changent volontiers de seigneur pensans y amender : et ceste opinion les induict communement se revolter contre celuy qui gouverne. En quoy il se deçoivent le plus souvent, se voyans apres par l'experience de beaucoup empirez.

2 : Ce qui depend d'une autre naturelle et ordinaire necessité, qui fait que tousiours on est contrainct fouller ceux, de quoi lon se voit devenu nouveau Seigneur, soit par continuelles compagnies de gens de guerre, ou aultres infinies oppressions qui suivent communement un nouvel acquest :

3 : De façon que tu te trouves avoir pour ennemis tous ceux que tu has vexez, et molestez en l'occupation de ce nouveau principat. Et ne peux retenir pour amis ceux, qui ont aydé a t'y mettre, pour ne pouvoir si bien les recompenser qu'ilz s'attendoient de l'estre, ny user envers eux de remede rigoureux, te sentant leur estre obligé. Par ainsi encores qu'un tel entrepreneur soit merveilleusement fort, et fondé sur nombre de gens, si a il besoing pratiquer la faveur de ceux du païs, qu'il a conquis.

4 : Et pour ceste seulle faulte le Roy Loys xii. Roy de France, perdit en aussi peu d'espace de temps le Duché de Milan, qu'il avoit auparavant occupé. Et n'en fut la premiere fois deietté que par ses propres forces, a cause que les Milannois, qui l'avoient au commancement receu, se trouvans deceuz de leur opinion, et frustrez des advantages et commoditez qu'ilz esperoient de luy, ne pouvoient souffrir le superbe traictement dont le nouveau Prince leur usoit.

5 : Bien est vray que les païs rebellez estans pour la seconde fois recouvrez et reconquis, se perdent apres beaucoup plus malaisément : d'autant que le seigneur retourné, prenant couverture sur la derniere rebellion, lasche avec moindre respect la bride a la cruauté, affin de s'en asseurer pour l'advenir, punissant les coupables, descouvrant les suspectz, et renforsant les plus foibles endroictz de son estat.

6 : Tellement qu'ayant esté suffisant un conte Ludovic de faire perdre Milan aux François pour la premiere fois, en mutinant seulement les estatz sur les confins et frontieres du Duché, il luy fallut pour la seconde empescher tout le demourant du monde contre le Roy, et que toutes les forces de l'armée françoise fussent premierement desconfittes, et chassees de l'Italie. Ce qui provint par l'aide, et moyen des occasions susdictes,

7 : et par ainsi les françois en furent par deux diverses fois depossedez. Or quant a la premiere perte de Milan, les causes universelles s'en sont desia assez discourues : Reste a entendre celles de la seconde, et declarer quelz remedes pouvoit avoir le Roys Loys, ou un autre qui seroit en semblables termes, pour se pouvoir mieux et plus longuement maintenir en la chose conquise, qu'il ne feit,

8 : Ie dy donq'que les païs lesquelz comme freschement gagnez s'adioingnent a un estat ancien sont ou d'une mesme province et langue avecques les terres patrimonialles de l'aquereur ou non.

9 : S'ilz en sont il n'a rien si facile que de les garder, mesmement quand c'est peuple non accoustumé de vivre en liberté. Et suffist pour seurement les posseder d'extirper et esteindre du tout la race du Prince, qui les seigneurioit au paravant : parce qu'en leur conservant en autres choses leurs anciennes loix et franchises, et ne deguisant poinct les vieilles coustumes, le peuple se repose facilement du parsus : Comme lon a veu par experience en la Bourgoigne, la Bretaigne, la Gascongne, et la Normandie, qui ont vescu si longuement en paix soubz la couronne de France. Et encores que il y aye quelque difference de langage, toutesfois leurs modes de vivre sont presque semblables, et se peuvent entre eux aisément compatir.

10 : Qui veut doncques les maintenir siens apres les avoir acquis, faut necessairement qu'il face deux choses comme i'ay dict. L'une d'abolir entierement le sang, et la memoire de leur precedant seigneur : L'autre de ne immuer leurs premieres loix et impositions de tailles : a fin que par ce moyen le nouveau païs soit en peu de temps rendu un mesme corps avecques l'ancien.

11 : Mais quand tu viens a conquerir seigneurie sur quelque nation d'autre langue, de diverses coustumes, et manieres de vivre, que la tienne, alors naissent les grandes et penibles difficultez. Et est besoing en telz affaires estre pourveu d'un heur extraordinaire, et merveilleuse conduicte, pour les retenir longuement en ta subiection.

12 : Tellement que le plus grand et efficace remede, que i'y voye, est d'aller demourer sur les lieux en sa propre personne. Car c'est le seul moyen, qui peut rendre la possession de telz païs plus asseurée et durable : comme le grand Turc a faict de la Grece : lequel oultre les bonnes ordonnances par luy introduites afin de la retention de cest estat, s'il n'y eust d'abondant transporté son siege, il eust esté impossible, qu'il luy fust demouré :

13 : par ce qu'estant present sur le lieu lon pourvoit promptement aux abus, et secrettes machinations qui y peuvent naistre. N'y estant point, lon n'en sçait nouvelles, sinon quand elles sont si grandes, que lon n'y peut plus remedier. Davantage la province n'est point si subiecte a estre pillée des officiers que tu y a mis, pour le prochain recours qu'a le peuple a son Prince, lequel en est a ceste cause mieux aimé des ses bons subiectz, et beaucoup plus crainct des mauvais. Et quiconque des voisins voudroit entreprendre d'assaillir telle seigneurie, auroit un peu besoing d'y penser autant que s'y mettre, parce qu'il est fort malaisé de luy oster ce païs tant qu'il s'y tiendra.

14 : Il y a encores un autre meilleur remede, qui est d'eriger Colonies, et envoyer certain nombre de ton peuple naturel en un, ou deux endroitz de ces terres nouvellement acquises, pour y habiter et servir comme de clefz a cest estat, d'autant qu'il est necessaire ou d'en user ainsi, ou y entretenir quantité de gens de cheval, et de pié.

15 : Au regard des Colonies, elles ne sont pas de grand despense, et peut lon les y envoier et tenir sans aucuns ou bien petitz frais, faisant seullement tort a ceux qu'on deschasse des lieux, pour faire place aux nouveaux habitans. Et quant aux dechassez, ce n'est qu'une bien petite partie de la province,

16 : lesquelz pour demourer pauvres et exillez, sont de là en avant hors le pouvoir de nuyre. Les autres que lon a laissez, paisibles en leur premier estat, il est vray semblable qu'ilz n'entreprendront rien, craignans que pour leur rebellion il ne leur advint de mesme

17 : Ie concluz donq que ces Colonies n'estans point de grand despense, sont beaucoup plus seures et moins dommageables, et ceux qui en sentent la perte demourans pauvres et esperduz, ne peuvent faire grande nuysance (comme i'ay desia dit.)

18 : Dequoy il faut noter que lon doit apprivoiser les hommes par une certaine doulceur, ou bien les destruire, et apauvrir du tout, par ce que volontiers ilz se vengent des legeres offenses, demeurans en leur entier : et des griefves ilz ne peuvent, leur en ayant osté le moyen. Tellement que les iniures faites a lhomme doivent estre en sorte, qu'elles ne soient subiectes a craincte de la vengeance.

19 : Mais au lieu de Colonies voulant y tenir ordonnances de gens de guerre, il s'y despend infiniment davantage, y ayant a consumer pour l'entretien des soudars tout le revenu, qui eu peut provenir, de maniere que l'acquest revient a perte, et si blesse plus sans comparaison le peuple, a l'occasion de ce, que tout l'estat est foullé pour l'armée ordinairement tenant les champs. Qui est un malayse, dont un chacun se sent, et par consequent un chacun devient ton ennemy. Et sont lors proprement ces ennemis qui te peuvent nuyre, lesquelz demeurent avecques leurs biens outragez et maltraitez de toy.

20 : Dont clairement appert, que ceste force de garde est bien peu profitable comme tout au contraire celle des Colonies est grandement utile.

21 : D'avantage celuy qui se voit nouveau seigneur de province dissemblable de son ancien dommaine, selon la forme que i'ay cy dessus relatée doit pretendre a se faire chef, et protecteur de ses voysins, qu'il congnoistra moindres que luy, et pourchasser l'affoiblissement des plus puissans. Sur tout se donnant garde de n'y permettre aucunement l'entrée a estranger, de qui les forces soient aussi grandes que les siennes. Chose qui le plus souvent adviendra, y estant l'estranger appellé de ceux, qui ne seront poïnt contans de ce nouveau regne, ou pour leur excessive ambition, ou pour une grande crainte de la puissance de ce nouveau leur usurpateur voisin. Comme nous lisons des Etholiens, qui feirent descendre les Romains en la Grece. Et de faict les bons seigneurs ne mirent oncques le pié en contrée du monde, qu'ilz n'y fussent premierement conviez, et introduictz par ceux de la province.

22 : Or la raison du faict est, qu'incontinent qu'un puissant estranger entre dans un païs, tous les plus foibles d'iceluy accourent a son party, incitez d'une envie, qu'ilz portent a leurs voysins plus fors qu'eux. De maniere, que pour le regard de ces petitz seigneurs, il les pourra facilement attirer a soy, et incorporer avec ce qu'il aura gaigné sur leur voisin.

23 : Seulement aura a empescher l'accroissement de leurs forces. Cela remedié, il peut aysément avec sa puissance, et le secours de leur faveur, abbaisser la grandeur des autres, pour entierement soubzmettre la province a sa discretion. Quiconques doncq n'aura diligentement loeil en cest endroit, ne gardera iamais gueres ce qu'il aura conquis. Et encores ce peu qu'il tiendra, il sera asseuré d'y recevoir une infinité de malaises et difficultez.

24 : Les Romains sceurent fort bien observer ceste maxime en toutes les nations qu'ilz vainquirent, y envoyans Colonies pour habiter, entretenans les plus foibles sans leur permettre de se renfoncer, et affoiblissans le pouvoir des grans. Et ne permirent oncques a armée estrangere y acquerir authorité ne reputation.

25 : Dequoy ie veus seullement amener la Grece pour exemple. Les Achées, et Etholiens furent entretenuz d'eux, et le Royaume de Macedoine abbaissé. Ilz en chasserent le Roy Antochius, ny ne souffrirent oncques que les Achées, et Etholiens, pour quelque chose qu'ilz eussent meritée d'eux, accreussent aucunement leur estat. Ne les remonstrances, et ambassades de Philippe peurent iamais les induire à son amité, tant qu'il fust du tout adnichillé : ny ne consentirent oncques pour puissant que fust Antiochus, qu'il luy demeurast une seulle poulcée de terre dans la Grece.

26 : Et en ce cas ilz feirent tout ce que sages princes doivent faire, lequelz n'ont seullement a regarder sur les affaires du present, mais aussi aux futurs, et a iceux par une bonne et prudente conduicte pourvoir et donner ordre de bonne heure : parautant qu'il est aisé remedier aux dangers que lon voit venir de loing. Mais ayant attendu leur approche de si pres, la medecine n'est plus de saison, parce que la maladie est devenue incurable.

27 : Et advient de cecy tout conformement a ce que disent les medecins, de la fievre Ethique, laquelle a son premier advenement est facile a guerir, et difficile a congnoistre, mais par laps de temps ne l'ayant au commancement congneue, ne medecinée, elle devient de facile congnoissance, et d'impossible guerison.

28 : Ainsi en va il des principautez, car se prevoians de loing (ce qui n'est parmis qu'a un bien prudent Prince) les maux et inconveniens qui naissent de iour a autre, promptement lon y peut remedier : mais quand pour ne les avoir congneus assez tost, lon les a laissez croistre en sorte, qu'un chacun les voit a l'oeil, lors toute espece de remede y est desesperée.

29 : Pourtant les Romains ont tousiours a temps donné ordre aux dangers, qu'ilz ont preveuz de bien loing, et ne les souffrirent iamais advenir pour craincte d'y pourvoir par l'entreprise d'une guerre, l'occasion de laquelle ilz sçavoient bien ne se tollir du tout par telle tolerance, mais se differer seulement a l'advantage d'aultruy. A ceste cause, ilz la voulurent bien commencer en Grece contre les Roys Philippe, et Antiochus, craignans de ne l'avoir une autrefois a faire avecques eux dans l'Italie mesmes. Et pouvoient bien à l'heure, s'ilz eussent voulu, s'abstenir de l'une et de l'autre entreprise.

30 : Ce que toutesfois ilz ne choisirent pour le meilleur advis, et iamais ne leur pleut le proverbe, qui est tous les iours en la bouche des sages d'auiourd'huy, cest asçavoir Qu'il faut iouir de la commodité du temps, comme il vient : Ains au contraire suyvoient une sentence digne de leur prudence et vertu. Que le temps emporte avecques luy toutes choses, et peut amener aussi tost le bien que le mal, et le mal que le bien.

31 : Or retournons a parler de la France, et considerons par le menu si elle a rien suyvi des choses susdictes. Et pour ce faire ie me tairay du Roy Charles huictiesme, et parleray de Loys douziesme, comme celuy duquel la façon de faire a esté mieux notée, et plus clairement congneue, pour la longue possession qu'il a retenue en l'Italie. Et trouverez qu'il s'y est gouverné tout a l'opposite de ce, qui se devoit faire, pour conserver un estat estranger.

32 : Le Roy Loys fut mis et introduict en Italie par l'ambition des Venitiens, qui pretendoient par le moyen de sa venue gaigner la moitié de la Lombardie.

33 : Ie ne treuve que bonne l'entreprise du Roy, lequel voulant commencer à mettre un pied de la les montz, et n'y ayant aucuns amis, ains au contraire luy estans closes toutes les portes de l'Italie (pour la fraische memoire des bons traictements que son predecesseur leur avoit faitz) fut contrainct s'ayder des alliances qui s'offroient pour l'heure : et fust bien parvenu a ses fins, quand il n'eust poinct failly es autres endroictz de sa conduite.

34 : Or ayant doncq subiugué la Lombardie, il recouvra en un instant toute la reputation que le Roy Charles y avoit au paravant perdue. Gennes se rendit incontinent, les Florentins devindrent ses amis, ensemble le Marquis de Mantoue, le Duc de Ferrare, les Bentivolles de Bouloigne, la contesse de Furly, le Seigneur de Faenze, de Pesare, de Arimin, de Caremin, de Plombin, les Lucois, les Sienois, et ceux de Pise. Ung chascun d'eux se vint offrir a luy pour pratiquer sa benevolence et amitié.

35 : Adoncq peurent recongnoistre les Venitiens la faute et temerité de leur conseil, lesquelz pour gaigner deux villes de la Lombardie, rendirent en un instant le Roy seigneur des deux tiers de l'Italie.

36 : Il se peut voir par là maintenant a combien peu de peine le Roy Loys pouvoir maintenir sa grandeur en ceste Province, s'il eust soigneusement gardé les reigles, que nous avons cy devant prescriptes, et mis en sa protection tous ses amis cy dessus racomptez : lesquelz se voyans en un bien grand nombre foibles, et craintifz, les uns de la puissance de l'Eglise, les autres de celle des Venitiens, estoient contrainctz tenir perpetuellement sa ligue, et par le moyen et secours d'eux il pouvoit facillement venir au dessus des plus grandz, la force desquelz luy estoit suspecte.

37 : Mais il ne fut point si tost a Milan, qu'il commença à se dementir, envoyant secours au Pape Alexandre pour occuper la Romaigne. Et ne s'avisa pas le bon Roy qu'il s'afoiblissoit grandement par l'execution de cest advis, perdant ce faisant ses amis et confederez, mesmement ceux, qui s'estoient gettez, comme en lieu de seureté, soubz lombre de ses ailes, et qu'il rendoit l'Eglise trop puissante, en adioignant au spirituel d'icelle (dont elle se autorise tant) une telle richesse de temporel.

38 : Si bien, qu'ayant d'entrée fait une bien lourde faute, il luy fut necessité de suyvre le reste : tellement que pour refrener l'insatiable cupidité de Pape Alexandre, et l'empescher qu'il ne subiugast entierement la Toscane, il falut qu'il retournast en l'Italie.

39 : Et ne luy suffisant d'avoir ainsi agrandi l'Eglise, et parce moyen destruict et abandonné ses amis, pour le desir qu'il portoit au Royaume de Naples, il associa a la conqueste d'iceluy le Roy d'Espagne, en maniere qu'au lieu que il estoit auparavant le premier Seigneur de l'Italie, il prit pour adioint un compagnon, a celle fin que les amateurs de nouveautez de celuy païs et ceux qui n'aimoient point son party, eussent a qui avoir recours a l'encontre de luy. Et ou il pouvoit laisser un Viceroy en ce Royaume, qui luy en eust fait pension il l'en osta, pour y en remettre un en sa place, qui eust le pouvoir de l'en chasser.

40 : Veritablement c'est chose fort naturelle et ordinaire, que desirer d'estendre et amplifier ses limites : et quand les hommes le peuvent, et l'entreprennent, ilz en sont grandement louables, ou pour le moins non repris : mais s'ilz ne le peuvent, et neantmoins l'entreprennent a toutes heures, là est l'erreur, et le blasme de la temerité.

41 : Si France pouvoit donq avec ses propres forces assaillir Naples, elle le devoit faire : ne le pouvant de soy, elle n'y devoit point appeller le secours d'autruy. Or quand a la ligue qu'elle feit avec les Venitiens pour la conqueste de la Lombardie, cela merite excuse, pour avoir soubz ceste couleur gentiment sceu mettre le pié en l'Italie. Mais quand a celle du Roy d'Espagne pour subiuguer Naples, elle est merveilleusement a blasmer, n'estant point excusée de la necessité susdite.

42 : Le Roy Loys avoit doncq faict, et commis ces cinq grandes fautes. C'est à sçavoir adnichillé les petitz seigneurs, augmenté en Italie la puissance a un puissant, receu et appellé en icelle un trespuissant estranger, ny estant point venu pour y demeurer longuement, et n'y ayant point envoyé de Colonies pour habiter.

43 : Lesquelles ne luy pouvoient encores, sa vie durant, faire grande nuisance, s'il n'eust point touché a la sixiesme, despouillant les Venitiens de leur estat.

44 : Bien est vray que quand il n'eust point si fort advantagé l'Eglise, ny introduit les Espagnolz en Italie, ce n'estoit point sans raison qu'il abbaissast un peu les cornes a Venise. Mais s'estant du commancement confederé avecques elle, il ne devoit iamais permettre, que on luy courust sus. Car les Venitiens demeurans en leur entiere force, ilz eussent tousiours empesché les autres de venir en Lombardie, tant parce qu'ilz ne l'eussent oncques consenty sinon avecques la condition de s'en faire eux memes seigneurs, que d'autant que les autres n'en eussent vray semblablement voulu chasser les Françoys pour la mettre entre les mains des Venitiens, et la hardiesse n'eust pas suffy a tout le monde de les assaillir tous deux iointz ensemble.

45 : Or si aucun vouloit dire que le Roy Loys eust cedé la Romaigne a Pape Alexandre et le Royaume de Naples aux Espagnolz pour eviter une guerre. Ie respondray avec les raisons cy devant discourues, que lon ne doit point donner lieu a un inconvenient, pour fuir l'occasion d'une guerre, laquelle ne s'evite point totallement par ce moyen, mais si differe seulement a ton plus grande desavantage.

46 : Et si lon me venoit d'ailleurs alleguer la foy, que le Roy avoit donnée au Pape Alexandre de luy prester secours a l'entreprise de la Romaigne, pour en recompense estre dispensé de la resolution de son mariage, et obtenir le chappeau rouge du Legat d'Amboise : Ie les renvoiray pour leur responce a ce, qui sera cy apres traitté sur la foy des Princes, et comme elle se doit garder.

47 : Par ainsi nous voions que le Roy Loys perdit la Lombardie, pour n'avoir en façon que soit observé les termes, et maximes, qu'autres ont tresbien sceu suyvre en la conqueste des Provinces, dont ilz ont voulu longuement retenir la possession. Et n'est poinct chose estrange, ains fort raisonnable, et qui advient ordinairement :

48 : dequoy il me souvient que ie parlay quelquefoys à Nantes avec Monsieur le Cardinal d'Amboise, en la saison que la Romaigne estoit occupée par le Duc de Valentinois (car lon appelloit alors ainsi Cesar Borgia filz du Pape Alexandre). Tant que me disant ce Cardinal sur ce propos, que les Italiens n'entendoient rien au fait de la guerre : Ie luy fy responce au contraire, que les Françoys ne se congnoissent aucunement en affaires d'estat, parce que quand ilz s'y fussent entenduz, iamais n'eussent souffert, que l'Eglise fust parvenue a telle grandeur.

49 : Et de fait il s'est veu par experience, que la puissance, qu'elle et les Espagnolz ont obtenue en Italie, a esté causée de la France : et depuis en recompense ilz ont esté occasion de la ruyne, et expulsion des Françoys.

50 : De toutes ces choses lon peut tirer une regle generalle, qui ne reçoit iamais ou bien peu d'exception. C'est à sçavoir que si tu moyennes la puissance d'autruy, tu adnichilles le plus souvent la tienne : parautant que ceste grandeur s'acquiert par l'ayde de ton industrie, ou de ta force : lesquelles sont la parfin toutes deux suspectes a celuy, que tu as ainsi rendu puissant.

4. D'ou proceda que le Royaume de Darius occupé par Alexandre le grand, ne se rebella contre les successeurs dudict Alexandre, apres la mort. Chapitre IIII.

1 : Ayant consideré les difficultez, qui gisent en la longue retention d'un estat nouvellement acquis, quelqu'un se pourroit esbahir, d'ou seroit procede, qu'Alexandre le grand devint en l'espace de bien peu d'années dominateur de toute l'Asie, et mourut avant que de l'avoir a peine occupée. Ce qui devoit si les raisons cy devant deduictes avoient lieu, donner matiere de rebellion à tous ces païs. Toutesfois les successeurs en furent longuement paisibles, et n'eurent autre peine a garder ce, qu'il leur avoit laissé, que celle qui nasquit entr'eux de leurs propres cupiditez, et ambitions.

2 : Ie respons à cela, que les Empires (desquelz ilz se treuve aucune chose par escript) ont esté gouvernez en deux diverses manieres : C'est a sçavoir ou par un Prince et ses subiectz tenus comme serfz et esclaves, lesquelz soubz sa grace, et permission luy aydent à defendre son royaume. Ou bien par un Prince et ses barons, qui luy sont coadiuteurs au gouvernement de ses terres, non tant pour la faveur du souverain, que pour l'ancienneté, et noblesse de leur race, qui les autorise d'eux mesmes en ce maniment.

3 : Or ces barons icy ont des subietz propres a eux, qui les recongnoissent pour seigneurs, et leur portent affection naturelle.

4 : Les autres, ausquelz le Prince commande comme a esclaves, ont leur souverain en beaucoup plus de reverence, parce qu'en toute la Province ilz ne recongnoissent que luy pour superieur, et s'ilz obeissent a un autre, ce n'est sinon d'autant qu'ilz le voyent ministre et officier du Seigneur, sans luy porter aucune autre particuliere amour.

5 : Lon peut voir de ce temps mesmes les exemples de ces deux diversitez de gouvernemens au grand Turc, et au Roy de France :

6 : Car toute la Monarchie du Turc est soubzmise soubz un seul seigneur les subiectz duquel sont tous serfz, et captifz. Et divisant ses seigneuries par gouvernemens, qu'ilz appellent Sangiacques, il y envoye divers administrateurs, lesquelz il change, et met comme bon luy semble.

7 : Mais le Roy de France est constitué quasi comme au milieu d'une ancienne compagnie de Seigneurs, lesquelz ayans subiectz propres à eux, de qui ilz sont aymez, et redoubtez, tiennent leur préeminence en ce Royaume, dont le Roy ne les peut bonnement priver, sans crainte de sedition, et tumulte.

8 : Qui considerera doncq bien ces deux divers estatz, il iugera entreprise fort malaisée de chasser le Turc de ses païs : mais l'en ayant un coup deietté la possession en demeurera de la en avant fort facile pour le vainqueur.

9 :

10 : Et la raison de la difficulté provient de ce, que l'occupateur n'y peut pas estre appellé par les grans Seigneurs du païs, ny avoir esperance de pouvoir faciliter son entreprise, pour la rebellion de ceux, qui sont autour de la personne du Turc. Ce qui depend des occasions susdictes. Parautant que se voyans tous esclaves, et obligez a leur seigneur, ilz ne se peuvent si aisément corrompre. Et quand bien ilz le seroient, il en reviendroit peu de proffit, ne pouvans par les raisons, que i'ay dictes, mutiner, ne rendre le peuple partisan contre son Prince.

11 : A ceste cause quiconque luy voudra faire guerre, il faut qu'il se delibere de trouver a qui parler, pour la bonne union des subiectz, et qu'il constitue plus son espoir en ses propres forces, qu'au mauvais ordre de son ennemy.

12 : Mais l'ayant un coup rompu en belle campagne, de maniere qu'il n'aye plus le moyen de ressusciter son armée, il ne faut rien plus craindre, que ceux de son sang : lesquelz estant un coup adnichillez, il ne reste plus ame, de quï lon se doive doubter, n'ayans les autre Capitaines du Turc aucun credit avecques le peuple. Desquelz tout ainsi, qu'avant la victoire, le vainqueur ne s'en pouvoit faire fort, aussi n'en doit il apres avoir aucun craincte.

13 : Tout le contraire se voit es Royaumes diversement gouvernez, dans lesquels tu peux facilement entrer, pratiquant quelque Prince d'iceux : parce qu'il y en a tousiours de mal contans, mesmement les amateurs de nouvelles mutations.

14 : Lesquelz, par les moyens cy devant declarez, t'y peuvent faire l'entrée, voires iusques a te rendre la victoire aisée. Laquelle, si a la suitte du temps tu t'y veux continuer, traine apres elle une infinité de difficultez, que tu auras et contre ceux que tu as vaincus, et ceux aussi qui t'ont aydé.

15 : Et ne sera pas assez en cest endroit d'abolir la race, et le sang du Roy, parautant que les autres Seigneurs demeurent tousiours, qui se feront a un besoing chefz de nouveaux changemens. Et ne les pouvant du tout contenter, ne destruire, il faut necessairement que tu en lasches la prise, et soie dechassé aux premieres occasions, qui s'offriront contre toy.

16 : Maintenant se vous advisez bien de quelle sorte estoit le Royaume de Darius, vous le trouverez entierement semblable à celuy du Turc. Aussi fallut il de necessité a Alexandre, qu'il le combatist, et luy fist premierement perdre la campagne par deux ou trois iournées :

17 : apres lesquelles, et la mort du Roy Darius, l'empire des Perses demoura soudain paisible a Alexandre par la voye que dessus. Et si ses heritiers se fussent aussi bien maintenus en paix ensemble, comme il avoit sceu faire la guerre pour eux, ilz en eussent peu iouir longuement. Car il ne s'y esleva onques autres troubles, ne rebellions, que celles mesmes, que les propres seigneurs y crearent.

18 : Or il va tout autrement des estatz bien ordonnez, et fondez, comme celuy de France, lequel est impossible d'estre long temps gardé paisiblement par un nouveau usurpateur.

19 : Et de là sont sorties ces grandes et fascheuses mutineries qui anciennement se sont faittes es Espagnes, es Gaules, et en la Grece contre le peuple Romain, pour le grand nombre des petitz Seigneurs, dont ces nations estoient remplies. Desquelz tant que la memoire demeura les Romains en furent tousiours en possession incertaine et penible.

20 : Mais apres les avoir du tout extirpez et fait oblier moyennant la reputation, et ancienneté de leur Empire, ilz en devindrent par trait de temps asseurez seigneurs. Tellement qu'au temps des guerres civilles les Capitaines et Citoyens Romains, qui estoient en different, eurent bien le moyen chacun d'eux d'attirer de son costé une partie de ces Royaumes, et Provinces, selon le credit que ilz avoient auparavant acquis en icelles. Et les pauvres gens ayans perdu la memoire de leurs antiens et naturelz Seigneurs ne recongnoissoient plus autres, que les Romains pour superieurs.

21 : Ces choses doncq bien considerées, l'on ne s'esmerveillera point de la facilité, qu'eust Alexandre à garder la monarchie de l'Asie, et de la peine, que les autres ont souffert, à conserver leurs terres conquises, comme feit le Roy Pirrus, et plusieurs autres. Ce qui n'est point advenu pour la trop excellente, ou imbecille vertu du vaincqueur, ains plustost à l'occasion des differentes qualitez du subiet.

5. Comme il faut gouverner les Citez ou Provinces qui vivoient en liberté auparavant, qu'elles fussent subiuguées. Chapitre V.

1 : Quand les Seigneuries de nouvel acquises, sont accoustumées vivre soubz leurs propres loix, et en liberté, il y a trois moyens pour les entretenir.

2 : Le premier est, de demollir les places capitalles d'icelles : L'autre, d'y estre tousiours en personne : Et le tiers, de les laisser vivre avec leurs vieilles loix, et coustumes, en tirant d'eux quelque certain tribut, et y erigeant une quantité d'officiers, et conseil de ville favorisant ton party, qui maintiendra le peuple en ton amitié, et obeissance.

3 : Car la compagnie de ces nouveaux officiers, cognoissant que son autorité ne peut subsister sans ta faveur, qui luy tient la main, sera contrainte faire toutes choses necessaires a la conservation de tes droitz. Et une Cité d'ancienne liberté ne se peut mieux, ne plus facilement tenir en subiection, que par le moyen de ses propres Citadins.

4 : Nous en avons pour exemple les Lacedemoniens et les Romains. Les Lacedemoniens usurperent Thebes, et Athenes, et se contenterent seulement, sans y faire autre chose, d'y establir à leur poste quelque corps de conseil : aussi ne les garderent ilz gueres.

5 : Les Romains pour tenir Cape, Carthage, et Numance, les raserent iusques aux fondementz, et ilz s'en trouverent fort bien. Depuis ilz penserent de tenir la Grece, comme avoient fait les Lacedemoniens, la maintenant en ses franchises, et luy permettant l'usage de ses loix. Ce qui leur succeda peu heureusement, en maniere qu'il leur fust necessaire pour la garder, de ruiner plusieurs grosses villes de la Province.

6 : Et veritablement c'est le plus asseuré moyen, que i'y voye. Car quiconque vient a subiuguer une Cité d'ancienneté libre, et n'en ruine point les forteresses, il faut qu'il se attende d'estre luy mesmes ruyné d'icelles, parce que quand les Citoyens voudront se rebeller, ilz auront tousiours leurs recours au doux nom de la liberté, et ordonnances de leurs anciens, qui ne ce peuvent iamais oublier, pour aucune longueur de temps,

7 : ne bons traittemens qu'on leur face. Et quelque remede ou prevoyance que lon y mette, les habitans ne se divisent ou desunissent point d'ensemble, pour temps qui passe, ny ne perdent la souvenance de leur premier estre : à quoy ilz auront perpetuellement leur refuge, s'offrant la premiere occasion qui voudra. Comme feit la cité de Pise, apres avoir, tant d'années esté subiette aux Florentins.

8 : Il en advient tout au rebours, quand les villes, ou nations sont coustumieres de vivre soubz la subiection d'un Prince, le lignage duquel est du tout estaint, et extirpé. Car estant d'un costé naturellement apris d'obeïr, et de l'autre ayans perdu leur ancien Seigneur, n'ont pas l'advis en eux d'en créer un nouveau, et de vivre en liberté, s'y congnoissent encores moins, si bien qu'à grande peine lon les voit iamas revolter. Et parainsi un Prince les peut facillement gagner, et se donner garde d'eux.

9 : Mais les Republiques et communautez sont bien de plus longue vie, et durée, gardans eternellement leur hayne accompagnée d'un perpetuel desir de vengeance, tant que la memoire de l'ancienne liberté ne les laisse, ny ne les peut iamais laisser en repos : tellement que le meilleur est de les deffaire entierement : ou bien s'aller tenir toute sa vie sur les lieux.

6. Des nouvelles principautez, qui s'acquierent avec la propre force, et vertu. Chapitre VI.

1 : Il ne se trouvera point estrange, si en parlant des nouvelles Seigneuries, des Princes, et autres affaires d'estat, ie metz en avant de grans et excellans exemples.

2 : Parautant que les hommes en leurs progrès suyvent presque tousiours le trac, et chemin batu d'autruy : et voulans faire quelque bon oeuvre, ilz se conforment volontiers au patron, et imitation de quelqu'un. Toutesfois n'estant possible tenir du tout si exactement la voye de celuy, qu'on veut suyvre, n'atteindre parfaittement à la vertu de qui on desire estre semblable, l'homme prudent se doit tousiours proposer devant les yeux pour exemple les actions des grans personnages, qui ont excellé en l'execution des affaires, qu'il veut entreprendre. A celle fin que si sa vertu, et possibilité ne parvient à telle perfection, pour le moins elles en puissent approcher de quelque chose.

3 : Et faire comme les sages archers, lesquelz advisans l'endroit, ou ilz veulent tirer, estre un peu trop esloigné d'eux, et cognoissans combien de pas la force de leur arc peut porter, prennent leur visée un peu plus haute, que le point ou ilz tendent : nompas pour eslever leur coup de flesche iusques a ceste hauteur, mais affin qu'ilz puissent soubz la proportion, et conduite de si haute visée, donner dans le but qu'ilz desirent.

4 : Par ainsi ie veux dire, qu'es principautez entierement nouvelles par un homme de bas estat acquises, il se treuve plus, ou moins de difficulté à les conserver, selon que les qualitez de l'acquereur sont plus ou moins vertueuses.

5 : Et parce que l'accident de monter d'une condition privée au souverain estat de Prince presuppose une bien rare vertu, ou singulier benefice de fortune, ces deux choses estans en l'acquereur facilisent grandement la conservation du nouvel estat. Celuy toutesfoys, qui s'est le moins arresté sur la fortune, a duré le plus longuement.

6 : La necessité aussi, qu'a un tel Prince de tousiours assister personnellement sur les lieux, qu'il a ainsi assubiettis, n'ayant ou demeurer ailleurs, tollist l'occasion à beaucoup de peines.

7 : Or pour venir au propos de ceux, qui par leur propre vertu, et non par fortune sont devenus Princes. Ie dy que les plus excellans, dont l'on face cas, sont Moyse, Cyrus, Romulus, Theseus, et semblables.

8 : Et encores que la raison empesche de mettre Moyse en ce ranc, lequel a seullement esté un vray executeur des choses que Dieu luy a commandées : Si a il merité d'estre merveilleusement loué pour le simple regard de ceste grace, et faveur qui le rendoient digne de parler, et communiquer avecques Dieu.

9 : Mais si nous considerons binen par le menu la vie de Cyrus, ensemble tous les autres conquereurs, et fondateurs de nouveaux Empires, leurs moyens se trouveront admirables : et si lon pese bien les manieres de faire, qu'ilz ont tenuë en leurs particulieres conduittes, on les iugera peu differenrtes de celles de Moyse, qui eut pour guyde un si grand, et souverain precepteur.

10 : Car examinant leurs actions, avecques l'entier cours de leurs gestes, l'on ne voirra point, que ilz ayent autre chose de fortune, que l'occasion dont ilz se sont apprestez la matiere d'introduire, et establir la forme, qui bonne leur a semblé : et sans ceste occasion, la vertu de leur courage ne se fut point mise en lumiere : aussi sans la vertu, l'occasion n'eust de rien servi.

11 : Il estoit doncq necessaire à Moyse rencontrer le peuple d'Israël en Egypte soubz la servitude, et captivité des Egyptiens. A celle fin que pour se delivrer de ceste esclave subiection, ilz se deliberassent le suivre comme capitaine.

12 : Falloit semblablement que Romulus des le commencement de sa naissance, fust deietté hors la ville d'Albe, et miserablement exposé aux bestes sauvages, pour vouloir qu'apres il devint Roy de Romme, et fondateur de ce grand Empire.

13 : Estoit pareillement de besoing a Cyrus, qu'il trouvast les Perses malcontans du superbe traittement des Medes : et aussi les Medes molz et effeminez pour la longue paix.

14 : Ny ne pouvoit Theseus faire preuve de sa vertu, sans les grands troubles, et confusions, qu'il rencontra a Athenes.

15 : Toutes ces occasions feirent ces personnages heureux, et leur excellente vertu sceut fort bien faire son profist de l'occasion, dont leur patrie fut annoblie, et grandement augmentée.

16 : Doncques ceux, qui par vertueuse voye parviennent comme les dessusditz, travaillent beaucoup en venir au dessus : mais y estans un coup, il leur est aisé d'y perseverer. Et toutes les difficultez, qu'ilz y ont, naissent en partie des nouvelles formes de loix, et ordonnances, qu'ilz sont forcez d'y introduire pour fonder, et establir leur estat en seureté.

17 : Car il faut penser, qu'il n'y a chose plus difficile a entreprendre, ne plus douteuse de son issue, ne plus dangereuse a conduire, que se faire chef, et autheur de quelque secte, ou nouveau changement de loix.

18 : Parce que l'introducteur a pour ennemis, et contraires tous ceux, qui font leur proffit des vieilles coustumes, et pour froiz suffragans le party de ceux, qui peuvent esperer quelque bien des nouvelles. Laquelle froydeur advient en partie pour la crainte, qu'ilz ont des adversaires, a qui la vieille mode est plaisante, et profitable : partie aussi de l'incredulité des hommes, lesquelz donnent foy bien à tard à une nouvelle opinion, s'ilz ne la voyent premierement confirmée par l'experience de quelque heureux evenement.

19 : De là prouvient qu'à la premiere commodite qu'ont les ennemis de leur courir sus, ilz le font partiallement, et la defense des autres est si lasche : que le chef, et ses adherans periclitent le plus souvent tous ensemble.

20 : Parquoy il est necessaire, voulant bien discuter ce passage, examiner si ces innovateurs peuvent subsister d'eux mesmes, ou s'ilz dependent du support d'autruy. C'est à sçavoir si pour accomplir leur entreprise, ilz viennent par supplication, et requeste, ou par le moyen de la vraye force.

21 : Au premier cas il n'en reschappe communément gueres leurs bagues sauves. Mais quand ilz n'empruntent rien que d'eux mesmes, et ont la contrainte en la main pour s'en faire croyre, peu de foys les en voyez vous tomber en inconvenient. Et qu'ainsi soit, il appert par la saincte histoire de la Bible, tous les Prophetes qui ont eu puissance de contraindre, estre venus au dessus de leurs reformations. Et les autres, qui n'estoient garnis que de la simple parolle, et predication, avoir esté martirizez et bannis,

22 : par ce qu'oultre ce, que i'ay desia dit, la nature du peuple est variable, et fort facile à se persuader du commencement quelque nouvelle doctrine. Mais il est extremement malaisé de l'y arrester, et contenir à perpetuité. Parainsi il est de necessité se fortifier en sorte, que quand ilz cesseront de croire, lon leur face reprendre leur foy par force.

23 : Moyse, Cyrus, Romulus, Theseus n'eussent iamais peu faire observer longuement leurs constitutions, si la contrainte de la main armée leur eust defailly, comme en est advenu de nostre temps a frere Hiérosme Savanorola, lequel tomba en ruyne avecques ses nouvelles ceremonies, et inventions, aussi tost que la multitude de Florence commença de n'en tenir plus compte. Car il avoit faute du moyen pour confirmer ceux, qui avoient suyvi son opinion, et ne pouvoit forcer les incredulles à le croire.

24 : Telle sorte de gens veritablement travaille beaucoup à se conduyre : et les dangers qui y sont, ne leur peuvent faillir, s'ilz ne les surmontent par une singuliere vertu, et prudence.

25 : Mais en estans une fois sortis, et que le monde commance leur porter reverance, apres avoir aboly l'envie d'aucuns de leur equalité, ilz demeurent en puissance, seureté, honneur, et opulence.

26 : A si hautains et divins exemples i'en veux adioindre un de moindre estofe qui aura toutesfois quelque proportion et semblance avecques ceux cy : et me suffira pour tout les autres faisans a ce propos. C'est du bon Hieron le Siracusain :

27 : Cestuy cy devint de personne privée Roy de Siracuse : dont il ne devoit sçavoir bon gré a fortune, fors que de la simple occasion : parce que les Siracusains estans assaillis l'esleurent pour Capitaine, et depuis parvint a estre leur Prince :

28 : lequel se monstra homme si vertueux en sa privée fortune, que lon souloit dire de luy, rien ne defaillir en ses qualitez pour regner, qu'un Royaume.

29 : Ce vaillant personnage supprima du tout sa vieille gendarmerie, et en erigea de nouvelle, abandonna les anciennes confederations, et en prit de fresches. Si bien que ayant amitiez et soudars de sa facture, il peut depuis bastir sur tel fondement ce que bon luy sembla. Et parainsi il travailla grandement d'acquerir ce que luy fut depuis fort aisé de conserver.

7. Des nouvelles principautez, qui s'acquierent par fortune, et le secours d'autruy. Chapitre VII.

1 : Ceux qui parviennent d'estat privé a quelque monarchie par le seul moyen de fortune, y parviennent fort aisément : mais la difficulté gist a s'y maintenir. Et ont bien peu d'empeschement pour y monter. Car lon y volle proprement par ceste voye. Toute la peine, et malaise ne se monstre, sinon quand l'on y est.

2 : Ceste sorte de gens, sont communément ceux, qui se preparent l'entrée aux grandes Seigneuries par largesse de deniers, ou bien qui en ont don de quelque liberal, et magnifique Roy : comme il advint a plusieurs au païs de Grece, es villes des Ioniens, et de le Hellespont, qui furent créez Princes par Darius sur certains païs, lesquelles ilz advovoient tenir de luy, tant pour sa seureté, que sa reputation, et gloire. Du nombre desquelz sont pareillement aucuns Empereurs de Rome, qui par corruption des soldatz parvindrent à l'Empire.

3 : Telz personnages vivent simplement à la discretion de la volonté, et fortune de ceux, lesquelz ont moyenné leur grandeur : qui sont deux choses fort legeres, et muables : et ne sçavent, ny ne peuvent s'entretenir longuement en ce degré. Ilz ne le sçavent, parce que si ce n'est un homme de merveilleux entendement, et vertu, iamais ne sçaura bien comme il faut commander, ayant tousiours vescu auparavant en fortune privée. Et ne le peuvent, car ilz n'ont forces aupres d'eux, en l'amitié et fidelité desquelles ilz se doivent beaucoup asseurer.

4 : D'avantage les estatz, qui s'acquerent si promptement ne peuvent (comme toutes autres choses de ce monde, qui naissent et croissent à coup) prendre bien leur racine, et vigueur suffisante, que la premiere adversité de temps ne les adnichille. Si ce n'estoit au fort que le Prince ainsi subitement parvenu, fust tant sage, qu'il se preparast en un mesme instant de prudemment conserver ce que la fortune luy auroit mis en la main, et establist apres les fondemens de sa durée, selon que les autres ont apris de faire, comme i'ay dit, avant que devenir Princes.

5 : Ie veux à ce propos quant à ceux, que la fortune ou vertu esleve à ce haut degré, amener deux exemples de fresche memoire : C'est à sçavoir de Francisque Sforze, et Cesar Borgia.

6 : Sforze se feit duc de Milan, par les moyens, qu'il failloit, et sa vertueuse diligence. Aussi maintint il fort paisiblement ce, que par mille travaux et fascheries il avoit conquesté.

7 : De l'autre costé Cesar Borgia (appellé autrement le Duc de Valentinois) acquit plusieurs belles Seigneuries, moyennant la fortune de son pere Pape Alexandre : avecques la mort duquel il perdit depuis tout, nonobstant qu'il y employast ses cinq sens de nature, et que par luy se pratiquassent toutes les receptes, qu'un homme prudent, et advisé sçauroit songer, pour trouver remede en semblable accident.

8 : Car selon que i'ay traitté cy dessus, encores que l'on n'aye ietté ses fondemens avant la suitte, de l'edifice, il se pourroit faire que par une soigneuse industrie lon les assoiroit apres, combien que ce ne sçauroit estre sans extreme peine de l'ouvrier, et apparent danger du bastiment.

9 : Si lon considere doncques bien les progrès du Duc de Valentinois, il apperra qu'il avoit estably de grans fondemens à sa future puissance : lesquelz ne sera point chose superflue discourir, parce qu'il ne m'est possible donner meilleurs preceptes a un nouveau Prince, que luy mettre devant les yeux pour exemple les gestes de ce personnage. Et si l'ordre, qu'il donna a ses affaires, ne luy servit de rien, ce ne fut pas totallement sa coulpe, ains celle d'une extraordinaire malignité de fortune.

10 : Le Pape Alexandre vi. prevoyait en luy mesmes infinis empeschemens, tant presens, que futurs, pour faire le Duc son filz grand.

11 : En premier lieu il ne congnoissoit aucun expedient de l'approprier en seigneuries de terres, qui n'appartinsent à l'Eglise. Et quand il l'eust voulu faire sur le bien de l'Eglise, il faisoit bien son compte, que le Duc de Milan, ne les Venitiens ne luy eussent iamais accordé : parautant que Faenze, et Arimin estoient desia soubz la protection desditz Venitiens.

12 : Oultre cela il voyoit que les forces de l'Italie, speciallement celles dont il se feust peu servir, branloient toutes a la discretion de ceux, qui devoient craindre la grandeur du Pape. Et à ceste cause il n'avoit pas matiere de s'y fier, les voyans mesmement entre les mains des Ursins, ou des Coulonnois, et leurs suffragans.

13 : Ce qui le contraignoit par necessité tascher à confondre l'ordre de ses ligues, et partialitez ensemble desunir, et troubler tous les estatz de l'Italie, pour se pouvoir seurement saisir de partie d'iceux,

14 : chose qui luy revient a facile effet, parce qu'il trouva apoint les Venitiens sur les termes de faire passer les Françoys en Italie, a l'appetit de quelques autres motifz. Ce que seulement il n'empescha pas, mais plustost en faciliza les menées, soubz couleur de la dispense, qu'il octroya au Roy Loys, pour la separation de son premier mariage.

15 : Le Roy estant passé en Italie, moyennant l'ayde des Venitians, et le consentement d'Alexandre, ne fut si tost arrivé a Milan, qu'il bailla secours de gens au Pape pour subiuguer la Romaigne, laquelle ne demeura gueres à estre reduitte soubz sa main, pour la reputation de la puissance Françoyse.

16 : Le Duc ayant par ce moyen gaigné ce païs, et battu les Colonnois, deux raisons l'empescherent esperer de la tenir longuement, et destendre plus outre ses bornes et limites. L'une procedoit de ses soldatz, esquelz il n'avoit pas grande fiance : et l'autre étoit l'incertaine volonté de France. Car il craignoit, que la puissance des ursins, dont il s'estoit servy, ne luy feist un faux bond au besoing et que non seullement elle l'empeschast d'acquerir, mais luy voulust aussi tollir l'acquest : se doubtant du semblable de la part du Roy.

17 : Les Ursins confirmerent ceste soupson par l'attainte qui luy en donnerent a l'assaut de Bouloingne la grasse, apres la prise de Faenze, ou ilz se monstrerent fort lasches et refroidis. Et quant au Roy, il luy descouvrit son courage lors que le Duc eut pris le duché d'Urbin, et voulut assaillir la Toscane : dont ledict seigneur le divertit.

18 : Au moyen dequoy le Duc delibera depuis en luy mesmes ne vouloir plus dependre de la fortune, et secours d'autruy. Comme tresbien apres l'executa, commançant de premiere entrée a affoiblir dans Rome la faction Ursine, et Coulonnoise, en attirant finement de son costé tous leurs adherans, qui estoient gentilz-hommes, les retenant de sa maison avecques fort honnestes appoinctemens, et leur donnant grosses et honnorables charges, et gouvernemens entre mains selon leur merite, et qualité : de façon qu'en peu de iours l'affection, qu'ilz portoient aux chefz de leurs ligues, se convertit entierement vers le Duc.

19 : Cela fait, pensa d'attendre la commodité de pouvoir mettre les Ursins sous le pié, ayant un coup dissipé et fouldroyé la maison Coulonnoise. Ce qui luy vint à propos, comme il voulut, et le meit encores mieux à excecution.

20 : Car les Ursins s'estans sur le tard advisez, que la grandeur du Duc et de l'Eglise estoit un apprest de leur ruyne, tindrent diete en une place nommée la Maison située dans le Perusin. Dont nasquit la rebellion d'Urbin, avec les troubles, et esmotions de la Romagne : qui causerent mille dangers et inconveniens au Duc : tous lesquelz il evada gentiment, secouru des Françoys en ceste necessité.

21 : Mais apres avoir recouvré sa reputation, ne se voulant plus fier aux Françoys, ny autres forces estrangeres pour n'avoir plus besoing de les experimenter, se convertit à la pratique des ruses, ou il sceut tant bien user de dissimulation, que les Ursins à l'instance, et sollicitation du Seigneur Paule, se reconcilierent avecques luy : envers lequel il n'espargna aucune espece d'honnesteté, luy donnant precieux habillemens, deniers, et chevaux : si bien que les pauvres simples gens deceuz soubz le pretexte de ce beau semblant, se laisserent sans y penser, mener doucement à Sinygallia, entre ses mains, ou il en feit, et disposa, comme un chacun sçait.

22 : Ayant doncq par ce moyen supprimé ses Principaux adversaires, et reduict leurs complices en son amitié, le Duc avoit assis fort bons fondemens pour sa future puissance, se voyant toute la Romaigne, et le Duché d'Urbin paisibles, avec le coeur du peuple, qu'il avoit gaigné, pour avoir commancé à luy donner le goust de son humain, et traittable gouvernement.

23 : Et parautant que cest endroit est digne de congnoissance, et imitation, ie ne le veux point passer par connivence.

24 : Car apres que le Duc eut pris la Romaigne, trouvant qu'elle avoit auparavant esté gouvernée par seigneurs pauvres, et souffreteux, qui plustost s'estoient adonnez à piller leurs subietz, et plus mis ce faisant de desordre, que de bonne police, tant que la Province estoit remplie de volleries, pragueries, et autres formes d'insolences : advisa qu'il estoit necessaire pour la rendre tranquille, et obeissante au bras de sa iustice, y proposer quelque bon et sage gouverneur. Parquoy il en donna la charge à un nommé Messere Remiro d'orco, homme cruel, et expeditif, auquel il attribua toute puissance.

25 : Cestuy cy ne demeura gueres à la reduire en paix, et union avecques une reputation tresgrande.

26 : Depuis le Duc pensant, que l'excessive authorité de son gouverneur n'estoit pas fort convenable doubta qu'elle ne devint à la parfin odieuse. Que feit il ? Il vous erigea au beau milieu de la contrée une chambre de parlement, auquel il presidoit un tresexcellent personnage, et ou chacune ville avit son advocat special pour elle.

27 : Et parce qu'il congnoissoit les rigueurs passées luy avoir engendré quelque haine, pour purifier ceste maulvaise opinion, et recouvrer la bonne volonté de son peuple, voulut monstrer, que si auparavant la cruauté s'estoit excercée, elle ne venoit point de luy : ainsde l'aigre, et cruelle nature du ministre.

28 : Si bien que prenant occasion sur cela, il luy feit un beau matin couper la teste en la grand place de Cesene. La ferocité, et furie de ce spectacle contenta et espouventa tout a un coup grandement la commune.

29 : Mais en reprenant nostre premier propos : Ie dy que se voyant le Duc desia puissant et exempt des dangers, que pour lors il pouvoit le plus craindre, s'estant fortifié à son advantage, et ayant anneanty toutes les armes, qui luy pouvoient nuyre de pres : il luy restoit, voulant conquerir d'avantage, gagner ce point en ses affaires, que les Françoys ne luy peussent empescher le cours de ses entreprises. Car il faisoit bien son compte, que le Roy (lequel s'estoit un peu trop tard pris garde de sa faute) ne luy donneroit iamais support.

30 : A ceste cause il commença de la en avant a chercher nouvelles alliances, et vaciller à l'endroit des Françoys, lors qu'ilz vindrent au Royaume de Naples contre les Espagnolz, qui tenoient le siege devant Cayete : ne taschant a autre fin que se ietter hors de leur crainte, et nuisance : ce qu'il eust finablement fait, sans la trop soudaine mort de Pape Alexandre.

31 : Et par là on peut entendre, comme il disposa ses affaires du present.

32 : Or quant aux choses qu'il devoit pourvoir sur l'advenir, il luy falloit premierement obvier à ce qu'aucun n'estant point son amy, ne succedast à la Papauté : lequel s'efforçast apres, luy oster ce qu'il avoit acquis par le moyen de son pere.

33 : Et de fait il essaya par quatre manieres. La premiere, en destruisant, et mettant entierement à neant tout le parentage des Seigneurs, à qui il avoit fait tort, pour tollir au nouveau Pape la couleur et occasion, qu'il y eust peu prendre de vouloir venger ceux qui eussent resté. La seconde, en attirant à soy le party de toute la noblesse de Rome, pour pouvoir avecques leur secours tenir le Pape en bride. La tierce, en reduisant le college des Cardinaux le plus de son costé, qu'il pouvoit. Et la quarte, en ce faisant si grand avant la mort de son pere, qu'il peust de luy mesme resister à une premiere venue d'affaires.

34 : De ces quatres choses il en auroit accomply les trois, lors qu'Alexandre mourut : et estoit presque venu au bout de la quatrieme : parce que de tous les Seigneurs, qu'il avoit depossedez, il en feit mettre à mort tant, qu'il en peut empoigner, et bien peu se sauverent. Ensemble avoir gaigné tous les Gentils-hommes Romains, et praticqué pour luy une bien grande partie du college. Quant à l'augmentation de ses terres, son entreprise estoit se faire seigneur de la Toscane, et tenoit desia en sa main la ville de Peruse, et Plombin : ayant avec tout cela pris la protection de Pise.

35 : Et comme il n'eust plus occasion de craindre l'empeschement des Françoys, qui estoient ia deschassez par les Espagnolz hors le Royaume de Naples, en forme qu'un chacun d'iceux avoit besoing d'achepter son amitié : la seigneurie de Pise ne luy pouvoit faillir.

36 : Et apres ceste cy Siennes, et Luques se fussent incontinent rendues, partie en hayne des Florentins, partie de belle peur, à quoy les Florentins n'eussent sceu remedier.

37 : Si tout cela luy eust ensemble succedé, comme il succedoit sans doubte la mesme année, que Alexandre deceda : il s'acqueroit tant de force, et reputation, que, de luy mesme il se fust peu maintenir en vigueur, sans dependre de la fortune, ou renfort d'autruy : ains seullement de sa puissance, et vertu.

38 : Mais son pere luy faillit cinq ans apres, qu'il commença à desgainer espée, et ne luy laissa rien de solide tenue que la Romaigne : le reste demeurant incertain comme une chose en l'air, et estant mallade au lit de la mort, entre deux trespuissantes armées ennemies.

39 : Ce Duc estoit garny d'un si grand cueur, et hardement, congnoissant si bien par quelles voyes les hommes se devoient gagner, ou perdre, et telz venoient à estre les fondemens qu'il avoit iettez en si peu de temps, que sans l'empeschement de ces deux gros exercites, ou de son extreme malladie, il fust parvenu au dessus de ses affaires.

40 : Et que ses fondemens fussent bons, le païs de la Romaigne assez le tesmoigna, laquelle tint bon pour luy plus d'un mois, encores qu'on le veit presque demy mort à Rome, ou il demeura en seureté tant que sa maladie dura. Et bien que les Baglions, Vitellins, et Ursins retournassent à Rome le voyant mallade, comme au desespoir de guerison, ilz ne trouverent oncques, qui se voulust bander pour eux contre luy. Et si eut bien le pouvoir, s'il ne feit eslire Pape celluy qu'il eust voulu, pour le moins d'empescher, que celluy, qu'il ne vouloit pas, le fust.

41 : Mais s'il eust esté en bonne disposition lors qu'Alexandre mourut, toutes choses alloient à son souhait. I'ay souvenance qu'il me dit (es iours, que Iulle second fut esleu) avoir pensé à tous les inconveniens, qui luy pouvoient advenir son pere mourant, et à tous trouvé le remede prest, excepté, qu'il n'avoit iamais estimé, voire sur le point de la mort, devoir si tost mourir.

42 : Pesant doncq, et considerant bien ensemble tous les gestes de ce Duc, ie ne voy point ou lon le puisse reprendre (ienten quant a conduire, et faire ses besongnes) ains il me semble (selon que i'ay dit) devoir estre proposé comme un exemplaire à tous ceux, qui par le moyen de fortune, et secours d'autruy veullent sauter aux principautez. Car ayant le cueur tant magnanime, et les intentions si hautes, ne pouvoit se gouverner autrement. La seulle trop briefve vie de son pere, et sa grande malladie, s'opposerent à l'execution de ses braves entreprises.

43 : Et pourtant quiconque estimera necessaire, à l'avenement de son regne nouveau, se fortifier en premier lieu contre ses ennemis, gaigner amis, vaincre soit par force, ou par cautelle, se faire aymer et craindre de ses subietz, suivre et reverer de ses soldatz, adnichiller ceux qui te peuvent, ou ont quelque raison de te vouloir nuyre, immuer par nouvelles ordonnances les anciennes formes de vivre, estre severe, gratieux, magnanime, et liberal, supprimer la gendarmerie suspecte, et en establir de nouvelle, s'entretenir en lamitié des Roys, et Princes, en telle façon qu'ilz soyent volontiers promptz à te faire plaisir, et tardifz à t'offencer, il ne pourra trouver plus frais, et convenables exemples, que les actes, et gouvernement de ce Duc.

44 : On le peut seullement blamer d'une chose, d'avoir souffert l'election de Iulle second : laquelle luy fut grandement preiudiciable.

45 : Car (comme i'ay recité) ne pouvant faire un Pape à sa guise, il luy estoit possible tenir la main a ce, qu'aucun n'y parvint de tous les Cardinaux qu'il avoit auparavant rendus ses ennemis, ou qui estans Papes se fussent peu craindre de luy. Parautant que les hommes ne s'esforcent moins communement de nuyre par crainte, que malveillance.

46 : Or les Cardinaux qu'il avoit offensez, estoient entre autres, celuy de sainct Pierre ad vincula, le Cardinal Colonne, le Cardinal Sainct George, et Ascanio. Tous les autres, quand ilz eussent esté Papes, avoient matiere se doubter de luy. fors le Cardinal de Rouen, et les Espagnolz : ceux cy à cause de l'alliance, et obligation, qui luy devoient, l'autre pour le regard de l'appuy et support de France.

47 : Parquoy sus toutes choses luy falloit briguer l'election d'un Espagnol : ne le pouvant faire, il devoit au fort consentir celle du Cardinal de Rouen, et non de Sainct Pierre ad vincula.

48 : Car c'est simplesse de penser que les nouveaux plaisirs facent oblier aux grandz seigneurs les vieilles iniures, et offenses.

49 : Et par ainsi le Duc commit une bien lourde faute en la creation de Iulle, moyennant laquelle il appresta l'occasion de sa derniere ruyne.

8. De ceux qui par voyes vicieuses sont parvenus au Principat. Chapitre VIII.

1 : Or parautant que de condicion privée lon devient encores Prince en deux manieres, qui ne se peuvent entierement attribuer à la fortune, ou vertu, la raison veut bien que nous en facions quelque mention : combien que le siege d'en deviser plus amplement de l'une, seroit plus propre ou le besoing s'offriroit traitter particulierement des Republiques.

2 : Ces deux manieres sont, quand par quelque vicieuse, et damnable voye lon monte au Principat, et la seconde quand un citoien privé se fait, par la faveur de ses autres Citadins, Seigneur de sa patrie.

3 : Parlant de la premiere, ie fonderay mon intention, et la prouveray par deux exemples, l'un ancien, et l'autre moderne, sans autrement entrer sur le merite, et iustice de cest affaire : parce qu'ilz me semblent devoir suffire à celluy, qui s'en voudroit servir en la conduitte de telle entreprise.

4 : Agathocles de Sicille, non seullement de privée, mais aussi de basse, et vile qualité devint Roy de Siracuse.

5 : Ce galland estant filz d'un potier, continua par tous les degrez de sa fortune une tresmauvaise et reprouvée vie : toutesfois il accompagna ses vices d'une si grande braveté de courage, et de corps, qu'il se mit à suyvre les armes : ou il feit tant petit à petit que, par ses iournées, et diligences il parvint à estre Preteur de Siracuse.

6 : Se voyant constitué en cest estat, et aspirant secrettement à la Tyrannie, pour tenir violentement, et sans en sçavoir gré à autruy, ce que volontairement luy avoir esté accordé : apres avoir communiqué ceste intelligence avec Amilcar de Carthage lequel tenoit armée en Sicille, assembla un matin le Peuple, et Senat de Siracuse, comme s'il eust eu à mettre affaires en deliberation grandement importantes à la chose publique :

7 : et à un mot de guet feit mettre a mort par ses satellites tous les Senateurs, et plus riches du Peuple : laquelle execution parachevée, il occupa la souveraineté de la ville sans aucun empeschement.

8 : Et encores que depuis il perdit deux grosses iournées contre les Carthaginois, iusques à estre finablement assiegé, il ne laissa pourtant à bien defendre sa cité : mais d'avantage y commettant une partie de ses gens pour la garde, passa en Affrique avec le reste de son ost, ou il leur mena si vertement la guerre, qu'en peu de temps les contraignit faire lever le siege devant Siracuse, et les vous conduit à une telle necessité qu'ilz furent à la parfin contraintz demander la paix, luy laissans la Sicile paisible, pour se contenter de l'Affrique.

9 : Qui doncq prendra bien egard aux gestes, et conduittes de cestuy cy, il ne trouvera rien, ou bien peu, attribuable à la fortune, consideré que ce ne fut point, comme i'ay dit, par la faveur d'aucune chose, qu'il penetra iusques à ce souverain estat, et s'y maintint depuis par si hautes, et perilleuses entreprises. Ains y monta successivement par les degrez des charges, et superintendances, qu'on luy donna à la suitte de la guerre, qu'apres mille travaux et dangers il avoit obtenues.

10 : Or ne doit on pas appeller vertu, que de tuer ses citadins, trahir ses amis, estre sans foy, sans pitié et religion : qui sont possibles moyens pour acquerir seigneuries, mais non pas avecques gloire et reputation.

11 : Toutesfois si lon considere la prudence qu'eut Agathocles à se fourrer es dangereux hazardz, et s'en retirer, ensemble la grandeur de son courage, pour supporter, et venir au dessus de ses adversitez, lon ne le iugera point inferieur à tout autre excellent capitaine, qui ayt esté. Si est ce que sa brutalle cruauté, et inhumaine nature accompagnée d'infinis autres vices, ne permettent point, qu'il soit mis au nombre des vertueux, et magnanimes Princes.

12 : A ceste cause lon ne peut iustement attribuer à fortune, ny à la vertu ce, qu'il a de luy mesmes sceu accomplir sans l'une, ne sans l'autre.

13 : De nostre temps regnant Pape Alexandre, Olivier de Ferme estant encores en bas aage, fut eslevé, et nourry par un sein oncle maternel nommé Iehan Foglian, et mis a la guerre aux premiers ans de sa ieunesse, sous la charge de Paule Vitelli : à celle fin qu'ayant bien profitté en telle discipline, il peust une fois en son temps obtenir quelque honneste ranc, et preeminance à la suitte de ceste vacation.

14 : Depuis, le seigneur Paule mort, il se mit à suyvre Vitellose frere dudit Paule, soubz lequel il ne demeura gueres, pour estre homme de bon esprit, galant, et dispos de sa personne, à se rendre un des premiers de sa compagnie.

15 : Mais luy semblant estre chose trop basse, et serville, que vivre touiours soubz la soude d'autruy, delibera, avecques l'aide d'aucuns citadins de Ferme (auquelz la servituté de leur patrie estoit plus agreable que la liberté) et moyennant le support des Vitelles, surprendre, et occuper ceste ville.

16 : Et de fait il escrivit une lettre à son dit oncle Iehan Foglian, comme ayant demeuré longtemps hors son païs, il luy estoit venu envie d'aller à Ferme pour le visiter et recongnoistre un peu son bien et patrimoine. Et parautant qu'il ne s'estoit point en sa ieunesse travaillé d'acquerir autre chose, que l'honneur afin que ceux de Ferme congneussent son temps n'avoir point esté mal employé, il y vouloit bien entrer le plus honorablement, que faire se pourroit, accompagné de cent chevaux de ses amis et serviteurs : le priant qu'il luy pleust pourvoir à ce, qu'on vint au devant de lui en honneste equipage : remonstrant d'advantage, que cela ne reviendroit seullement à son honneur, mais aussi de luy l'avoit nourry.

17 : Parquoy Messere Iehan ne feit aucune faute de devoir envers son neveu, et luy feit user par ceux de la ville d'un fort brave, et honorable accueil, le menant descendre, et loger en sa maison, ou il passa quelques iours, faisant ce pendant ses apprestz de ce, qui estoit necessaire à l'expedition de la trahison, qu'il avoit machinée : pour laquelle mieux executer, il dressa un festin merveilleusement solennel, ou il convia son oncle, avecques tous les plus apparans personnages de Ferme.

18 : Estans venus sur la fin du repas, et autres menus passetemps dont lon use en telz banquetz, Olivier commença industrieusement mettre en avant certains propos de consequence, parlant de la grandeur de Pape Alexandre, et de son filz le Duc de Valentinois, ensemble de leurs entreprises. A quoy son oncle et les autres entremeslant quelque response, il se meit sur l'instant a soubzrire, disant que c'estoient matieres pour estre devisées en lieu plus secret. Et incontinent se retira en une chambre, ou son oncle, et les assistans luy tindrent compagnie :

19 : lesquelz ne furent point si tost assis que soudainement quantité de soudars apprestez sortirent de quelques endroitz cachez, qui massacrerent, et mirent à mort en un moment son oncle, et tous ceux de la bande ensemble.

20 : Ce meurtre executé, Olivier monte à cheval suyvi de ses complices, vous ravage, et court toute la ville, assiege le souverain magistrat dans le palais : tellement qu'un chacun fut contraint luy faire obeissance. Ce fait il establit un gouvernement politicq', duquel il se feit souverain. Et apres avoir depesché tous ceux, qui pour en estre mal contans luy pouvoient aucunement nuyre, il consolida son estat par ordonnances, tant civilles, que militaires : en si bonne fortune, qu'en moins d'un an, qu'il tint la seigneurie, non seullement estoit en asseurance dans la Cité de Ferme, mais faisoit desia craindre son nom à tous ses voisins.

21 : Et eust esté aussi fort à rompre, qu'Agathocles, s'il ne se fut point ainsi laissé tromper au Duc de Valentinois, lors qu'il le feit prendre à Synigallia, comme nous avons cy dessus racompté, avec les Ursins, et les Vitelles : auquel lieu un an apres sa commise meschanseté, ledit Olivier fust pendu, et estranglé, avecques Vitellose, soubz lequel il avoit fait l'apprentisage de ses vertus, et vicieuses complexions.

22 : Quelqu'un se pourroit esmerveiller, dont proceda qu'Agathocles, et quelque autre son semblable, et aussi homme de bien que luy, apres infinies trahisons, et cruautez à peu vivre si longuement en seureté au meilleu de son païs, et se defendre tant bien de ses ennemis estrangers, sans qu'aucuns de ses subietz ayent oncq conspiré à l'encontre de luy : veu que plusieurs autres pour avoir esté cruelz, n'ont peu conserver en temps de paix leurs principautez : tant s'en faut qu'ilz l'eussent peu faire en saison troublée de guerre.

23 : Ie croy que cela provient selon, que les cruautez sont, mal ou bien exercées.

24 : Or on les peut estimer bien exercées (s'il est permis dire bien du mal) quand elles se commettent une seulle fois, comme par necessité de s'asseurer, taschant à se mettre hors de plus grand inconvenient : et cela fait que lon n'y persiste plus : mais au contraire l'on s'efforce faire resortir ce mal à l'augmentation, du bien public.

25 : Les mal exercées sont celles qui du commencement, encores qu'elles soient petites, croissent plustost avecques le temps qu'elles ne se diminuent.

26 : Ceux qui ont observé ceste premiere mode, pour estre, que moyennant la faveur de Dieu, et des hommes, quelquefois ilz treuvent moyen de s'entretenir. Les autres il est impossible qu'ilz ayent longue durée.

27 : Dequoy il faut noter que parvenant a une souveraineté par les voyes cy dessus declarées, l'occupateur d'icelle doit de premiere entrée expedier toutes les cruautez, qu'il voit estre a faire, pour n'avoir plus l'occasion d'y retourner si souvent : si bien qu'en ne les reïterant plus, ses subietz se puissent par trait de temps apprivoiser avecq luy s'insinuant a l'endroit d'eux par gracieux, et amyables traitemens.

28 : Qui fait autrement incité d'une folle timidité, ou mauvais conseil, sera tousiours contraint d'avoir le cousteau en la main, ny ne plantera iamais la racine de son regne dans le coeur du Peuple : lequel demeurera en perpetuelle crainte, et tremeur pour les continuelles iniures, et tyrannises, qu'il souffre soubz un tel Prince.

29 : Car les offenses se doivent commettre ensemble tout a un coup, a celle fin qu'estans moins souvent senties, elles irritent moins aussi. Et faut au rebours faire les plaisirs peu a peu, pour plusieurs fois les iterant en imprimer mieux la saveur dans le courage de ceux, que tu gratifies.

30 : Sur tout un Prince se doit gouverner envers ses hommes par telle façon, que nulle bonne ou mauvaise fortune le face varier : parce que si tu es un coup assailli de quelque adversité, la saison n'est pas propre à la cruauté, et a iouer du mauvais. Et quand tu voudras contrefaire le doux, et humain, ton peuple ne t'en sçaura aucun gré, congnoissant que tu ne le fais que par contraincte.

9. De la principauté civille. Chapitre IX.

1 : Ie parleray maintenant de l'autre maniere, c'est à sçavoir quand un bourgeois vient à se faire seigneur de sa patrie par la faveur de ses concitoiens, et non par voye de meschanceté ou autre violence intollerable. Ceste espece de principauté se peut nommer civille : et pour y parvenir la seulle vertu, ou fortune n'y est point necesaire, mais bien plustost une heureuse astuce, et diligence. Et s'acquiert ou par la faveur de la commune, ou par le support des grans.

2 : Parce que ces deux diverses humeurs communément se treuvent, en toutes citez lesquelles naissent de ce que le petit Peuple ne veut point estre commandé, ne suppedité des riches, et les riches desirent commander, et fouller les petitz : en façon que de ces deux contraires affections on voit necessairement sortir es citez l'un de ces trois effectz, ou un Prince, ou une liberté, ou une licence effrenée.

3 : Le Prince y est institué ou par le commun Peuple, ou la Noblesse, selon que l'un, ou l'autre de ces deux differens partis en prend l'occasion. Car les riches quelquefois congnoissans ne pouvoir resister au peuple, attribuent tous d'un accord l'authorité à quelcun de leur compagnie, et le font Prince pour pouvoir soubz son ombre mieux satisfaire à leurs appetitz. Le Peuple, qui pareillement ne peut soustenir la charge intollerable des riches, fait aussi le semblable de son costé, convertissant toute la reputation à un seul, lequel il eslist Prince, à fin d'estre supporté par son authorité.

4 : Celuy qui obtient la souverainneté moyennant le secours des grans, travaille plus à s'y maintenir, que ne fait l'autre à qui la commune l'a donné : parce qu'il treuve autour soy beaucoup de ses anciens compagnons, qui ne s'estiment de moindre qualité que luy, et sont pour ceste raison moins maniables, et obeïssans.

5 : Mais celuy, qui l'est par la voix populaire, se treuve seul en ce degré, n'ayant aupres de luy aucuns, ou bien peu, qui ne soient appareillez d'obeïr.

6 : Et d'avantage il n'est possible contenter les grans du tout honnestement, sans consequence de l'iniure d'autruy : ce qui se peut bien faire aux petitz, l'intention desquelz tend à fin plus raisonnable, que celle des grans, qui tachent à gourmander, et les autres a n'estre point gourmandez.

7 : Outre plus le Prince ne peut iamais estre bien asseuré du Peuple, qui est en trop grand nombre, ou il se donnera facilement garde des riches, pour estre petite compagnie.

8 : Et qui plus est, le pis qui sçauroit advenïr à un Prince ayant le peuple contre soy, est d'estre abandonné de luy : mais s'il ha l'inimitié des grans, il ne doit point tant avoir peur d'en estre abandonné, que de les voir entreprendre quelque menée à l'encontre de luy : parce qu'estans plus fins et advisez, ilz se sçavent tousiours saulver de bonne heure, et puis cherchent l'alliance de celuy, qu'ilz estiment assez puissant pour te battre.

9 : D'abondant le Prince est contraint vivre perpetuellement avec un mesme Peuple, mais il peut bien regner sans ces mesmes riches, les pouvant faire, et defaire toutesfoys, qu'il luy plaira, et leur tollir et donner credit, comme bon luy semblera.

10 : Et pour mieux déclarer cest endroit, ie dy que le fait des riches se doit principallement considerer en deux sortes: Ou ilz se gouvernent tellement avecques toy, que leur fortune s'oblige entierement à la tienne : ou ilz ne le font pas.

11 : Ceux qui l'obligent, et ne sont point exacteurs, doivent estre grandement honnorez, et favorisez.

12 : Quant aux autres qui ne le veullent faire, il faut considerer leur motif en deux manieres : ou c'est par pusilanimité, et naturel defaut de courage : et allors tu te doiz servir d'eux, mesmement de ceux, qui sont de bon conseil : parce qu'ilz te font honneur en la prosperité, et en l'adversité ilz ne te peuvent nuyre.

13 : Ou bien ilz refusent dependre de ta fortune par une certaine malice, et ambitieuse occasion, dont tu peux congnoistre un signe evident qu'ilz pensent plus à eux, qu'à toy. De ceux cy le Prince se doit songneusement garder, les tenant au lieu d'ennemis manifestes, et s'asseurant qu'ilz ne faudront en son adversité prester la main à sa ruine.

14 : A ceste cause celuy qui se voit souverain seigneur, par le benefice du Peuple, doit tousiours se continuer en l'amitié et benevolence d'iceluy. Ce qui luy sera de facile acquit, luy tenant seullement la main a ce, que il ne soit gourmandé.

15 : Mais le bourgeois, qui y est eslevé a la poursuitte des grans, sur toutes choses faut qu'il treuve moyen d'acquerir la grace du Peuple, et sera bien aysé de le faire, prenant sa protection, et defense.

16 : Et parautant que les hommes, quand ilz reçoivent bien de quelqu'un, dont ilz n'esperoient que mal, s'estiment beaucoup plus tenus à leur bienfacteur : ses subietz l'aymeront infiniment d'advantage, que si par leur ayde il eust esté crée Prince

17 : l'on peut encores en plusieurs autres manieres gagner le coeur d'une commune, desquelles (parce qu'on les voit changer selon la diversité du subiet) i'en lairray le propos pour ceste fois.

18 : Ma conclusion sera, qu'il est de besoing à un tel Prince avoir la faveur du Peuple : autrement ie ne luy voy point de remede, pour estre secouru en ses affaires.

19 : Nabis Roy de Lacedemone soustint le siege de toute la Grece, et une armée victorieuse des Romains, contre lesquelz il defendit bravement son royaume, et patrie, et luy suffit au commencement de ce trouble, faire ruer, et bannir quelques uns de ses citadins à luy suspectz. Dequoy il ne fust pas si tost venu à bout, quand le Peuple luy eust esté contraire, et malveillant.

20 : A laquelle mienne opinion ie ne veux point que lon me contredise, par l'allegation d'un vieux proverbe. Que qui se fonde sur le Peuple, se fonde sur la fange. Car ce commun dire n'a lieu, sinon lors qu'un bourgeois privé se veut faire fort du populaire, ou se met en la teste qu'il seroit par lui soustenu, si ses parties adverses, ou les magistratz luy vouloient donner quelque alarme.

21 : Sans point de faute lon en voit en ce cas de bien trompez : comme il advint aux Gracches à Rome, et a Georges de l'Eschelle à Florence.

22 : Mais si c'est un Prince, qui s'arreste sur cest appuy, lequel à puissance de commander, et soit homme de coeur, sans s'estonner es tribulations, estant au reste garny des autres preparatives, qu'il luy faut, et tenant l'universel de ses subietz par son vertueux courage, et prudence conduitte, en bonne esperance, il ne s'en trouvera iamais deçeu, et congnoistra le fondement, qu'il y aura fait, n'estre point mauvais et incertain.

23 : Ceste espece de Princes se mettent en grand hazard de faire le saut, quand ilz entreprennent le passage de la puissance civille a l'absoluë

24 : parce qu'ilz exercent leur dignité, ou d'eux mesme, ou par l'organe et moyen des magistratz : et en ce dernier cas, leur authorité est beaucoup plus foible, et perilleuse, dependans ainsi entierement de la volonté de ceux, qui sont promeus aux offices publiques : lesquelz peuvent mesmement en fascheuse saison, facillement leur oster la Principauté, ou en resistant a leurs edictz, ou n'y obeissant point.

25 : Et n'y a ordre, que le prince en ses perplexitez d'affaires puisse exercer la tyrannie. Car les citadins, et subietz, ausquelz les magistratz ont appris de commander, tiennent tant d'eux, qu'ilz ne veullent point enfraindre leurs ordonnances :

26 : et le seigneur en sa necessité aura tousiours faute de gens, à qui il se puisse fier : parautant qu'un Prince de ceste qualité, ne peut se fonder sur les occasions, qui se presentent à luy en temps paisible, lors que les citoyens n'ont besoing que d'un Roy : et adoncq un chacun se vient offrir à luy, un chacun s'efforce de l'enrichir de promesses : bref un chacun veut souffrir la mort pour luy, quand ilz voyent qu'il n'y à point matiere de la craindre. Mais si la chance tourne, et que le Prince aye affaire de ses Citoyens, il se trouvera abandonné de tout le monde, et en rencontrera bien peu qui luy veuillent tenir bon.

27 : Et d'autant que ceste experience ne se peut faire qu'une seulle fois, de tant plus est elle a fuyr, et perilleuse. Par ainsi un sage Prince doit adviser quelque expedient, moyennant lequel ses hommes, soit en saison de paix ou guerre, ne se puissent bonnement passer de son gouvernement : et ce faisant, il se les rendera tousiours assez fidelles, et loyaux.

10. Comme les forces de toutes les Principautez se doivent mesurer. Chapitre X.

1 : Il faut encores avoir une autre consideration en examinant la qualité de ces Princes : C'est a sçavoir si un seigneur est si grand terrien que de luy mesmes il puisse remedier aux affaires, qui adviennent : ou bien s'il a pour se faire, mestier du secours d'autruy.

2 : Et pour mieux esclarcir ce propos, ie dy, que tout ainsi, que i'estime ceux se pouvoir maintenir d'eux mesmes, qui ont le moyen, pour estre abondans en hommes, et deniers, mettre sur les champs une iuste armée, et donner iournée à quiconque les viendra assaillir :

3 : Semblablement ie repute ceux avoit tousiours besoing de l'aide de leurs voisins, qui ne s'osent monstrer en campagne contre la face des ennemis, mais sont forcez chercher leur refuge au dedans des places fortes, pour les garder.

4 : Nous avons desia parlé des premiers, et en traitterons quelquefois plus amplement ou la commodité s'offrira.

5 : Quant aux autres, ie n'en puis dire aucune chose, fors d'admonester semblables Princes à munir, et fortifier leur ville capitalle, sans se soulcier beaucoup du plat païs.

6 : Et quiconque le fera ainsi, se gouvernant au reste de ses affaires envers ses subietz, comme i'ay icy devant remonstré, et diray cy apres, ceux qui le voudront assaillir, y penseront deux fois avant, que de commencer, consideré que les hommes sont tousiours volontiers contraires aux entreprises d'extreme difficulté. Et de fait ie ne sçay, qui estimera facile mener la guerre contre celuy, qui est en forteresse bien remparée, n'estant point mal voulu de son peuple.

7 : Les villes d'Allemagne sont fort libres, et si ont petite estendue de seigneurie hors leur murailles. Elles obeissent à l'Empereur quand il leur plaist, et ne le craignent ne luy ny autre potentat, qui leur soit voisin :

8 : parce qu'elles sont tellement fortes, qu'un chacun estime l'expugnation en devoir estre merveilleusement ennuyeuse, et difficile, estans toutes garnies de fossez, murailles, et d'artillerie a suffisance, tenans tousiours en leurs greniers publiques provision de blez, vins, et bois, assez pour une année.

9 : D'advantage à fin de donner moyen de vivre au menu peuple, et sans dommager le publiq'ilz ne faillent iamais d'avoir en commun matieres, pour le pouvoir toute l'année mettre en besoigne aux ouvrages des choses, qui renforçent, et entretiennent leur cité : tant que de ceste industrie la petite commune se nourrist, et si pratiquent les exercices militaires, sur lesquelz ilz ont plusieurs statuz, et ordonnances, qu'ilz observent ceremonieusement.

10 : Le Prince doncq qui aura une cité forte, et ne se fera point haïr des siens, ne peut estre assailly, et quand ores il le seroit, l'aggresseur se voirra finablement contraint d'en partir à sa honte : attendu que les affaires de ce monde sont si divers, qu'il est presque impossible, qu'un chef de guerre puisse revenir l'espace d'un an son armée ocieuse, devant une place assiegée.

11 : Et si lon me repliquoit, que le Peuple n'aura iamais patience voyant ses biens, et possessions estre brulées sur les champs, tant que le long siege, et amour de soy seront en danger, de luy faire oblier son Prince : ma responce sera qu'un prudent et courageux seigneur demeslera tousiours ces perplexitez, donnant maintenant esperance à ses subietz de la prochaine issue du mal, maintenant crainte de la cruauté de l'ennemy, et donnant ordre avecques prompte dexterité à ceux qui luy sembleront un peu trop hardis, et inclinez à la rebellion.

12 : Et qui plus est, la coustume des ennemis est brusler, et gaster tout le païs à leur premiere arrivée, et au temps que les courages des hommes sont encores chautz, et ardans a la resistance. Parquoy un Prince se doit moins travailler l'esprit de celà, parce que les pertes, et dommages sont desia faitz, et les maux receus, sans qu'il y aye plus de remede, avant que les coeurs du peuple se commancent à refroidir, et s'en resentir.

13 : Et alors tant plus fort se reünist il, et approche de son seigneur, le pensant avoir grandement obligé à soy, de voir leurs maisons arses, et possessions champestres destruites pour sa defense. Car le naturel des personnes est de sçavoir autant bon gré a ceux, qui leur sont tenus pour service fait, qu'aux autres de qui ilz ont reçeu plaisir.

14 : Et parainsi considerant bien le tout, il ne sera point malaisé à un sage Prince entretenir du commancement, et apres, le courage de ses subietz à la longueur du siegé, pourveu que les vivres, et moyens de se defendre ne luy defaillent point.

11. Des principautez Ecclesiastiques. Chap. XI.

1 : Il reste seullement en cest endroit deviser des Principautez Ecclesiastiques, autour desquelles n'y a difficulté, sinon durant la poursuitte d'y parvenir : dautant qu'elles s'acquierent, ou par vertu, ou par fortune, et se conservent sans l'une, ne l'autre, estans assez soustenues par les statuz inveterez en la religion Chrestienne, lesquelz sont tous de telle puissance et authorité, qu'ilz maintiennent d'eux mesmes leurs prelatz en possession paisible de leurs estatz, quelque mode de faire ou vivre qu'ilz tiennent.

2 : Ceste seule sorte de gens ont seigneuries, et ne les defendent point : ont subietz, et ne les gouvernent point.

3 : Et toutesfois leurs seigneuries ne leur sont iamais ostées, encores que iamais on ne les defende, ny n'ont soucy leurs subietz si on les laisse sans gouvernement. Lesquelz ne pensent, et ores quand ilz le penseroient, ne peuvent s'alliener aucunement de leurs superieurs.

4 : Ces seules principautez sont doncques asseurées et heureuses : mais au moyen de ce qu'elles sont conduites, et guidées par divins iugemens, dont l'esprit, et sens humain ne peut approcher, ie me deporteray d'en parler : parce qu'estans exaltées, et entretenues de Dieu, seroit l'acte d'un homme presumptueux, et temeraire, d'en vouloir faire discours.

5 : Neantmoins si quelqu'un me demandoit, d'ou est procedé, que l'Eglise soit, quant au temportel, venue à telle grandeur, attendu qu'auparavant Alexandre sixiesme les potentatz d'Italie, et non seulement ceux, qui s'appellent potentatz, mais tant petit baron ou seigneur qui eust peu estre, ne tenoit compte d'elle au regard de la temporalité, et depuis elle est devenue si puissante, qu'elle a peu ietter un Roy de France hors de l'Italie, avecques toute sa puissance, et abbaisser la reputation des Venitiens. Lesquelles choses bien que soient notoires. Si ne me semble il point superflu, de les reduyre aucunement en memoire.

6 : Avant que le Roy Charles huitiesme passast en Italie, toute la province estoit divisée en subiection du Pape, des Venitiens, du Roy de Naples, du Duc de Milan, et des Florentins.

7 : Ces cinq potentatz devoient avoir deux soings en principalle recommendation, l'un, d'empescher qu'un estranger n'entrast iamais en armes dans l'Italie l'autre, que nul d'eux dilasta plus outre les limites de son Empire.

8 : Ceux qui failloit plus reigler en cecy, estoient le Pape, et les Venitiens. Or pour brider les Venitiens, l'union de tous les autres ensemble suffisoit, comme l'on feit à la deffense de Ferrare. Quant a renger le Pape, ilz se pouvoient servir des barons de Rome, lesquelz estans divisez en deux diverses factions, Ursines, et Collonnoises, nourrissoient perpetuellement matiere de divorces, et esmeutes entr'eux : et consequemment se faisans tous les iours la guerre devant les yeux du Pape, debilitoient grandement son authorité :

9 : en sorte qu'encores il se trouvast parfois quelque Pape de coeur, et entreprise, comme sur Sixte, ce neantmoins la fortune, et le sçavoir ne le peut oncques depestrer de ceste incommodité :

10 : dont la briefveté de leur vie estoit la pluspart en cause : parautant que tout ce que pouvoit faire un Pape en dix ans, que le plus communément ilz vivoient, estoit de remettre ceux de son costé en egallité de vigueur à ses adversaires, sans qu'a peine le reste de son vivant suffist pour abbaisser la ligue contraire. Et si par maniere de dire l'un avoit anneanty le party des Colonnois, il en venoit successivement un autre ennemy des Ursins, qui les faisoit ressusciter : auquel toutefois le temps estoit semblablement trop court, pour adnichiller du tout la faction Ursine.

11 : Celà causoit, que la puissance temporelle du Pape estoit pour lors peu estimée en Italie.

12 : Depuis Alexandre sixiesme se meit en avant, lequel, de tous ses predecesseurs qui furent oncques monstra le mieux ce qu'un Pape pouvoit faire employant le denier, et la force : comme il le declara tresbien es gestes, qu'il feit par les mains du Duc son filz, et moyennant l'occasion, dont il se sçeut fort bien servir à la venue des Françoys, tout ainsi que i'ay cy dessus racompté, parlant des affaires de Cesar Borgia.

13 : Et combien que son intention fust d'agrandir son dit filz, non pas l'Eglise : si retournerent pourtant ses conquestes à l'augmentation d'icelle, qui succeda apres sa mort, et la ruyne du Duc, au profit de toutes ses peines et conquestes.

14 : Apres luy Iulles second vint à la papauté, lequel trouva l'estat de l'Eglise fort opulent, ayant toute la Romaigne subiete, et estans ces barons de Rome entierement mis soubz le pié, ensemble leurs factions annullées par les persecutions, et menées d'Alexandre. Il rencontra aussi la porte ouverte à nouvelles inventions d'amasser deniers, non pratiquées auparavant Alexandre :

15 : lesquelles Pape Iulle non seulement ensuivit mais les accreut grandement : et se proposa de gaigner Bouloingne, roigner les aisles des Venitiens, et chasser les Françoys de l'Italie. Dont il vint heureusement à bout, avec d'autant plus de louanges, qu'il entreprenoit ces choses pour l'accroissance de l'Eglise, et non d'aucun particulier.

16 : Outreplus il rengea tousiours les partialitez Ursines, et Coulonnoises à la raison, qu'il les avoit trouvées.

17 : Et encores qu'il s'eslevast parmi eux quelque autheur de nouvelle sedition, est ce que deux causes les feirent tousiours reserrer, l'une, la grandeur de l'Eglise, qui les tenoit en crainte, l'autre se voyans sans Cardinal de leur party : dont tous leurs troubles, et differens ont cy devant pris, et le plus souvent prennent origine : ny ne seront iamais en repos tant qu'il y aura Cardinal en l'une de ces deux bandes : parce que soubz ce moyen ilz entretiennent leurs partisans dans la ville de Rome, et dehors. Et les Gentilz-hommes sont forcez d'adherer a eux. De maniere que par là congnoist on les discordes, et tumultes naistre de l'ambition des prelatz.

18 : Or maintenant la saincteté de Pape Leon a trouvé le pontificat merveilleusement riche : duquel nous esperons, que si ses predecesseurs l'ont augmenté par les armes, cestuy cy l'accroistra d'advantage par la bonté, se rendant à la parfin grand et venerable par infinies siennes vertuz.

12. Quantes especes y a de gens de guerre : et des Soldatz Mercennaires. Chapitre XII.

1 : Ayant particulierement discouru toutes les qualitez des principautez, dont i'avois au commancement deliberé parler, et remonstrer en partie dont procedent les occasions de leur bon ou mauvais estat, ensemble declaré les moyens avec lesquelz plusieurs se sont esvertuez les acquerir, et conserver. Reste presentement d'escrire en general les offenses, et defenses qui peuvent advenir en chacune d'icelles.

2 : Nous avons cy devant dit, comme il est necessaire à un Prince avoir ses fondemens bons : autrement faut de necessité qu'il tombe en decadence.

3 : Les principaux fondemens que tous les potentaz se puissent voir, soient Nouveaux, Anciens, ou Mixtes, sont les bonnes loix, et les bonnes armes. Et parautant que les bonnes loix demeurent sans effet, ou les bonnes armes sont defaillantes, et ou les bonnes armes regnent, il est aussi de besoing que les loix y soient bonnes. Ie me deporteray de disputer des loix, et dresseray mon propos des armes :

4 : Disant, que les armes, avec lesquelles un Prince defend ses terres, sont ou Propres ou Mercennaires, ou Auxiliaires, ou Mixtes.

5 : Les Mercennaires, et Auxilliaires sont dangereuses, et de peu de profit, tant que si un seigneur fonde la durée de son estat sur telles forces, il n'aura iamais ferme ny asseurée domination : parce qu'elles sont seditieuses, ambitieuses, sans aucune discipline, et peu fidelles, braves avec leurs amis, et contre les ennemis lasches : n'ont aucune crainte de Dieu, ne foy envers les hommes : et de tant se differe seulement la ruyne, de celuy qui s'en sert, que l'assaut est differé. En saison de paix tu es mangé d'eux, en la guerre par tes ennemis.

6 : La cause de tout cecy est, qu'ilz n'ont autre affection, ne raison pour les retenir en un camp, à ton service, fors la friandise de quelque peu de soulde, laquelle n'est sufisante à les faire vouloir mourir pour toy.

7 : Ilz veullent bien estre tes pensionnaires tant, que tu ne feras point la guerre : mais elle venant Messieurs s'enfuyent ou se retirent :

8 : Chose qui nous devroit facillement persuader la destruction d'Italie n'avoit esté d'ailleurs occasionée, que pour s'estre, l'espace de plusieurs ans, reposée sur les armes de louage :

9 : lesquelles ont fait possible autresfois bonne preuve au service de quelqu'un, et par la desrobé la reputation de vaillantes. Mais quand les puissances estrangeres vindrent deça les mons, elles monstrerent bien tost ce, qu'on en devoit pour l'advenir estimer. Au moyen dequoy il fut aisé, et permis au Roy Charles huitiesme prendre l'Italie avecques le bouclier sans l'espée. Et celluy qui disoit noz pechez en estre cause, il disoit bien verité : mais ce n'estoient seullement ceux qu'il pensoit, ains les autres que ie vien de reciter. Et procedans lesdites fautes, et pechez des Princes, aussi raisonnablement en ont ilz porté la peine.

10 : Or pour monstrer encores plus clairement l'imperfection, et malheureté de ses armes, il faut entendre que les Capitaines Mercennaires ou sont personnages excellens, ou gens de peu de fait. S'ilz vallent quelque chose, tu n'as occasion de t'y fier beaucoup, parce qu'ilz aspirent tousiours à leur grandeur, ou en entreprenant sur toy, qui es leur maistre, ou en opprimant quelqu'un contre ton intention ; mais si c'est un homme de petite valleur, il ne peut faillir te destruire par la voye ordinaire.

11 : Et si l'on me respondoit, que tout autre, qui aura les armes en maniment, peut faire le semblable, soit Mercennaire, ou non : Ie repliqueray que la guerre se fait ou par un Prince, ou une Republicque. Le Prince, y doit aller en personne, et faire luimesmes l'office de Capitaine. La Republicque y envoye ses citadins. Et quand elle en donne la charge à un qui ne se monstre homme de bien, promptement le doit changer, ou l'y laissant, le regler si etroitement en sa commission, qu'il ne puisse oultrepasser les bornes à luy presises.

12 : Lon voit par experience que les Princes, et Republicques n'empruntans rien de leurs voisins, et estans d'eux mesmes agguerris, font, et executent de grandes entreprises : et qu'au contraire les armes Mercennaires ne servent que de dommage. Ioint qu'une Republicque fondée sur ses propres forces, s'assubiectist plus difficillement soubz l'obeissance d'un sien citadin, que celle qui depend du secours estranger.

13 : Rome, et Sparte se maintindrent plusieurs siecles en liberté par le moyen de leurs propres puissances. Les Suysses sont semblablement fort agguerris, et libres.

14 : Mais nous avons, pour un ancien exemple des armes Mercennaires, les Carthaginois, qui se veirent une fois sur le point d'estre saccagez par leurs soudars pensionnaires, leur premiere guerre contre les Romains finie, encores que leurs propres citadins en fussent capitaines.

15 : Phelippe de Macedoine fut lieutenant general sur l'armée des Thebains depuis la mort d'Epaminondas et leur osta la liberté, apres la victoire.

16 : Les Milannois, mort que fut le Duc Phelippe viscontin, souldoierent Francisque Sforze contre les Venitiens, lequel ayant vaincu ses ennemis à Caravais, se rallia depuis avecques eux pour asservir ses Seigneurs et maistres à luy.

17 : Sforze son pere estant soudard de la Royne Iehanne de Naples, abbandonna sa maistresse en un moment : tant que pour sauver son Royaume elle fut contrainte se ietter entre les bras du Roy d'Arragon.

18 : Et si les Venitiens, et Florentins ont cy devant augmenté leur empire par le service de telz chefz de guerre, sans que pourtant leurs Capitaines se soient faitz leurs maistres, mais au rebours les ayent tresbien servis. Ie respondz, que les Florentins ont esté en ce cas favorisez de la fortune, parautant que de tous les excellens Capitaines, dont ilz se sont servis, les uns n'ont pas esté vaincqueurs à la guerre, les aucuns ont eu des oppositions et contrarietez à leurs entreprises, les autres ietterent ailleurs le feu de leur ambition.

19 : Iehan l'Aigu, fut de ceux qui ne vainquirent pas, la foy duquel ne peu : estre congneue, veu sa fortune : mais un chacun confessera, que s'il eust vaincu, les Florentins s'en alloient inevitablement soubz sa discretion.

20 : Francisque Sforze eut tousiours les Brascheques pour contraires, qui se servirent d'épeschement l'un à l'autre.

21 : Francisque appliqua ses desseins vers la Lombardie, et Nicolas Picenin à l'encontre de l'Eglise, et le Royaume de Naples.

22 : Or venons à ce, que puis peu de temps en ça nous avons veu advenir. Les Florentins esleurent Paulle Vitelli pour leur Capitaine, homme tresprudent, et qui de basse qualité estoit monté à une merveilleuse reputation s'il eust pris la ville de Pise, il n'y a personne osant nyer, que les Florentins ne fussent contraintz le retenir perpetuellement avecques eux, par ce que s'il eut esté pour autruy, ce leur estoit dommage irreparable, mais le retenant, il leur eust falu consequemment par succession de temps luy obeïr,

23 : au regard des Venitiens, si lon contemple bien leurs progrès, ilz se trouveront avoir seurement, et vertueusement operé tant qu'ilz ont mené la guerre par leur gent naturelle. Ce qui à esté avant qu'ilz entreprissent iamais rien sur terre ferme lors, que leur seulle noblesse, et populaire estoient employez en leurs batailles, ou ilz feirent merveilles. Laquelle vertu commença à leur defaillir, quand ilz commencerent de combatre en terre, et qu'ilz se meirent à suivre la mode d'Italie.

24 : Toutesfois sur le principe de leurs conquestes terrestres, pour n'y avoir pas encores beaucoup de domination, et estre d'ailleurs grandement redoubtez, la matiere ne les convioit pas de craindre fort leurs Capitaines.

25 : Mais comme ilz vindrent à se dilater, qui fut au temps de Carmignolle, ilz feirent un essay de cest erreur : parce que l'ayant congneu homme de souveraine vertu, veu les grosses victoires, qu'ilz eurent soubz la conduite contre le Duc de Milan, et advisant d'autrepart, comme il se refroidissoit à la longue, penserent, qu'ilz ne feroient plus iamais beaufait par son moyen, puis que son vouloir estoit aliené : et ne pouvoient franchement luy donner congé, pour peur de perdre ce qu'il leur avoit acquis : tant que finablement ilz furent forcez de le faire mettre à mort pour s'en asseurer.

26 : Depuis ilz ont euz pour conducteurs de guerre Messire Bartholomne Coyon de Bergame, Robert de sainct Severain Conte de Periglian, et autres semblables : se servans desquelz ilz leur failloit plus craindre la perte, que le gaing : selon que bien tost apres advint à Vaile, ou ilz perdirent en une seulle iournée ce, qu'en huit cens ans avoient par tant de peines conquesté. Dont ne se faut esbahir, attendu que de ceste sorte d'armes procedent les tardifz et foibles acquestz, et les soudaines, et miraculeuses pertes.

27 : Et parautant que ie suis allé chercher mes exemples iusques en Italie, ou les soudars Mercennaires ont eu tant de cours, i'en veux prendre mon propos de plus loing, afin que leur origine et progressions congneues, on les puisse mieux corriger.

28 : Vous devez entendre, que tost apres, que l'empire fut transporté hors l'Italie, et que le Pape commença prendre grandeur sur le temporel, la province se divisa en plusieurs estatz, à cause que maintes citez s'estoient rebellées contre leur noblesse, qui les avoit auparavant foullées et opprimées soubs la faveur, que l'Empereur luy portoit, ausquelles l'Eglise tenoit la main au contraire, pretendant par là s'aggrandir en la temporalité. Plusieurs autres furent assubiecties par leurs mesmes citoyens, qui s'en feirent Princes :

29 : tellement que l'Italie tomba presque toute soubz la subiection du Pape, et de quelque autre particuliere Republicque : et estans ceux cy prebstres, et ceux là simples citadins, espece de gent non pratiquée en la congnoissance des guerres, leur fut besoing soudoier les estrangers.

30 : Et le premier, qui donna bruit à ceste forme de faire, fut un nommé Albert de Come Romagnolle. De l'escolle de cestuy cy sortirent entre plusieurs, Bracche, et Sforze, soubz la volonté desquelz l'Italie bransla, tant qu'il vesquirent.

31 : Apres eux sont venus tous les autres qui ont iusques à nostre temps gouverné les armes de ceste contrée : et l'effet de leur prouesse s'est déclaré en ce, que la province a esté ravagée par Charles, saccagée par Loys, forcée par Ferdinand, et diffamée par les Suysses.

32 : La façon, dont ilz userent, est d'avoir de premiere entrée tollu la reputation de la fanterie, pour l'attribuer à la cavallerie. Et feirent cela, parce que n'estans fondez de biens, horsmis leur industrie, une petite trouppe de gens de pié ne leur pouvoit pas acquerir grand bruit : ny advancement : et en avoir quantité, la difficulté estoit de les soudoier et nourrir. Au moyen dequoy ilz s'adonnerent aux gens de cheval, dont ilz s'entretenoient plus honorablement, avec provision de competant nombre, et vindrent les choses iusques là, qu'en une armée de vingt mille combatans, on n'y eust point trouvé mil hommes de pié.

33 : Outre tout cela ilz s'esvertuerent par toutes les voyes, qu'il leur fut possible, d'esloingner d'eux, et de leurs soudars la peine, et la peur, ne s'entretuans point aux batailles, mais se prenans prisonniers, et sans aucune rançon. Ilz ne venoient point de nuit donner allarmes aux villes assiegées, ne ceux des villes ne sortoient point à ces heures pour aller à l'escarmouche sur les tentes des ennemis. Leur camp n'estoit point environné de barrieres, ne tranchées, et ne campegoient point le temps d'hyver.

34 : Toutes ces choses estoient obmises par nonchallance en leur discipline militaire, et par eux introduites pour eviter, comme i'ay dit, le travail et les dangers : si bien qu'ilz ont à la parfin rendu l'Italie esclave et descriée.

13. Des Soudars Auxiliaires, Mixtes et Naturelz. Chapitre XIII

1 : Les armes Auxiliaires (qui est l'autre espece d'armes inutilles) sont quand tu appelles un tien puissant voisin pour te venir secourir, et defendre avecques ses gens, comme feit n'a pas longtemps, Pape Iulle : lequel ayant veu au voyage de Ferrare la meschante preuve de son armée Mercennaire, eut son refuge aux Auxiliaires, et feit paction avec Ferdinant Roy d'Espagne, pour luy donner secours de sa gendarmerie.

2 : Ces armes peuvent estre pour leur propre faict bonnes, et profitables, mais elles sont tousiours dommageables à celuy, qui s'en sert : parce que s'il est vaincu, il demeure deffait avecques eux, et ayant victoire par leur moyen, il tombe en leur misericorde, et discretion.

3 : Et bien que les anciennes histoires soient farcies de ces exemples, si ne partiray ie point encores du propos de pape Iulle, lequel est fort frais, et recent, et digne d'esbahïssement sur tous autres, s'estant ainsi osé commettre entre les mains d'un estranger, à l'appetit d'une ambitieuse volonté, ou il estoit d'empietter Ferrare.

4 : Mais sa bonne fortune feit naistre un tiers accident, afin de luy tollir l'occasion de cueillir le mauvais fruit de son indiscrette election. Car apres que sa gent auxiliaire fut defaite à Ravenne, et la survenue des Suysses eut mis contre l'esperance de tout le monde, et la sienne, en fuitte les vaincqueurs Françoys, il evada la prison de ses ennemis, à cause qu'ilz furent ainsi repoulsez, ensemble celle de ses soudars auxiliaires, lesquelz avoient vaincu par autres armes que les leur.

5 : Les Florentins se trouvans totalement nuz, et destituez de compagnons de guerre, emprunterent dix mil Françoys pour prendre la ville de Pise : Qui fut un advis dont ilz emeurent plus de dangers, et inconveniens, qu'ilz n'avoient iamais fait auparavant en tous leurs affaires.

6 : L'Empereur de Constantinople pour resister à ses voisins, fit descendre dix mille Turcs en la Grece, dont ilz ne voulurent partir, nonobstant la guerre finie. Ce qui donna le commancement à la servitute, et captivité, ou les infidelles ont reduit ceste miserable contrée.

7 : Qui doncques à volonté de ne pouvoir vaincre faut qu'il se serve de ces armes, lesquelles sont encores plus perilleuses que les Mercennaires,

8 : parce que ta ruyne est en elles plus prompte, et appareillée. Elles sont toutes unies, et inclinées à l'obeissance d'un autre, que toy. Mais il est de besoing aux Mercennaires, si elles ont vaincu, avoir du temps d'avantage, et plus grande occasion pour te nuyre, n'estans toutes un mesme corps, ains une bande par toy ramassée de divers endroitz, et soudoyée : sur lesquelles si tu preposes un tiers, qui en soit chef, il n'y peut pas si soudainement acquerir tant d'authorité, qu'il aye le moyen de te pouvoir fascher.

9 : Pour conclusion il faut craindre la lascheté des Mercennaires, et la promptitude des Auxilaires.

10 : Parquoy un sage Prince les fuyra tousiours pour emploier les siennes propres avec lesquelles il aimera mieux perdre, que vaindre, par l'ayde des empruntées : estimant n'estre point vraye victoire, celle qui s'acquiert par les armes d'autruy.

11 : Ie ne crainderay iamais d'alleguer Cesar Borgia, et ses gestes, lequel entra en la Romaigne accompagné seullement de forces Auxiliaires : car tous ses soudars estoient Françoys, par le moyen desquelz il prit Immole, et Furly. Toutesfois ne se fiant pas beaucoup en eux, il les licentia, et se meit apres les Mercennaires, pensant en icelles avoir moins de danger, et soudoia les Ursins, et Vitelles. Depuis les trouvant à l'espreuve doubles, et infidelles, il les vous cassa incontinent, et convertit de là en avant son esprit au service des Propres, et Naturelles.

12 : En quoy il feit clairement congnoistre la diversté, qui est entre ces deux manieres d'armes, veu la difference de reputation qu'il eut du temps que les Françoys le servirent, et quand il s'accomoda depuis des Ursins, et Vitelles. Et lors qu'il demeura content de ses soudars Naturelz, ne s'appuiant que sur soy. Certes on l'estima bien plus le voyant en ce dernier estat, et n'en avoit on auparavant iamais fait grand compte, iusques à ce, que l'on veit entier possesseur de ses forces.

13 : Ie n'avois point volonté sortir hors des exemples Italiens, qui sont de fresche memoire : toutesfois ie ne puis laisser en arriere Hiero le Siracusain, duquel i'ay cy dessus fait mention.

14 : Cestuy cy (comme vous avez cy dessus peu entendre) se voyant lieutenant general de l'armée des Siracusains, ne tarda gueres à congnoistre l'inutilité de la gendarmerie Mercennaire, voyant les Capitaines d'icelles estre tous telz, que sont les nostres Italiens. Et iugeant en luy mesmes, qu'il ne les pouvoit ne profitablement retenir, ne seurement envoyer, les vous feit mettre un beau iour tous en pieces. Depuis il mena la guerre avecques ses simples forces, sans se servir du secours d'autruy.

15 : Ie veux outre cecy reduire en souvenance une figure du vieux testament accommodable à ce propos.

16 : Qui est que se presentant David au Roy Saül pour aller combatre Goliath le provocateur Philistin. Saül pour l'enhardir d'avantage, luy feist vestir ses armes, lesquelles David refusa, les ayant une fois mises sur ses espaules, disant ne se pouvoir aucunement ayder ne manier en icelles : Et partant il ne vouloit affronter son ennemy, qu'avecques sa fonde, et son braquemard.

17 : Dont allegoriquement nous pouvons tirer, que les armes d'autruy ou te sont trop amples, ou trop estroittes, ou bien trop pesantes.

18 : Charles septiesme pere de Loys onziesme, apres avoir, moyennant sa bonne fortune, et vertu, delivré la France des Anglois, entendit fort bien, qu'elle estoit la necessité s'armer de ses propres armes. Au moyen dequoy il institua en son Royaume les ordonnances de sa gendarmerie et gens de pié.

19 : Depuis son filz Loys supprima la fanterie de ses païs, et commença à soudoier les Suysses : qui est un faute, laquelle suyvie par ses successeurs donne occasion (comme de fait il se voit mesmes auiourd'huy) à tous les dangers, et inconveniens, ou ce Royaume est subiet.

20 : Car ayant mis en reputation les Suysses, il annonchallit, et anneantit toutes ses forces naturelles : parce qu'il cassa entierement ses gens de pié, et obligea et rendit affectez ses gens de cheval aux armes d'aultruy : lesquelz pour estre accoustumez de batailler avecques les Suysses, se sont desia persuadez ne pouvoir vaincre sans iceux.

21 : De là procede que les Françoys ne peuvent suffire, seulz contre les Suysses, et si ne font pas grand exploit sans leur ayde contre autruy.

22 : Parainsi l'excercite de France à presque tousiours esté meslée, partie de gent Mercennaires, partie de Naturelle : lesquelz ensemble sont encores meilleurs, que les simples Mercennaires, ou Auxiliaires : et beaucoup inferieurs aux propres,

23 : comme l'exemple dessudict assez le tesmoigne. Et n'y a point de doubte, que la puissance Françoise seroit invincible, si l'institution de Charles septiesme estoit augmentée, ou bien entretenue. Mais la petite prudence des hommes met volontiers choses en avant, qui pour avoir quelque apparence de bonté, cachent soubz elles leur venin : ainsi que nous avons cy devant parlé des fievres etiques.

24 : Parquoy si celuy qui est constitué en principauté ne congnoist les maux avant leur origine, il n'est point veritablement sage, chose qui toutesfois est de Dieu donnée à bien peu.

25 : Et si lon veut considerer la premiere ruyne de l'Empire Romain, elle se trouvera n'estre venue d'ailleurs que pour avoir soudoyé les Gotz : parce que de ceste entrée ilz commencerent à enerver les forces de l'Empire, et osterent aux Romains leurs ancienne vertu, pour se l'aproprier.

26 : Ma conclusion sera doncques, que le Prince n'estant fort de ses propres armes, ne peut bien estre asseuré : ains tiendra perpetuellement de la fortune, n'ayant aucun certain moyen, dont il doive esperer secours en adversité. Et à tousiours esté l'opinion et commun dire des sages, qu'il n'y a rien si foible, et muable comme est la renommée d'une puissance, non fondée sur les propres forces,

27 : lesquelles se font, et composent de tes subietz, citadins, ou gens par toy nourris, et eslevez : toutes les autres ont la nature de Mercennaires, ou Auxiliaires. La maniere de les ordonner, et establir sera de facile invention, si lon regarde bien à la façon, que i'en ay cy devant designée. Et comme Phelippe pere d'Alexandre le grand, et plusieurs autres Princes et Republicques se sont fortifiez et mis en ordre : à quoy ie me remetz du tout.

14. Comme il faut qu'un Prince se gouverne au fait et maniment de la guerre. Chapitre XIIII.

1 : Un Prince ne doit avoir autre obiet, ne pensement, ne s'appliquer à aucune vacation hors mis la guerre, et les regles, et discipline d'icelle : parautant que c'est la seulle science appartenant à celuy, qui commande : et est de telle vigueur, qu'elle ne maintient seulement en leur estat ceux, qui sont nez Princes, mais les fait aussi monter de qualité privée à ce souverain degré.

2 : Et se voit au contraire, que quand les Princes se sont plus amusez à leurs delices, et voluptez qu'au fait des armes, ilz n'ont sceu longuement garder le leur. Car la premiere raison qui leur peut faire perdre, ou acquerir, est despriser cest art, ou en faire profession.

3 : Francisque Sforze par la seulle suitte des armes, d'homme privé se feit Duc de Milan : Et ses enfans qui ont fuy le travail, et ennuy de la guerre, de ducs se sont rendus personnes privées.

4 : Car entre les autres maux, et inconveniens, qui t'adviennent pour estre desaguerry, faut compter que tu te rens desprisable à un chacun, qui est une des choses, dont le Prince se doit plus soigneusement garder (comme nous dirons cy apres.)

5 : Parautant qu'il n'y a aucune comparaison du desaguerry a l'aguerry : la raison ne permettant point que le vaillant homme obeïsse volontiers à l'effeminé, ne que un Prince coyon vive en seureté entre subietz duitz a la guerre : consideré qu'ayant contemnement d'une part, et souspeçon de l'autre, il n'est possible qu'ilz façent rien de bon mesnage ensemble.

6 : Et parainsi un Prince non entendu en matiere des armes, outre infinies autres malheuretez, ne peut estre estimé de ses gens, ne se fier aucunement en eux.

7 : Au moyen dequoy il ne doit iamais divertir son entendement de ceste science, ains s'y exerciter presque plus en temps de paix, que de guerre : ce qui se peut faire en deux manieres, l'une, avec l'operation corporelle, et l'autre, par l'exercice de l'esprit.

8 : Or quant aux actions du corps est convenable, qu'outre ce qu'il tiendra ses ordonnances en bon ordre, et continuelle exercitation, il suyve tous les iours la chasse, et venerie : moyennant laquelle il s'endurcira au travail, et apprendra semblablement les situations des païs, pour congnoistre l'élevation des montagnes, l'embouchement des valées, l'estandue des plaines, la natures des fleuves, et marescages, dont il se enquerra par grande curiosité.

9 : Et est ceste congnoissance profitable en deux sortes : car premierement lon vient a entendre par là les assiettes de son païs, et consequemment à mieux congnoistre par ou il faut defendre. Et ayant bien compris la situation d'une contrée, lon peut facillement apres concevoir celle de une autre, qu'on aura besoing de descouvrir. Les terres, valées, plaines, rivieres, et marestz de la Toscane ont une certaine resemblance et proportion, à ceux des autres provinces : tellement que la pratique, et intelligence de une region, donne plus aisée conception des autres.

10 : Et celuy qui sera defaillant de ce sçavoir, ha defaut de la plus importante astuce, qu'un Capitaine doive point avoir, parce qu'elle t'enseigne a trouver ton ennemy, assoir ton camp comme il faut, conduire les armées, ordonner les batailles, et assieger les villes a ton advantage.

11 : Entre les louanges que les historiographes ont attribuées à Philopoemenes prince des Achées, ilz disent qu'en saison de paix, tout son pensement n'estoit que au fait de la guerre : et quelquefois, en chevauchant par la campagne, accompagné de ses familiers il s'arrestoit le plus souvent tout court, et devisoit un long temps avecques eux en telz termes :

12 : Si les ennemis estioent campez sur ceste montagne, et que nous les trouvassions icy avec nostre armée, lesquelz de nous, et d'eux seroient les plus advantagez ? comme les pourrions nous aller ioindre gardans bien nos rancz ? Si nous voulions retirer comme faudroit il faire ? S'ilz se retiroient, comme les suyvrions nous ?

13 : Et leur mettoit devant les yeux en chevauchant tous les occurrens, qui peuvent advenir à un exercite : demandoit leur opinion, et donnoit la sienne, avec allegation de ses raisons, si bien que par ceste continuelle cogitation, il ne luy pouvoit, en guydant une armée, survenir empeschement, auquel il ne fournist de prompt remede.

14 : Au regard de l'exercice spirituel, le Prince doit lire les histoires, et en icelles contempler les gestes des excellens hommes, voir comme ilz se sont conduitz au maniment des guerres, examiner les causes de leurs victoires et pertes, pour fuir l'un, et ensuyvre l'autre, et faire sur tout comme un grand et notable personnage a fait cy devant lequel s'est adonné a l'imitation grand. de celuy, qui luy a semblé avoir eu plus de gloire, et louange par le passé : se esvertuant le ressembler en tous ses gestes, et façons au plus pres, qu'il a peu, comme l'on dit qu'Alexandre imitoit Achilles, Cesar Alexandre, et Scipion Cyrus.

15 : Et de fait qui lira la vie de Cyrus escritte par Xenophon, il recongnoistra combien Scipion accreut sa renommée par ceste imitation, et quelle conformité y a de sa continence, affabilité, humanité, et liberalité a celle que Xenophon recite de Cyrus.

16 : Un Prince vertueux doit avoir esgard en toutes ces choses icy, et n'estre iamais ocieux en temps de paix, ains mettre tout expres ces exercices au ranc des premiers et plus capitaux affaires, pour s'en pouvoir servir au besoing, a celle fin, quand la fortune se changera, elle le treuve prest a lyu resister.

15. Des choses, qui rendent les hommes, et speciallement les Princes louables, ou vituperables. Chapitre XV.

1 : Il est convenable de voir maintenant, comme un Prince se doit gouverner à l'endroit de ses subietz, et amis.

2 : Et parautant que i'en sçay plusieurs autres avoir traitté cest argument, ie crains estre estimé presumptueux d'en parler aussi : considéré mesmes qu'au discours de cette matiere ma traditive est differente de la leur.

3 : Mais puisque mon intention est de proposer enseignemens profitables à celuy, qui les entendra, il m'a semblé plus pertinent me conformer à la verité effectuelle de la chose, qu'a l'imagination d'icelle.

4 : Plusieurs ont figuré des Republiques et Monarchies, dont il me s'en veit oncques en nature de semblables,

5 : parce qu'il y a si grand difference de ce que lon vit, et ce qu'on devroit vivre, que qui mesprisera ce qui se fait, pource qui se devroit faire, apprend plus tost sa ruyne, que sa conservation. Pourtant celuy, qui voudroit tenir en toutes choses estroitte profession d'homme de bien, il ne pourroit avoir longue durée en la compagnie de tant d'autres, qui ne vallent rien.

6 : A raison dequoy il est necessaire à un Prince, qui se veut maintenir, apprendre a pouvoir quelquefois n'estre bon, et le pratiquer, selon l'exigence des affaires.

7 : Laissant doncq en arriere tout ce que lon a imaginé en la perfection d'un Prince, et discourant a part ce qui est vray, et subiet à l'experience : Ie dy que tous les hommes, quand lon en devise, et les Princes en especial, pour estre eslevez en plus haut degré, sont volontiers notez de quelque une des qualitez, qui leur donne blasme, ou louange.

8 : Et de là vient qu'aucuns sont estimez liberaux, et les autres chiches et tenans : L'un a le bruit de donner, et l'autre de piller ; cestuy cy d'estre cruel, et celuy là misericordeux :

9 : l'un ne garde point sa foy, l'autre sy : les aucuns sont effeminez, et pusillanimes : les autres sont viriles et hardis : l'un est humain, l'autre superbe : l'un luxurieux, l'autre chaste : l'un va rondement, et l'autre cauteleusement : l'un est dur, l'autre facile : l'un est grave, et l'autre inconstant : l'un est devotieux, et l'autre n'a point de Dieu, et ainsi des semblables.

10 : Et n'ignore point, que tout le monde confessera estre chose treslouable voir un Prince garny de toutes les qualitez precedentes, qui sont au ranc des bonnes :

11 : mais parce qu'il n'est possible les posseder toutes ensemble, et entierement les observer pour la fragilité de la condition humaine, qui ne le peut consentir, il luy est de besoing avoir tant de prudence, qu'il puisse a tout le moins eviter l'infamie de ces vices, mesmement de ceux, qui luy pouroient faire perdre son estat. Et quant aux autres, qui ne sont subietz à ce malheur, s'en abstenir du tout, s'il est possible : Sinon, il s'y peut laisser quelque fois couler avec moindre respect.

12 : Et encores ne se tormentera pas beaucoup, d'encourir le bruit d'en estre entaché, si autrement ne pouvoir conserver sa souveraineté. Car si lon considere bien le tout, quelque chose se rencontrera avoir apparence de vertu, et toutefois estant suyvie, sera cause de destruction : et au contraire une autre, qui semblera vice, la pratique de laquelle moyennera l'asseurance et felicité du Prince.

16. De la liberalité, et chicheté. Chapitre XVI.

1 : Commençant donq aux premieres qualitez susdictes, mon opinion est, qu'il seroit bon d'estre estimé liberal.

2 : Si est ce, que la liberalité exercée en maniere, que lon s'en face craindre plus, qu'on ne doit, est fort dangereuse. Et est besoing, pour en user prudemment, la manier de sorte, qu'elle n'apparoisse, que bien peu par ce seul moyen tu peux evader l'infamie de son contraire. Car un Prince, qui a deliberé maintenir entre les hommes le nom de liberal, il faut necessairement, qu'il n'obmette aucune espece de sumptuosité, si bien que continuant ce train, se voirra incontinent au bout de ses finances,

3 : et finablement contraint, pour entretenir cette reputation, fouller excessivement son peuple, et employer tous ces moyens, qui se pratiquent a fin d'accumuler deniers. Ce qui ne tardera gueres à luy acquerir la haine de ses subietz, et le faire peu estimer d'un chacun, le voyant devenu pauvre :

4 : tellement que faisant tort à beaucoup pour fournir à sa liberalité, et enrichisant bien peu de gens moyennant icelle, sera au danger de voir sa ruyne au premier inconvenient qui adviendra. Et prevoyant cela, si apres il a volonté de s'en retirer, le mauvais bruit de chiche et avare ne luy peut faillir.

5 : Un Prince doncq ne se pouvant accoustrer de la liberalité sans son dommage, pour la vouloir rendre trop evidente, il ne se doit grandement soucier, s'il est sage, que lon l'estime chiche, et petit donneur : parce qu'avecques le temps on le tiendra tousiours pour assez liberal, voyant que sa petite despence le fait contenter de son revenu, et qu'il se peut defendre de celuy qui l'assaut, et faire entreprises, sans charger son peuple de subsides.

6 : Et en ce faisant il use de liberalité envers tous ceux, qu'il n'exige point, dont le nombre est infiny, et semble avare seullement a un tas de mignons de court, qui n'enrichissent point de ses presens : lesquelz ne sont qu'une petite trouppe de courtisans.

7 : Nous n'avons point veu de nostre temps faire grandes choses, sinon à ceux, qui ont esté reputez chiches : tous les autres sont venuz à neant.

8 : Apres que Pape Iulle second eut fait, pour monter à la papauté, son profit de non liberal, il en abbandonna depuis le mestier, a fin de pouvoir mener la guerre

9 : au Roy de France : et entretint toutes celles qu'il feit sans imposer iamais tribut extraordinaire sur ses païs, fournissant par sa longue parsimonie a ses innumerables depenses.

10 : Si le Roy d'Espagne, qui est a present, eust affecté d'estre estimé liberal, il ne fust si heureusement venu au dessus de tant d'entreprises.

11 : Parquoy un Prince doit faire peu de compte, s'il a le bruit de mecanique (pourveu qu'a l'occasion de ce il se passe de ne manger point ses subietz, et puisse resister à ses ennemis, se gardant de tomber en pauvreté, et mesprisance de chacun, et devenir ravisseur des biens d'autruy) parautant que c'est l'un des vices le plus sortable pour le faire regner.

12 : Et si lon me disoit, que Cesar se prepara le chemin à l'empire par la liberalité, et que plusieurs autres ayant fait le semblable, sont parvenus aux souveraines dignitez.

13 : Ie distingueray en cela ou que tu es Prince desia fait, ou à faire. Au premier cas, la liberalité n'est pas profitable : au second si Cesar pretendoit a se faire Empereur de Rome : mais s'il eust vescu longuement en ce degré, continuant ceste excessive largesse, qui doute que la monarchie ne fust finablement par luy consumée, et destruitte ?

14 : Et a ce qu'on me pourroit repliquer, que plusieurs ont esté Princes, et executé merveilleux gestes au fait de la guerre, nonobstant qu'ilz fussent grandissimes despensiers : Ie feray responce que le Prince depend du sien et de ce qu'il leue de son peuple, ou de l'autruy.

15 : Quant à l'un, il en doit estre chiche, et mesnager : au regard de l'autre, luy convient le dependre avecques toute profusion, et liberalité.

16 : Car celuy qui mene tousiours armée, ne l'entretenant que de saccagemens, butins et rançonnemens, disposant par ce moyen du bien de son voisin, il faut necessairement qu'il exerce la liberalité : autrement ses soudars ne le suivroient pas :

17 : et peut bien estre prodigue donneur de ce qui ne vient du sien, ne de ses subietz : tout ainsi que feit Cyrus, Cesar, et Alexandre : et parce que la despence de l'autruy accroist plus tost ta reputation, qu'elle ne la diminue.

18 : Et n'y a seullement que la prodigalité du tien, qui te soit nuisible. Il ne se voit chose, qui se consume tant de soymesmes, que la largesse, laquelle ainsi qu'on la pratique, perd les moyens d'estre pratiquée : et ce pendant tu deviens pauvre, et moqué : ou bien pour fuir la pauvreté, tu te rens pilleur, et consequemment malvoulu.

19 : Certainement ce sont les deux pointz ou le Prince se doit le plus garder de choir, que d'estre mesprisé, et haï : ausquelz la liberalité ne peut faillir de te conduire.

20 : A ceste cause il vaut beaucoup mieux avoir le bruit de mechanique, qui est un deshonneur sans malveillance, que pour affecter le nom de liberal, encourir par necessité la reputation de pillard, ce qui engendre un deshonneur accompagné de malveillance.

17. De la cruauté, et clemence, et qui est le meilleur d'estre aymé, ou craint. Chapitre XVII.

1 : Descendant par le menu aux autres qualitez cy dessus mentionnées, ie dy que le Prince se doit faire sus toute choses estimer pitoyable, et non cruel : ce neantmoins il aura esgard a n'user mal a propos de ceste pitié.

2 : Cesar Borgia estoit reputé cruel, toutesfois sa cruauté remit en ordre, reünit, et reduisit le païs de la Romaigne.

3 : Et si lon considere bien cecy, on le trouvera beaucoup plus piteux, que ne furent les Florentins : lesquelz pour n'oser apparoistre cruelz, laisserent destruire la ville de Pistoie.

4 : Parquoy le Prince ne se donnera pas grand soucy de se voir tenir pour tel, mais que par ce moyen il entretienne son peuple en fidelle union et obeïssance. Car usant seullement de cinq ou six exemples de cruelle rigueur ou il sera necessaire, ne lairra pour cela d'estre iugé autant, ou plus piteux, que ceux, lesquelz par leur pitié malmesurée, souffent pululler mille abus en leurs terres, qui donnent matiere a infinis meutres, et volleries, dont toute une patrie est interessée : et les executions rigoureuses d'un Prince ne viennent qu'a l'interest de quelques particuliers.

5 : Mesmement le Prince nouveau, entre tous les autres, ne peut fuir le nom de cruel, parce que les nouveaux estatz sont subietz à tant d'inconveniens,

6 : que Virgile à ce propos excuse par la bouche de Dido l'inhumanité de son Royaume, pour estre freschement estably, en disant : Res dura, et regni novitas me talia cogunt Moliri, et laré fines custode tueri. L'aversité, et mon regne frais né Font, qu'ainsi pres à mon fait ie regarde, Et que ie tien puissante et sevre garde Autour des fins de ce peuple estonné.

7 : Ce néantmoins il ne se doit addonner à croire, et s'esmouvoir legerement, ne se faisé peur de son ombre sans apparence, et proceder avec une telle temperation de prudence, et humanité, que la trop grande confiance ne l'endorme point, et la defiance excessive ne le rende intollerable.

8 : De cecy naist une commune dispute, à sçavoir s'il vaut mieux estre aimé, que craint, ou l'un, que l'autre.

9 : Ie respondray, que c'est beaucoup le meilleur d'avoir les deux ensemble, qui peut : mais estant chose fort difficile d'embrasser le tout, c'est bien le plus asseuré d'estre craint, qu'aymé : puis qu'il te faut manquer de l'un des deux.

10 : La raison y est, parce que les hommes sont en general plains d'ingratitude, variables, similateurs, fuyans les dangers, et cupides de gain. Et tant qu'ilz profiteront avecque toy, tu les tiendras en ta manche : te faisans offre de leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfans, selon que i'ay dit cy dessus, lors qu'il n'en est point de besoin. Mais quand l'affaire s'approche, tu les voirras incontinent tourner leur robe à l'envers, si bien que le Prince qui s'arreste sur leurs parolles, sans se preparer d'autre renfort, tombera du premier coup en ruyne :

11 : parce que les amitiez, que lon a gagnées avec de l'argent, et non par la grandeur, et noblesse de courage, sont bien meritées, et achaptées mais elles ne se peuvent garder, ny emploier a la necessité. D'advantage les hommes font moindre cas d'offenser celuy qui se fait aimer, qu'un autre, de qui on a crainte. Car l'amitié ne tient qu'à un lieu d'obligation, lequel pour la mauvaitié des hommes est rompu à la premiere occasion, qui s'offre, de faire son particulier profit en te nuysant. Mais la crainte est fondée sur une peur de punition, laquelle n'abandonne iamais.

12 : Toutesfois le Prince se doit faire craindre en mode, que s'il n'acquiert l'amour, pour le moins il evite la haine : estans choses qui se peuvent mout bien compatir ensemble, que d'estre craint, et non haï.

13 : Ce qu'il fera tousiours aisément, ne touchant point aux biens, ny aux femmes de ses citoyens, et subietz. Et quand encores il luy feroit necessaire poursuivre la mort de quelqu'un faudroit attendre la commodité de quelque iuste couleur, et cause manifeste, pourveu que ce faisant il s'abstienne de la confiscation :

14 : parce que les enfans, qui restent, oublient plus tost la mort de leur pere, que la perte de leur patrimoine. Outre cela les raisons de tollir, et ravir les biens ne defaillent iamais a celuy, qui a un coup appris le train de vivre par rapine : ou les causes de faire mourir un homme sont plus rares, et moins aisées a trouver.

15 : Mais quand le Prince est au camp, et à multitude de soudars en gouvernement, il faut par force allors, qu'il ne craigne point d'estre estimé sanguinaire : autrement s'il ne est reputé tel, son exercite ne demeurera iamais en union, ny en disposée volonté de bien faire.

16 : Entre les admirables actions d'Annibal, l'on racompte celle, qu'ayant une si grosse armée meslée d'une infinité de nations transportée en un païs estrange pour batailler, il ne s'y esleva oncques sedition, ny entre les soudars, ne contre leur chef, pour bonne ou mauvaise fortune qui advint.

17 : Ce qui ne peut estre moyenné d'ailleurs, que de ceste sienne inhumaine cruauté, laquelle iointe avecques ses autres infinies vertues, le rendit tousiours venerable, et terrible à l'aspect de ses gens,

18 : et sans icelle le reste de ses vertueuses parties ne luy eust suffy à executer cest effet. Si est ce que les historiens mal advisez en cecy ont d'un costé haut loué en luy ceste heureuse conduite, et blasmé d'autre la principalle occasion d'icelle.

19 : Et qu'il soit vray, que ses autres vertus ny fussent esté suffisantes, il se prouvera assez, considerant la fortune de Scipion l'Afriquan personnage autant singulier, et excellent que il en fut oncques en nature, dont l'on face mention : toutesfois son armée se mutina contre luy en Espagne, dequoy rien ne fut cause, que sa trop grande douceur et humanité, laquelle avoit permis plus de licence à ses soudars, que la discipline militaire ne requeroit.

20 : Ce qui luy fut reproché par Fabius Maximus en plain Senat, l'appellant corrupteur de la gendarmerie Romaine.

21 : Les Locrois qui avoient esté pillez et destruitz par un lieutenant de Scipion, ne furent point vangez de ceste insolence, et exaction, pour la facilité de sa nature : tellement que quelqu'un le voulant excuser au Senat, allegua comme il avoit maintz hommes, qui s'entendoient mieux à ne point faillir, qu'a corriger les fautes d'autruy.

22 : Et de fait ceste complexion eut finablement denigré sa gloire, et bonne renommée la continuant au maniment des affaires de cest Empire : Mais vivant soubz la discretion du Senat, ceste sienne qualité dommageable ne fut seullement cachée, ains retourna à l'augmentation de sa louange.

23 : Ie concluray, doncq en reprenant le propos d'estre craint et aymé, que puisque les hommes ayment comme il leur plaist, et craignent comme il plaist au Prince, s'il est sage se doit fonder sur ce qui depend de luy, et non de l'autruy : mais seullement tascher à n'estre point haï, comme nous avons compté.

18. Comme les Princes doivent garder leur foy. Chapitre XVIII.

1 : Il est notoire à un chacun, combien est chose louable au Prince de tenir sa foy, et vivre rondement, sans user de cautelle, et tromperie. Ce neantmoins l'on a veu par experience de nostre temps les Princes, qui ne se sont si fort amusez à l'observance de leur foy, et ont finement sçeu chevaller les espritz des personnes, avoir executé de grandes choses, et surmonté à la parfin ceux, qui s'estoient arrestez à la simple loyauté.

2 : Et pour bien parler de cecy, il faut entendre, que lon combat en deux manieres. L'une, avecques les loix, et l'autre, par la force.

3 : La premiere appartient aux hommes, la seconde aux bestes.

4 : Mais parce que le plus souvent la premiere n'est pas suffisante, il faut de necessité prendre son recours à l'autre. Parquoy il est de besoin au Prince sçavoir bien iouer le rolle de la beste, et de l'homme ensemble.

5 : Cest endroit a esté par les anciens autheurs couvertement enseigné aux Princes, escrivans comme Achilles, et plusieurs autres ieunes gentilz-hommes de ce siecle là furent mis soubz la nourriture de Chiron le Centaure, pour y apprendre sa discipline :

6 : ne voulans signifier autre chose par ce precepteur demyhomme, et demybeste, sinon qu'il est necessaire au Prince congnoistre la ruse de s'ayder de ces deux natures, et l'un sans l'autre n'estre pas durable.

7 : Estant doncq un Prince contraint sçavoir bien contrefaire la beste, il doit de tous les animaux choisir la complexion du Regnard, et du Lion : parautant que le Lion ne se peut donner garde des cordes et filetz, et le Regnard est trop foible pour se defendre des Loups. Il convient doncq estre Regnard, pour congnoistre la fraude des retz. Et Lion, afin de pouvoir chasser, et espouventer les Loups : mais ceux qui n'usent simplement que du Lion, n'entendent pas bien le ieu de leur personnage.

8 : Au moyen dequoy un prudent et advisé seigneur ne peut, ny ne doit garder si estroitement sa foy, quand telle observance luy est preiudiciable, et que les occasions, et necessitez qui la luy ont fait promettre, sont ia passées et estaintes.

9 : Certainement, si tous les hommes estoient bons, ce precepte seroit à blamer : mais consideré leur ordinaire mauvaistié, et qu'eux mesmes ne te la garderoient pas, tu n'es tenu aussi de la leur observer : et ne faut point avoir peur qu'un Prince ne treuve tousiours suffisantes raisons pour colerer ceste infraction de foy.

10 : L'on peut amener d'infinis exemples à ce propos, combien de paix, de tresves, et de promesses ont esté rompues par l'infidelité des Princes : et que celuy, qui a mieux contrefait le Regnard, est le plus tost venu au dessus de ses affaires.

11 : Si estil de besoign toutesfois desguiser bien fort cette nature, et user de grandes faintes et dissimulations. Car les hommes sont communement si simples, et flechissent tant aux presentes necessitez, que le trompeur trouvera tousiours qui se lairra tromper.

12 : Et pour vous alleguer un frais tesmoignage de cecy, Alexandre sixiesme ne feit oncques autre mestier, qu'abuser les personnes, n'y appliqua iamais ailleurs son entendement. Il trouva aussi en son temps assez de subiet pour l'exercer. Oncques homme n'eut plus grande efficace à affermer une chose, ne la confirma avecques plus horribles sermens, ne qui moins l'aye tenue : et toutesfois ses tromperies luy succederent tousiours bien, congnoissant comme il failloit manier le monde en cela.

13 : Le Prince doncq n'est pas tenu d'estre garny de toutes les vertus sus mentionnées, mais il est bien requis qu'il ayt l'apprence de l'estre. Et qui plus est, i'oseray bien dire ce mot, que les ayant, et observant en tous endroitz, elles sont merveilleusement dommageables : ou au contraire elles profittent grandement, si on a seullement le semblant de les avoir. Et fait bon paroistre pitoyable, loyal et humain, et l'estre avec effectuellement, pourveu que ton esprit soit si ductible, et dextrement habitué, que tu saches faire le contraire, advenant le besoing.

14 : Par ainsi il faut entendre qu'un Prince, et mesmement celuy qui est venu nouvellement à ce degré, ne peut exactement observer tous les pointz qui font estimer les hommes vertueux : estant le plus souvent contraint pour defendre le sien contrevenir à sa foy, à la charité, humanité, et religion.

15 : A ceste cause est expedient, qu'il aye le courage disposé à se tourner selon les vents, et ce que les variations de fortune luy commandent, ne voulant point s'eslongner de la vertu, s'il luy est possible : mais ou la necessité le contraindroit, se sçavoir servir du vice.

16 : Un Prince par ce moyen doit prendre esgard, qu'il ne luy sorte iamais parolle de sa bouche ne sentant entierement ces cinq qualitez susdittes, et qu'il semble à le voir, et oyr parler, n'estre de luy que toute clemence, toute loyauté, toute integrité, toute humanité et devotion : et principallement doit avoir pour recommandée ceste derniere qualité,

17 : parce qu'il est communement plus prompt aux hommes iuger à l'oeil, qu'à la main : escheant à un chacun de voir, mais non de sentir. Tout le monde voit ce que tu apparois estre, et peu sentent ce que tu es. Et ce peu n'ose pas contrarier à l'opinion de plusieurs, qui ont pour eux la maiesté du Prince, qui les authorise. Car en toutes les actions des vivans, mesmement en celles des Princes, desquelz il n'y a point d'appel, l'on se remet tousiours à la fin pour en iuger.

18 : Le Prince en usera doncq'ainsi, voulant vivre en assurance, et maintenir son estat, ne doubtant point que ces moyens ne soient tousiours estimez honnorables, et approuvez d'un chacun : parce que le vulgaire ne s'arreste sinon à ce qui apparoist, et aux evenemens des choses, dans lequel la plus grand part du monde est comprise : quant aux mieux advisez, qiu est une bien petite portion des hommes, ilz n'ont lieu fors, quand la multitude ne trouve ailleurs ou fonder son appuy.

19 : Ie sçay un Prince de ce temps, que ie ne veux point nommer, lequel ne fait en ses propos banniere que de paix, et loyauté : toutesfois il est indubitable, que s'il les eust tousiours bien observées, elles luy eussent maintefois tollu sa puissance, et reputation.

19. Comme l'on doit fuir d'estre mesprisé et haï. Chapitre XIX.

1 : Puisque nous avons parlé des plus importantes qualitez, dont cy dessus est faite mention, nous deviserons briefvement des autres soubz ces termes generaux, que le Prince doit (selon que nous avons dit) fuir tout ce qui le peut rendre odieux, et mesprisable. Le faisant ainsi, il accomplira toutes ses parties, et trouvera moins de danger, et inconvenient au reste des autres vices.

2 : Vous avez oy cy devant rien ne le pouvoit faire haïr d'advantage, que le ravissement et usurpations des femmes, et biens de ses subietz : dequoy sus tout convient, qu'il s'abstienne.

3 : Car les hommes vivent communement assez contés, et paisibles, moyennant qu'on ne leur touche point à leur honneur, et chevance : seullement luy faudra resister à l'ambiiton de quelques uns de ses voisins, laquelle se peut aisément, et en plusieurs façons repoulser.

4 : Or le Prince se fait mespriser quand il se monstre variable, leger, effeminé, pusilanime, et mal resolu : dont il se doit plus songneusement donner garde, que d'un rocher en mer, et tascher à ce, qu'on lise et recongnoisse en tous ses actes une certaine grandesse, magnanimité, gravité, et constance, voulant qu'en ce mesmement qui concerne les particuliers affaires de ses subietz, sa sentence soit un arrest irrevocable : et se maintienne en telle reputation, que l'on craigne s'addresser à luy pour le tromper, et circonvenir.

5 : Le Prince, qui se fait estimer tel, ne peut faillir d'estre grandement redoubté : et l'estant à peine entreprendra lon coniuration contre luy, ny ne sera facillement heurté d'aucun, le congnoissant homme de main, reveré et obeï de son peuple.

6 : A ceste cause luy est necessaire faire craindre son nom en deux endroitz, l'un au dedans, pour le regard de ses subietz, et l'autre par le dehors, à l'occasion des potentatz estrangers :

7 : desquelz il se defendra moyennant ses bonnes armes, et bons amis confederez, qui ne luy faudront iamais, pourveu qu'il soit bien reiglé, et discipliné en ses propres forces.

8 : Et quand les choses du dehors se porteront bien, le dedans demeurera tousiours en bon estat, si quelque interieure conspiration ne les perturboit. Et ores que les affaires s'esmussent par les estrangers, mais qu'il se soit fortifié un coup, et gouverné comme i'ay dit, s'il veut tenir bon, il ne pourra estre enfonsé d'homme qui vienne ainsi que feit le Roy Nabis de Sparte.

9 : Or advenant que les choses de dehors soient paisibles, le plus de son soucy sera de pourvoir, que ses subietz ne coniurent secrettement contre luy : à quoy il ne peut donner meilleur remede que ne se faisant point malvouloir, et mespriser des siens, les contentant par les moyens, que bien au long vous avez n'agueres peu entendre cy devant.

10 : Car la haine, et desprisance du Prince sont les deux plus principaux motifz, qui facent point conspirer le Peuple : parce que le coniurateur estime bien fort gratifier la commune par la mort du seigneur malvoulu, et desprisé. Et ou il penseroit l'offenser, à peine en feroit il l'entreprise,

11 : pour les difficultez, infinies qui sont en la conduitte de telles menées. L'on voit par experience maintes coniurations avoir esté brassées, et bien peu estre parvenues à bonne fin :

12 : parautant que l'entrepreneur ne peut conduire son cas sans compagnon, lequel il ne sçauroit trouver, si ce n'est dans le party de ceux, qui sont malcontans comme luy : et ayant descouvert ton secret à l'un d'iceux, soudain il se resiouit, pour l'esperance du bien, qu'il en pretend avecques toy : tellement que voyant le gaing infaillible d'un costé, et la perilleuse entreprise de l'autre, il faut bien qu'il soit ton amy, ou ennemy mortel du Prince, pour te garder la foy iusques au bout.

13 : Et reduisant ce propos en briefz termes : Ie dy qu'il n'y a que toute peur, ialouzie, defiance, et crainte de punition à l'endroit des coniurateurs, pour les estonner, et refroidir : ou les Princes ont devers eux la maiesté de leur couronne, les loix, le secours de leurs amis et archers de la garde :

14 : à quoy si la benevolence populaire est adiointe, qui seroit l'homme tant temeraire, d'oser entreprendre ceste follie ? Car s'il est ainsi que par raison commune les coniurans doivent avoir frayeur des inconveniens qui adviennent avant l'execution du fait : en ce cas ilz auront encores plus à craindre, l'exces parachevé, s'attandans bien d'estre desavouez, et poursuivis du peuple, ou devoit estre leur refuge.

15 : L'on pourroit fournir de mille exemples sur ce propos, mais ie m'en contenteray d'un seullement advenu de la souvenance de noz peres.

16 : Messire Annibal Bentivolle ayeul du seigneur Annibal Bentivolle present, qui fut Prince et seigneur de Bouloigne, ayant esté tué par les Cannesques ses parties adverses coniurateurs contre luy, et ne demeurant de sa race, que le seigneur Iean Bentivolle, lequel estoit encores au berceau : soudain apres sa mort la commune s'esleva, et saccagea entierement tous ceux de la faction coniurée.

17 : Ce qui provint de l'amitié, que la maison des Bentivolles avoit en ce temps acquise à Bouloingne vers la commune : laquelle fut si grande, que ne se trouvant point apres Annibal personnage, pour gouverner cest estat : et estans advertis, qu'il y avoit à Florence un ieune homme venu des Bentivolles, lequel on avoit tousiours auparavant, iusques alors, estimé filz d'un menuzier, l'envoyerent querir, et luy donnerent le gouvernement de ces Republicque, qu'il continua iusques à ce, que ledit Seigneur Iean Bentivolle fut en aage competant, pour gouverner la Seigneurie.

18 : Ie concluz donc, que le Prince n'a que se soucier des coniurations, s'il se sent bien aymé de son peuple : mais se congnoissant malvoulu d'iceluy, toute chose, et toutes personnes luy doivent estre suspectes.

19 : Les Monarchies bien reiglées, et les sages Princes se sont tousiours donnez garde de mettre les grans en desespoir et de mal contenter le vulgaire : qui est une des plus importantes matieres qui touchent point le Prince.

20 : Entre les royaumes, que nous voions ce iourd'huy, celuy de France est l'un des mieux ordonnez, et policez : dans lequel se treuvent plusieurs bonnes loix, et constitutions, dont la liberté, et asseurance du Roy dependent : la premiere desquelles est le parlement, et l'authorité qu'on luy a donnée :

21 : parautant que les anciens fondateurs dudit Royaume, congnoissans l'ambition, et insolence de la noblesse, laquelle pour ceste cause leur sembloit avoir besoing de quelque bride, qui la refrenast ; et voyant de l'autre part la haine du vulgaire contre les nobles, procedant d'une crainte, qu'il a naturellement d'eux dequoy voulant descharger les petitz, et n'en donner toutesfois la peine au Roy, pour l'exempter de la malveillance, que les grans luy eussent portée soustenant le populaire, et semblablement du populaire, s'il eust favorisé les grans,

22 : adviserent d'establir un iugement tiers et neutre, lequel sans la charge, et blasme du Roy reprimeroit les puissans, et tiendroit la main aux petitz. Il ne se pouvoit songer un meilleur, ne plus expedient remede, ne qui aye mieux occasionné la tranquilité du Roy, et du Royaume.

23 : Et de là pouvons nous tirer un autre singulier notable, que les Princes doivent deleguer à autruy les affaires, dont l'expedition est subiette à l'inimitié de l'un des estatz, et se reserver ceux, qui dependent de leur grace.

24 : Il est bien raisonnable qu'ilz facent cas de la noblesse, mais que ce ne soit en ce faisant malvouloir du peuple.

25 : Or il semblera possible à quelques uns, considerant la vie, et mort de plusieurs Empereurs de Rome, que maintz exemples s'y peuvent trouver tous contraires à ceste mienne opinion, attendu qu'aucuns d'iceux, encores qu'il ayent tousiours vertueusement vescu, et avecques une grande hautesse de courage, ont ce neantmoins perdu leur Empire, ou bien esté tuez par leurs gens, qui avoient coniuré à l'encontre d'eux.

26 : A quoy m'apprestant de respondre, ie deviseray des complexions d'aucuns Empereurs, descouvrant l'occasion de leur ruyne, non dissemblable à ce que i'en ay n'agueres discouru. Et mettray en partie devant les yeux les choses dignes d'estre remerquées à quiconques list les histoires de ce temps.

27 : Et pour entrer en ieu, ie me contenteray seullement de produire les Empereurs qui succederent depuis Marc Aurelle le philosophe, iusques à Maximin : lesquelz furent Marc, son filz Commode, Pertinax, Iulian, Severe, Antoine Caracalle, son filz Macrin Heliogaballe, Alexandre et Maximin.

28 : Faut premierement noter, qu'au lieu que les Princes de maintenant n'ont à resister, qu'à l'ambition des grans, et insolence de la commune : les Empereurs Romains, outre ces deux peines, avoient une tierce difficulté, qui estoit de s'accommoder à la cruauté, et avarice des gens de guerre :

29 : chose de tel travail, et ennuy, qu'elle moyenna la destruction de la plus grand part d'iceux : leur estant chose incompatible, satisfaire aux soudars, et au peuple ensemble : parce que le peuple ayme la tranquilité et repos, et consequemment le Prince de nature benigne, et modeste : ou les soudars desirent au rebours un Prince belliqueux, insolent, cruel, et pilleur, en quoy ilz vouloient nourrir les Empereurs au dommage du peuple, pour faire croistre leurs souldes, et pensions, et rassasier leur avarice, et cruauté.

30 : Dont procedoit qu'aucuns Empereurs n'ayans ne par art, ne par nature la dexterité de tenir les uns, et les autres en bride, ne duroient communement gueres en leur monarchie,

31 : mesmement ceux, qui venoient comme gens nouveaux à ceste souveraineté : lesquelz congnoissans l'incompatibilité de ces deux diverses ligues, s'efforçoient à gratifier les soldatz, faisans peu de cas au reste d'outrager le populaire.

32 : Et de fait leur estoit necessaire d'en user ainsi : parautant que si les Princes voient ne pouvoir fuir la hayne de quelque costé, doivent tascher pour le moins, que ce ne soit d'un party universel : et ou encores ilz ne le pourroient faire, s'esvertuer à leur possible, n'estre point mal voulus par ceste partie de l'universel, qui sera la plus forte.

33 : A ceste cause les Empereurs, qui pour leur nouveauté avoient besoing de quelque appuy, et faveur extraordinaire, favorisoient plus volontiers la gendarmerie, que le peuple : ce qui leur estoit utile, ou dommageable, selon qu'ilz s'y sçavoient bien, ou mal conduire.

34 : De là vint, que Marc, Pertinax, et Alexandre princes de modeste, et debonnaire vie, amateurs de iustice, ennemis de cruauté finirent pourtant tous malheureusement : excepté l'Empereur Marc, lequel vesquit, et mourut en tresgrand honneur.

35 : Aussi estoit il parvenu à l'Empire par droit successif, et hereditaire, lequel à ce moyen il ne recongnoissoit point tenir ne des soudars ne du peuple. Outre cela estant accompagné de maintes singulieres vertus, qui le rendoient venerable, et redoubté, il tint, ces deux differens partis sa vie durant tousiours reserrez au dedans de leurs bornes, et ne fut oncq malvoulu, ne mesprisé.

36 : Mais Pertinaux fut crée Empereur contre la volonté de la gendarmerie : laquelle ayant appris de vivre licentieusement soubz Commode, ne peut endurer la vie, et raisonnable regle, ou Pertinax la voulut reduire. Et parainsi s'estant fait haïr des soudars, et ayant adioint à ceste hayne une certaine mesprisance, pour sa blanche vieillesse, il feit le saut des le premier advenement de son Empire.

37 : Dequoy il faut noter, que la malveillance s'acquiert aussi bien entre les hommes par la vertu, que le vice. Pourtant si un Prince se veut conserver en son estat, il sera maintesfois force, comme i'ay dit, à n'estre du tout bon, et vertueux.

38 : Car si l'université, soit le vulgaire, les riches, ou les soudars, est corrompue, de laquelle tu aye besoing pour te maintenir, il est necessaire, que tu t'appropries à son humeur la voulant contenter : et alors les bonnes operations te sont contraires et pernicieuses.

39 : Or considerons un peu Alexandre lequel fut de si grande bonté, qu'entre les autres louenges, que la renommée luy attribue, on dit, qu'en l'espace de quatorze années, qu'il regna, il ne fut oncq mis homme à mort, que par sentence des iuges. Ce neantmoins ayant le bruit d'estre pusilanime et personnage, qui se laissoit gouverner à sa mere, tomba finablement en tel mespris, que son armée conspira contre luy, et luy feit à la parfin perdre la vie.

40 : Au contraire, si nous examinons les qualitez de Commode, Severe, Antonin Caracalle, et de Maximin, nous les trouverons avoir tous estez cruelz, et extremes exacteurs de peuple : lesquelz, pour satisfaire à leurs soudars, excercerent tous les oultrages, tors, et violences, qui se pouvoient commettre sur leurs subietz.

41 : Aussi eurent ilz un chacun d'eux miserable, et honteuse fin, hors mis l'empereur Severe, lequel estoit garny de telle prouesse, et magnanimité, que s'entretenant en lamitié de ses gens de guerre, encores qu'il foulast grandement ses subietz, il luy fut facile de regner heureusement : parce que ses vertus le rendoient en la face de son peuple, et ses soudars si admirable, que les uns en demeuroient d'un costé ravis, et estonnez, les autres contens, et plains d'obeissance.

42 : Et parautant que ses gestes sont dignes d'admiration en un Prince nouveau, ie veux monstrer en peu de parolles, comme il sçeut finement iouer le personnage du Regnard, et du Lion - qui sont complexions de bestes, dont il faut, que le Prince se sçache ayder au besoing.

43 : Severe doncq' congnoissant le peu de cas, que c'estoit de l'Empereur Iulian, persuada à tout son exercite, sur lequel il estoit lieutenant general en Esclavonie, d'aller à Rome, pour venger la mort de Pertinax, qui avoit esté occis par les gens de sa garde :

44 : et soubz ceste coulleur, sans declarer qu'il aspirast à l'empire, feit marcher son armée contre Rome, se trouvant plustost en Italie que lon sceust nouvelles de son partement.

45 : Arrivé à Rome, le Senat l'esleut Empereur par crainte, et meit à mort Iulian.

46 : Ce commancement fait, il luy restoit deux difficultez à vouloir occuper tout l'empire, l'une en Asie, ou un nommé Niger chef de l'exercite de levant s'estoit fait saluer Empereur : L'autre en ponnant, à l'occasion d'Albinus, qui pretendoit à un mesme but.

47 : Et parautant qu'il luy sembla dangereux se manifester tout d'un coup ennemy aux deux ensemble, delibera courir sus Niger, et tromper Albinus : auquel il escrivit, comme estant esleu Empereur par les Senateurs, il le vouloit rendre participant de ceste dignité avecques soy : et de fait luy envoya le tiltre de Cesar, et se l'associa pour compagnon de l'Empire, soubz l'advis, et consentement du Senat. Ce qu'Albinus accepta fort volontiers, comme chose desirée, et la pensant veritable.

48 : Mais apres que Severe eut vaincu, et tué Niger, et pacifié les affaires de l'Orient, retourna incontinent à Rome, ou il se complaignit en plain Senat d'Albinus : lequel, comme peu souvenant des bienfaitz receus de luy, avoit prochassé de le faire mourir par trahison : au moyen dequoy estoit contraint d'aller punir son ingratitude : ce qu'il executa depuis, et l'alla trouver en France, ou il le priva de l'Empire, et de la vie.

49 : Qui doncq pesera par le menu les actions de ce Seigneur, le iugera avoir fait les tours d'un tresfurieux Lion, et trescauteleux Regnard, et qu'il a esté craint, et reveré de tout le monde, et bienvoulu de sa gendarmerie : de sorte qu'on ne s'esmerveillera point, comme luy estant homme nouvellement parvenu, à peu garder entre ses mains un si grand, et opulent Empire : parce que sa merveilleuse, et haute reputation le preserva de la hayne, que ses rapines luy pouvoient avoir acquise à l'endroit de ses subietz.

50 : Son filz Antoine fut semblablement vaillant personnage, garny d'excellentes parties, et vertus, qui le faisoient redouter du peuple, et aggreable aux soudars. Car il estoit homme belliqueux, endurcy a toute sorte de travail, despriseur de viandes delicates, et toute autre volupté, choses qui contraignoient les gens de guerre à l'aymer.

51 : Toutesfois son insolence, et cruauté furent tant immoderées et excessives, ayant fait mourir par occasions particulieres la plus grand'partie du peuple Romain, et entierement celuy d'Alexandrie, qu'a la parfin il tomba en la malveillance de tout le monde, et commença se faire craindre a ses plus privez, et familiers amis en maniere qu'un Centurion le tua au beau meilleu de son armée.

52 : Et en cela est bon de noter, que ces perilz de mort coniurée par un homme deliberé et obstiné à tout danger ne se peuvent destourner d'un Prince : d'autant qu'un chacun le peut executer, nayant aucun soucy de la mort. Si est ce qu'on s'en doit moins travailler, comme de chose advenant fort rarement.

53 : Et faut tant seullement, qu'il se garde de faire aucune griefve iniure a ceux, qui sont aupres de sa personne : ainsi qu'en usa cest Empereur Antonius lequel menaçoit tous les iours le Centurion, apres avoir fait outrageusement mourir son frere, et le retenoit ce neantmoins a la garde de son corps : qui estoit une vraye, et pernicieuse temerité, comme il en feit depuis l'essay.

54 : Touchant de Commodus, il se pouvoit aysément conserver en l'empire, l'ayant par succession de Marc son pere : la trace duquel quand il eust bien suyvie elle luy suffisoit a rendre le peuple, et la gendarmerie contente.

55 : Mais estant plain d'un courage cruel, et bestial, pour mieux exercer sa rapacité contre les subietz, tourna sa faveur vers ses soudars, les norrissant en une effrenée, et immoderée licence. D'autre part ne gardant point le ranc de sa dignité, souventes fois descendant en plain theatre pour combatre devant l'assistance du peuple Romain contre les escrimeurs, et faisant mille autres petites choses viles, et indignes de la maiesté Imperialle, tomba peu a peu en la mauvaise estime de ses gens de guerre,

56 : et consequemment estant haï d'un costé, et desprisé de l'autre, n'est de merveilles si lon conspira contre luy, et les siens mesmes le tuerent.

57 : Quant a Maximinus, il fut homme fort grand guerroyeur, lequel à ceste cause on esleut Empereur pour l'ennuy, et lasseté, que la gendarmerie avoir receuë du tranquille et mol gouvernement d'Alexandre, dont nous avons n'agueres parlé : toutesfois il n'y demeura pas longuement, moyennant deux enormes tasches, qui estoient en luy :

58 : l'une pour estre de bien vile, et abiecte condition, ayant gardé les bestes au païs de Thrace, ce qui estoit notoire à un chacun, et luy engendroit un merveilleux dedaing, et mesprisance :

59 : L'autre, parce qu'a l'entrée de son regne, ayant differé d'aller à Rome, et prendre possession du siege imperial, il sema de luy une opinion de cruauté, pour les rigoreuses inhumanitez, qu'il avoit faites exercer par ses lieutenans, et commis en la ville de Rome, et plusieurs endroitz de l'Empire.

60 : Tellement que le monde estant indigné pour la vilité de son sang et luy portant mauvais vouloir d'autre part, a l'occasion de sa cruelle nature, que lon craignoit, l'Affrique se rebella premierement, puis le Senat, avecques tout le peuple Romain, et apres l'Italie, et consecutivement sa propre armée, laquelle tenant le siege devant Aquilée, et trouvant la prise de icelle trop difficile, ennuyez de sa felonne complexion, et le craignant moins pour luy voir tant d'ennemis en barbe, le vous meirent galantement a mort.

61 : Au regard d'Heliogabale, de Macrin, et de Iulian, ie n'en veux point souiller mon propos : pour avoir esté gens de si pauvre, et lasche effet, qu'ilz n'ont gueres tardé de venir tous à neant. Mais ie viendray à la conclusion de ce propos, disant que les Princes de nostre temps ne sont point subietz à la peine d'applaudir à leurs soudars, par voyes si extraordinaires. Car bien qu'il faille avoir quelque consideration d'eux, si est ce qu'en cela le remede et advis y est prompt, attendu que les Princes d'auiourdhuy n'entretiennent point compagnies de gens de guerre, qui soient inveterées, et annexes aux estatz des Provinces, comme estoient les exercites pretorians de l'Empire Romain.

62 : Parquoy s'il estoit alors necessaire de satisfaire plustost aux soudars, qu'au peuple, procedoit de ce, que le peuple avoit moins de puissance, que les soudars : maintenant les Princes doivent s'incliner d'advantage au bon traittement du peuple, que des soudars : excepté le Soudan, et le grand Turc :

63 : lequel entretient tousiours aupres de luy douze mille homme de pié, et quinze mille chevaulx : surquoy la force, et asseurance de son Empire est fondée : et faut necessairement que mis en arriere tout autre regard du Peuple, il pratique leur faveur, et benevolence.

64 : Il en va tout ainsi du Royaume du Soudan, lequel se maniant entierement à la discretion des soudars convient par necessité que le Prince leur face la court, sans se soucier du reste de ses subietz.

65 : Et devez noter, que l'estat de ce Soudan est dissemblable a tous les autres, retenant beaucoup du pontificat Chrestien : qui ne se peut dire principauté hereditaire, ne nouvelle : parce que les enfans du Prince mort n'y succedent point, ains celuy qui est promeu a ceste souveraineté par l'election de ceux, qui en ont l'authorité.

66 : Et ne se peut semblablement appeller nouvelle, consideré qu'il est de toute ancienneté estably. Aussi les difficultez, qui se treuvent es nouvelles principautez, ne se voient point en cette cy. Car si bien le Prince est nouveau, les ordonnances, et statutz de l'estat sont pourtant anciens, et disposez à le recevoir, ne plus, ne moins que s'il estoit seigneur hereditaire.

67 : Mais retournant à nostre premier propos, ie veux dire, que qui examinera le present discours, il congnoistra la hayne, et desprisance avoir causé la ruyne des Empereurs cy dessus mentionnez. Ensemble pourra iuger dont procede, que partie deux se gouvernant en une sorte, et partie au contraire d'icelle, il y en a eu de chaque costé quelques uns, qui feirent bien leurs besoingnes, et les autres non :

68 : comme Pertinax, et Alexandre, ausquelz il fut inutile, et dommageable, estants Princes nouveaux, vouloir ensuyvre le gouvernement de Marc, qui estoit venu à l'Empire par droit successif. Et pareillement Caracale, Commode, et Maximin ne se destruirent oncques, que pour avoir voulu ressembler à Severe, n'ayans en eux vertu suffisante à mettre le pié, ou il l'avoit mis.

69 : Pourtant un Prince de soy nouvellement eslevé à un principat, ne se doit entierement reigler aux actions de Marc, ny ensuivre du tout celles de Severus : mais faut, qu'il preigne de Severus les formes de faire, qui luy sont necessaires, pour fonder, et donner racine à son estat : et de Marc les vertus, qui luy sembleront propres, et louables pour conserver l'estat, qui est desia ferme et estably.

20. Si les forteresses, et plusieurs autres choses, que les Princes ont coustume de faire, sont utiles ou dommageables. Chapitre XX.

1 : Il y a des Princes, qui pour tenir leur estat en main asseurée, desagguerrissent tant, qu'ilz peuvent leurs subietz : les aucuns ont entretenu leurs païs en partialitez, et divisions :

2 : les autres ont nourry les inimitiez, à l'encontre d'eux mesmes. Il s'en treuve aussi, qui se sont appliquez à gagner la faveur de leurs contraires.

3 : Aux uns a semblé bon d'edifier forteresses, aux autres de les ruyner, et demolir.

4 : Et combien qu'il ne se puisse prescrire reigle determinée à toutes ces choses, si l'on ne vient aux particularitez de ces estatz, esquelz fust de besoing faire le semblable : I'useray toutesfois en mon devis de telle generalité, que la matiere pourra d'elle mesmes comporter.

5 : L'on ne trouvera point doncques, qu'un prudent Prince nouveau ait iamais osté les armes à ses subietz, mais au rebours, quand il les a rencontrez mal duitz, stilez à la guerre, tousiours les y a reduitz, et affaçonnez : parce que si tu les rends exercitez en cela, la force d'eux en est tienne, et deviennent fidelles ceux, qui t'estoient auparavant suspectz : et les anciennement fidelles s'entretiennent en leur bonne volonté, et devoir : si bien que par ce moyen tous tes subietz se formalisent en ton party, comme pour la vie.

6 : Et parautant que tout le peuple ne se peut pas emploier a la vacation des armes, quand tu gratifieras par bienfaitz privilegiez ceux qui t'y servent, tu t'acquerras, ce faisant, plus d'asseurance à l'endroit des autres. Car l'advantage et preeminence, que les gens de guerre congnoistront avoir receu de toy, les rendra tes obligez, et le reste du peuple de s'agguerry t'excusera assez, voyant estre bien raisonnable, qu'il y aye plus de recompense à l'endroit, ou le peril, et service sont plus grans.

7 : Mais si tu leur defens l'usage des armes, tu commances a les irriter, et monstrer que tu ne te fies pas en eux, ou pour faute de leur hardiesse, ou peu de loyauté : qui sont deux opinions subiettes à rendre le peuple mal content de toy. Et parce qu'il n'est possible demeurer sans gens de guerre, il faut par necessité, que tu te serves de mercennaires, de la bonté desquelz nous avons cy devant traité : et quand encores ilz seroyent bons, ce ne est point iusques à te pouvoir par l'ayde d'eux defendre d'un puissant ennemy, et de ton peuple rebellé.

8 : A ceste cause un nouveau Prince, venant à une nouvelle monarchie, tiendra tousiours ses subietz agguerris le plus qu'il pourra, dequoy les histoires peuvent fournir infinis exemples.

9 : Mais quand un Prince acquiert un estat nouveau, qu'il adioint comme un membre à ses anciennes seigneuries, alors est necessaire oster l'exercice des armes à ce peuple, exceptez ceux, qui se sont declarez pour toy en l'acquerant. Et encores les faut il petit à petit avecques le temps, et les occasions affoiblir, et desarmer, donnant tel ordre à tes affaires, que toutes les forces de ton païs soient constitutées en tes soudars naturelz, lesquelz tu as establis aupres de toy en ton propre et ancien dommaine.

10 : Noz ancestres de Florence, mesmement ceux, qui pour lors estoient estimez les plus sages, souloient dire, qu'il failloit tenir Pistoie avecques les partialitez, et Pise avecques les forteresses : et nourrissoient à ceste cause en quelque ville leur subiette, les querelles entre les partisans, pour plus facillement la posseder.

11 : Cela possible devoit sembler bon pour ce temps là, que l'Italie n'estoit empeschée qu'aux differens de ces divers partis. Mais ie ne serois point d'advis suivre maintenant ce conseil, par ce que lon ne me fera iamais croire, que ces divisions vallent rien : ainsi faut necessairement que les villes divisées soient si l'ennemy s'approche, soudainement destruites : à cause que la plus foible part se rengera tousiours vers la puissance de l'ennemy, et l'autre par ce moyen ne sera point obeïe.

12 : Les Venitiens meus, comme ie pense, des raisons susdites, entretenoient les sectes Guelphes, et Gibellines es villes de leur seigneurie : et nonobstant qu'ilz ne permissent oncq les choses venir entre leurs citadins iusques aux armes, si maintenoient ilz ces differens parmi eux, à celle fin, que leurs subietz estans occupez en ces brigueries, n'eussent le loisir de penser à se rebeller :

13 : ce que toutesfois ne leur succeda pas depuis. Car apres avoir esté defait à Vaile, il y eut une de ces deux ligues, qui s'esleva tout à coup, et chassa messieurs les Venitiens hors de leurs terres.

14 : Telles modes de faire servent d'indice, pour descouvrir la foiblesse de un Prince, parautant que ces partialitez ne se permettront point soubs un Monarque ayant le sang aux ongles : attendu qu'elles ne sont profitables, qu'en saison de paix, pour pouvoir moyennant icelles plus aisement manier les subietz. Mais advenant la guerre, la tromperie de cest advis se descouvre assez.

15 : Certainement les Princes s'aggrandissent, quand ilz viennent au dessus des difficultez, et empeschemens, qui se mettent au devant de leurs desseings : parce que la fortune, lors mesmement qu'elle veut eslever un nouveau Prince, lequel a besoing de se monstrer plus vertueux, que n'a l'hereditaire, elle vous luy fait naistre ennemis, et entreprises contraires de tous costez, à celle fin qu'ayant matiere par là de se monstrer et les surmonter, il se puisse eslever plus haut par le secours de l'eschelle, que ses ennemis luy ont administrée.

16 : A raison dequoy plusieurs ont estimé, qu'un sage Prince doit avec une certaine astuce nourrir quelque inimitié contre soy : à fin que venant à l'opprimer, sa grandeur s'en ensuyve d'advantage.

17 : Et y a eu aucuns Princes, speciallement des nouveaux, lesquelz ont trouvé plus de loyauté, et service, à l'endroit de ceux, qui leur estoient suspectz au commencement de leur regne, qu'a leurs premiers fidelles adherans.

18 : Le Seigneur Pandolphe Petrucce Prince de Sienes se servoit plus en l'administration de son estat, de ceux, qu'il pensoit luy estre contraires, que d'autres.

19 : Si n'est il possible deviser amplement de ceste matiere, comme elle requiert, parautant qu'elle varie selon le subiet. Et me suffira pour ce coup de dire, que si les hommes, qui ont esté repugnans à la reception d'un Prince, sont de qualité que pour se maintenir ilz ayent besoin de quelque appuy, le Prince les attirera tousiours de son party fort aysément : et eux mesmes de tant plus sont inclinez, et contraintz a loyaument le servir, qu'ilz congnoissent leur estre necessaire d'abolir par fidelle obeïssance l'opinion sinistre, qu'il avoit d'eux.

20 : Parainsi le Prince en tire plus de proffit, et commodité, qu'il ne fait des autres, lesquelz servans d'une trop grande asseurance, tombent le plus souvent en nonchallance de ses affaires.

21 : Mais, puis que nous sommes si avant en propos, ie ne veux point oblier d'advertir le Prince, qui est parvenu à un nouveau regne moyennant l'interieure faveur d'iceluy, de bien considerer le motif de ceux, qui l'ont favorisé :

22 : et si ce n'est une naturelle affection, qu'ilz luy portent, mais seulement un mescontentement de la precedente domination, à bien grand'peine entretiendra il leur amitié, et bon vouloir : parce qu'il ne faut point qu'il s'attende de mieux les contenter, que l'autre.

23 : Recherchant doncq bien l'occasion de cecy, avec les exemples anciens, et modernes, il se trouvera chose plus facile s'insinuer, et maintenir en la bienveillance de ceux qui se contentoient auparavant de leur premier seigneur, et consequemment estoient contraires à l'élection du nouveau, que des autres, lesquelz l'ont favorisé, pour deposseder celuy qu'ilz n'aymoient point.

24 : La coustume d'aucuns Princes a esté, pour plus seurement garder leur païs, faire bastir des chasteaux, et forteresses cuydans par là tenir en bride ceux, qui auroient volonté d'entreprendre à l'encontre d'eux, et s'en servir comme d'un seur refuge à une premiere pointe de fureur.

25 : Ie ne puis bonnement blasmer ceste maniere, parce qu'elle a esté d'ancienneté pratiquée. Toutefois le Seigneur Nicollas Vitelli s'est veu de nostre temps avoir demoly deux forteresses en la ville de Castello, seullement pour asseurer l'estat. Le duc Guidebaut d'Urbin estant retourné en son duché, dont Cesar Borgia l'avoit auparavant chassé, rasa iusques aux fondemens toutes les places fortes d'iceluy païs : estimant sans icelles devoir plus difficillement reperdre son dommaine. Les Bentivolles feirent le semblable, apres qu'ilz furent rentrez dans Bouloingne.

26 : Et par ce moyen les forteresses sont utiles, ou non, selon le temps : si elles te profittent en un endroit, elles te nuyront à l'autre.

27 : Surquoy lon peut faire ceste dinstinction. Que le Prince ayant plus de crainte de son peuple, que des estrangers, doit edifier forteresses : mais celuy qui redoubte plus l'estranger, que le peuple, n'en a point de besoing.

28 : Le chasteau de Milan, que Francisque Sforze a basty, donnera plus d'affaires à ses successeurs, que nul autre inconvenient, qui leur advienne.

29 : Parquoy la meilleure forteresse, qui soit, est de n'estre point malvoulu de ses subietz : consideré que la place forte ne te pourra sauver, si le peuple te veut un coup mal. Car le secours estranger ne luy faudra iamais, ayant une fois pris les armes contre toy.

30 : L'on ne voit point de nostre temps, qu'elles ayant profité a Prince qui soit, fors à la Contesse de Furly apres le decez du comte Hierosme son mary, par l'ayde desquelles elle evita la fureur populaire, et attendit le secours de Milan, dont elle recouvra depuis son authorité de contesse. Aussi le temps, et la fortune estoient pour lors en sorte, que le peuple ne pouvoit estre secouru de dehors.

31 : Toutefois sa forte place ne luy servit depuis de guerres, quand Cesar Borgia luy feit la guerre, ayant les gens du païs pour luy, qui s'estoient rebellez contre leur maistresse :

32 : à laquelle il eust esté pour lors beaucoup plus commode avoir l'amitié de son peuple, que la forteresse.

33 : Ayant doncq bien consideré ces choses ie loueray celuy, qui edifiera la forteresse, et qui avec ne l'edifiera : Mais ie blasmeray quiconque se fiant en icelles, fera peu de cas d'estre haï de son peuple.

21. Ce que doit faire un Prince, pour acquerir reputation. Chapitre XXI.

1 : Il n'y a rien, qui face tant estimer un Prince, que les grandes entreprises, et donner de soy rares et singuliers exemples :

2 : Nous avons auiourdhuy le Roy Ferdinand d'Arragon, semblablement roy d'Espagne, lequel se peut presque appeller Prince nouveau, pour s'estre de petit, et foible Prince qu'il estoit, rendu par gloire, et reputation le premier, et plus puissant Roy de Chrestienté ; tant que si vous prenez bien esgard à ses gestes, ilz se trouveront tous merveilleux, hautains et quelques uns presque miraculeux.

3 : Il assaillit à l'advenement de son regne le Royaume de Granade, et establit sur ceste entreprise le fondement de sa grandeur.

4 : Car elle le meit premierement hors de soucy, et souspeçon de recevoir enpeschement en ceste execution, tenant par le moyen d'icelle les courages des barons, et seigneurs de Castille occupez : lesquelz estans detenus au pensement de ceste guerre, n'avoient le loisir de dresser aucune nouvelle mutation. Et ce pendant il gagnoit tousiours païs, et acqueroit domination sur eux dont ilz ne se donnoient point de garde. Il sceut bien trouver l'invention de soudoier son armée aux despens de l'Eglise, et du peuple : et moyennant ceste longue guerre, rendre sa gendarmerie si experte, et exercitée, qu'il en obtint depuis maintes glorieuses victoires.

5 : Outre cela afin de pouvoir encores entreprendre plus grandes choses, soubz l'affection qu'il portoit vers la foy Chrestienne, se meit en deliberation d'exercer une devotieuse cruauté, en chassant, et bannissant de son royaume la generation des Marranes : qui fut un fort estrange, et miserable exemple.

6 : Et soubs ce mesme manteau, et couleur il assaillit l'Afrique, feit le voyage d'Italie, et finablement donna iusques dans la France :

7 : et parainsi tousiours commença grandes entreprises, lesquelles ont perpetuellement tenu les espritz de ses subietz en suspens, et admiration, soubz une attente de l'evenement.

8 : Et se sont ses menées de si pres entresuyvie, qu'elles n'ont iamais donné loysir aux nations de machiner rien contre luy.

9 : Il profitte aussi grandement au Prince faire quelque acte digne de memoire au gouvernement de son païs, selon qu'on recite de Messire Bernard de Milan, quand l'occasion s'offre, que quelqu'un aye commis aucune chose extraordinaire en la vie civile, soit en bien ou en mal : pour la recompense, ou punition duquel il treuve quelque subtil, et ingenieux moyen qui face parler de luy.

10 : Et sur tout un Prince doit avoir l'oeil a ne laisser rien partir de soy qui ne sente son magnifique, et excellent Seigneur.

11 : Lequel se fera pareillement beaucoup estimer, s'il se monstre diligent en l'entretien et poursuitte de ses amitiez, ou inimitiez : ce est à sçavoir quand sans aucune crainte il se declare en faveur de son amy contre un autre :

12 : lequel advis sera tousiours reputé meilleur, que demeurer neutre. Car si deux tiens puissans voisins viennent une fois a avoir debat ensemble, faut penser de deux choses l'une : ou qu'ilz sont de sorte, que l'un d'eux venant à vaincre, le vainqueur te peut dommager, ou non.

13 : Or en quelque evenement que ce soit, il vaudra mieux se descouvrir pour l'un d'iceux et faire bonne guerre : parautant qu'au premier cas, si tu ne te declares, tu seras tousiours en la misericorde d'estre pillé du vainqueur, avec le plaisir et contentement du vaincu, et n'auras raison, ne personne, qui t'excuse, ou reçoive en ceste calamité. Parce que celuy, qui gaigne, fuit les amitiez suspectes, et desquelles il n'a point de secours en ses affaires. Et le perdeur n'est tenu te recevoir chez luy, puis que tu as refusé de secourir la fortune au besoing.

14 : Le Roy Antiochus estoit passé en Grece à la suscitation des Etholles pour en chasser les Romains, lequel envoya une ambassade aux Achées amis et confederez du peuple Romain afin de les induire a estre neutres. Et les Romains de l'autre costé les solicitoient a prendre les armes en faveur d'eux.

15 : Ceste chose fut mise en deliberation au conseil des Achées, auquel l'Ambassadeur d'Antiochus s'efforça de les incliner à ne se vouloir entremettre pour les uns ne les autres. A quoy l'ambassadeur de Rome feit responce en semblables termes : Quant à ce que lon vous a remonstré estre chose tresbonne, et profitable à vostre estat ne vous mesler point de ceste guerre : Il n'y a rien au contraire qui vous soit plus pernicieux et dommageable, si vous l'entendez bien : parautant que si vous n'estes point de la partie, vous pouvez vous asseurer, que vostre païs sera le pris et sallaire du vainqueur, sans que pour ce il vous en revienne gré, ne louange aucune.

16 : Il advient doncq communement que celuy, qui ne t'est point amy te requerra de la neutralité, et ton amy te poursuivra au rebours de secourir son party.

17 : Ce que nous voyons estre pratiqué par les Princes indiscretz, et malresoluz, qui suyvent volontiers la voye tierce, pensant fuir par là le present peril. Aussi s'en trouvent ilz le plus souvent mauvais marchans.

18 : Mais quand le Prince se descouvre vigoreusement pour le party de quelqu'un, si celuy que tu favorises vient à vaincre, bien qu'il soit puissant, et que tu demeures à la mercy de sa volonté, il t'est pourtant obligé, et y a telle contraction d'amitié, que les hommes pour iniques, et desraisonnables, qu'ilz soient, ne la voudroient avecques si grand'tache d'ingratitude rompre, et violer. D'advantage les victoires ne sont iamais en tout et par tout si heureuses que le vaincqueur n'aye quelque scintille de consideration, et reverence, mesmement à l'endroit de la iustice, et raison.

19 : Mais s'il advient, que la perte tombe du costé, pour qui tu es, le vaincu te recevra, et donnera secours tant, qu'il en aura le pouvoir, te rendant compagnon d'une fortune, qui peut resusciter, et ramender.

20 : Or quant au second cas, sçavoir est quand ceux qui ont guerre ensemble, sont telz, que tu n'as matiere de craindre celuy, qui vaincra, de tant plus est ce grand'prudence d'adherer à l'un des deux : parce que tu moyennes, ce faisant, la ruïne de l'un, secourant celuy qui te devroit defendre, s'il estoit sage : et ayant vaincu, ilz se soubzmet taisiblement à ta volonté : A quoy il ne peut fuyr, parce qu'il est impossible qu'il ne vaincque estant secouru de toy.

21 : Ce qui doit bien advertir un Prince de ne faire iamais ligue avecques un plus puissant que luy, pour endommager autruy, si la necessité ne l'y contraint. Car si ton confederé parvient à la victoire, il devient consequemment maistre de toy : Et les Princes doivent fuir sur toutes choses de se laisser tomber à la discretion d'autruy.

22 : Les Venitiens se r'allierent avec les Françoys contre le Duc de Milan, dont ilz se fussent bien passez, attendu que cela fut depuis cause de leur grande perte, et destruction.

23 : Mais quand il n'est possible de l'eviter, tout ainsi qu'il advint aux Florentins lors, que le Pape, et les Espagnolz vindrent assaillir la Lombardie : Il convient adoncq, que le Prince s'incline à l'un des deux, pour les raisons susdites.

24 : Et ne faut point, qu'une seigneurie s'assure pouvoir tousiours choisir un advis seur, et sans peril : ains est de besoing au contraire, qu'elle se dispose les prendre le plus souvent à l'adventure : parce que l'ordre des choses de ce monde porte qu'en pensant fuir un inconvenient, l'on tombe tousiours en un autre. Mais la prudence consiste à sçavoir congnoistre la qualité des dangers, et prendre le moins mauvais pour le bon.

25 : Il ne faut aussi oblier, qu'entre autres choses le Prince se doit monstrer amateur des vertus, et honnorer les maistres excellens en chacun art, et science.

26 : Luy est semblablement convenable donner courage et asseurance à ses subietz de pouvoir exercer en paix leur vacation, tant en la marchandise, agriculture, que tout autre metier, et exercice des hommes : à celle fin, que les uns ne se refroidissent point à embellir et augmenter leurs possessions et dommaines, pour crainte qu'ilz ne leur soient ostez : et les autres a ouvrir une trafique, craignans les tailles, et impoz :

27 : mais les y doit convier à telles louables entreprises, par offres, et promesses de grans dons, et privileges, et tous ceux avec qui savent quelque moyen pour amplifier leur cité, et nation.

28 : Outre cela il sera songneux es saisons convenables de l'année amuser, et detenir le peuple à la veuë de festins, ieux publiques, et spectacles de recreation. Et parautant que toutes citez sont divisées en mestiers, ou en cartiers, il doit faire cas de ces corps universelz : s'assembler aucunefois avecques eux, mettre en evidence quelque acte d'humanité et magnificence, ne s'obliant toutesfois iamais de la maiesté de son souverain degré, en quoy faut sus tout, qu'il se donne garde de mesprendre.

22. Des secretaires des Princes. Chapitre XXII.

1 : Ce n'est chose de petite importance à un Prince que sçavoir eslire les serviteurs : lesquelz sont bons, ou non, selon qu'il les sçait prudemment choisir.

2 : Car la premiere coniecture, que lon fait d'un seigneur, et de son entendement, se fonde communement sur les hommes, qu'il a aupres de luy : parce qu'estans suffisans et fidelles, on le peut tousiours reputer sage, pour avoir sceu congnoistre leur suffisance, et les maintenir en telle fidelité. Mais s'ilz sont autres, on ne fera iamais bon iugement de luy : d'autant que la premiere, et plus grande faute, qu'il sçauroit faire, est en ceste mauvaise election.

3 : Oncques homme ne congneut Messire Antoine Venafre secretaire du seigneur Pandolfe Petrucce Prince de Siennes, qui n'estimast beaucoup la prudence dudit Pandolfe, ayant un tel homme en son service.

4 : Or est ainsi, qu'il y a trois especes de cerveaux d'hommes, l'un entendant par soymesmes, l'autre par remonstrance d'autruy, et le tiers, qui n'entend, ne de soymesmes, ne par demontration d'ailleurs. Le premier est excellentissime, le second excellent, et le dernier entierement inutile. A raison dequoy failloit bien, que si le seigneur Pandolfe ne tenoit le premier degré, il fust necessairement au second.

5 : Car toutesfois, et quantes que l'homme a le iugement de discerner le bien et le mal commis par un autre encores que de luy mesmes il ne soit inventif, ne lairra pourtant de congnoistre les bonnes et mauvaises operations de son serviteur, exaltant les unes, et corrigeant les auttres : tellement que le serviteur ne congnoissant moyen pour tromper son maistre, est finablement contraint user de la bonté.

6 : Voulant doncques trouver la maniere pour sçavoir prudentement choisir un serviteur, il faut suivre ceste maxime, qui ne deçoit iamais : C'est quand tu vois que le ministre pense plus en luy, qu'en roy, et qu'en tout ce qu'il fait, il a son profit en principalle recommandation, fay ton compte de n'avoir iamais bon, ne loyal service de cestuy là :

7 : parautant que celuy, qui a les affaires d'un grand seigneur entre mains, se doit oblier du tout, pour addonner entierement son esprit à l'utilité, et advantage de son maistre, et n'avoir souvenance de chose qui ne luy appartienne. Le prince est tenu aussi de son costé penser au serviteur, pour le maintenir bon, en l'honnorant, l'enrichissant, et luy faisant part des grandes, et honnorables charges : à celle fin, que les honneurs et abondantes richesses à luy données, luy ressaisient l'envie d'en acquerir d'ailleurs. Et que semblablement les grandes charges luy facent craindre la mutacion de son maistre, congnoissant qu'il ne s'y peut maintenir sans luy.

8 : Quand doncques les Princes et leurs ministres sont de ceste sorte, ilz se peuvent hardiment confier l'un à l'autre. Mais s'il en va entr'eux autrement, la fin s'en voirra tousiours pernicieuse, et dommageable pour l'un des deux.

23. Comme on doit fuir les flateurs. Chapitre XXIII.

1 : Ie ne veux point mettre en obly l'un des principaux vices, et erreurs, dont les Princes à peine se peuvent exempter, s'ilz ne sont bien sages, et discretz en leurs affaires :

2 : qui est de prester l'oreille aux flateurs : desquelz les histoires se treuvent presque toutes empeschées, et remplies : parautant que les hommes se complaisent naturellement si fort en ce qui sort d'eux mesmes, et s'en abusent de telle façon, que difficilement se peuvent ilz preserver de ceste peste :

3 : et s'en voulant contregarder, le danger est, qu'ilz se facent mespriser. Car il n'y a autre remede contre les flateurs, si non faire entendre à un chacun, ne t'estre point chose malagreable, si librement l'on te dit la verité. Mais aussi permettant indifferemment, qu'un chacun la te die, tu fais tort à l'honneur, et reverence qui est deuë à ta maiesté.

4 : Pourtant le prudent et vertueux Prince doit chercher une tierce voye, en tenant ordinairement aupres de luy quelque nombre de sages hommes, et de droite conscience, lesquelz auront seulz liberté, et puissance de luy dire franchement ce qui luy touchera, sans luy rien celer de la verité, et specialement des choses, sur quoy il demandera leur advis, et non d'autres :

5 : et après en avoir entendu leur opinion, deliberer au reste à par soy sur l'election de leur conseil, se gouvernant de telle sorte en leur endroit, qu'un chacun d'eux congnoisse, que tant plus lon parle hardiment avecques luy sur quelque fait proposé, et meilleur il le treuve. Il defendra ne luy estre aucunement parlé, d'autres choses s'il ne leur entame premierement le propos. Au surplus se formalisera et obstinera pour l'execution de ce qu'il aura une fois resolu, et arresté.

6 : Qui en fera autrement sera tout esbahy que les flateurs luy feront user le plus souvent de precipitation en ses affaires, ou bien pour la diversité des advis, changera à tous les coups d'entreprise : ce qui luy acquerra à la longue bien peu d'estime.

7 : Ie veux a ce propos amener un exemple nouveau de Messire Pierre Luc serviteur de l'Empereur Maximilian, lequel parlant de son maistre, disoit qu'il ne se conseilloit à peronne, et que toutesfois il ne faisoit iamais rien de luymesmes.

8 : Ce qui procedoit de faire tout au contraire à ce que dessus, parce que cest Empereur estoit Prince fort secret, ne communicant de ses affaires à homme vivant, n'y n'en demandant aucun conseil : mais comme lon venoit a congnoistre sa phantaisie, lors qu'il la vouloit mettre à effet, ceux qu'il avoit aupres de luy prevoyans ses desseings commençoient à l'en dissuader, et divertir à l'appetit desquelz il se destournoit, et racoustroit le plus souvent ce qu'il avoit pourpensé. De là naissoit que l'entreprise d'un iour estoit rompue à l'autre, et que lon ne pouvoit iamais entendre de ses secrettes volontez : si bien qu'on ne sçavoit quelz fondemens prendre sur telles deliberations.

9 : Au moyen dequoy un seigneur se doit tousiours conseiller, mais c'est à son heure, et non à celle d'autruy : ains faut qu'il face et compose ses gens à ce point, de ne luy donner iamais conseil, s'il ne le demande. Aussi est il requis qu'il ne soit iamais chiche a le demander : et en demandant les advis, s'accommodera de patientement entendre la response, et remonstrance du vray, et trouver mauvais si quelqu'un dissimule la verité pour crainte, ou autre consideration qu'il aye.

10 : Et ceux qui estiment le Prince, lequel a le bruit de sage, estre plus reputé tel à l'occasion de son bon conseil, ou il croit, que de sa propre nature, s'abusent grandement.

11 : Car cest une regle generale, qui ne souffre point d'exception que le Prince non sage de luy mesmes, ne peut estre bien conseillé : si de fortune il ne se remetoit du tout à quelque sçavant et experimenté personnage, qui eust l'administration totalle de ses affaires.

12 : En ce cas pourroit advenir qu'il seroit bien gouverné : mais ce n'est pas le plus expedient, parce qu'un tel gouverneur est volontiers en danger de luy tollir son estat.

13 : Or si le Prince imprudent se conseille a plusieurs, faut qu'il face son compte d'avoir tousiours conseilz, et opinions discordantes, lesquelles de luy mesmes il ne pourroit reduire, ne reünir : et quant aux conseillers, ie vous laisse à penser, si chacun d'eux taschera à ses fins, et particulier profit : A quoy il ne sçauroit donner remede, ne les corriger, ne congnoistre. Et d'en trouver, qui soient autres, il n'est possible : parautant que tu feras en tous les hommes quelque preuve de mauvaistié, s'ilz ne sont pas une necessité contraintz d'estre bons et entiers.

14 : Parquoy ie concluray que le bon conseil, de quelque part qu'il vienne, faut qu'il procede de la prudence d'un Prince, et non point que la prudence du Prince naisse du bon conseil.

24. Pourquoy est ce que les Princes de l'Italie ont perdu leur estatz. Chapitre XXIIII.

1 : Les choses susdittes prudentement observées font paroistre le nouveau Prince, quasi comme ancien, et le rendent plus paisible, et asseuré en son dommaine, que s'il y estoit enraciné par succession de ses ancestres.

2 : Car un Prince nouveau est en ses gestes, et operations plus songneusement contemplé, que n'est l'héréditaire : si bien que si elles sont reputées vertueuses, les coeurs des hommes s'en gagnent bien d'advantage, et obligent plus les subietz, que la seulle consideration du sang ancien :

3 : parce que les hommes s'affectionnent plus des choses presentes, que des passées : tellement que goustant le bien es choses presentes, ilz se reposent en ceste iouissance : et tant s'en faut qu'ilz ayent le vouloir de se rebeller, qu'au contraire ilz se disposent à prendre les armes pour luy, le voyant pourveu, et muny de toutes les vertus qu'il luy faut.

4 : En maniere que ce luy sera double gloire, d'avoir donné commancement à une nouvelle principauté, et icelle enrichie, et confirmée par bonnes ordonnances, bonnes armes, bons amis, et vertueux exemples : tout ainsi que l'autre aura double deshonneur ayant par son imprudence, et negligente conduitte perdu l'estat, dont il estoit né seigneur.

5 : Et si lon prend esgard aux Princes de l'Italie, qui ont esté de nostre temps chassez de leurs terres, et monarchies : comme le Roy de Naples, le Duc de Milan, et autres, lon trouvera en eux un commun defaut quant aux armes, par les raisons cy dessus amplement alleguées. Et outre tout cela, il apparoistra, qu'aucuns d'eux ont eu la deffaveur du peuple : ou bien, encores qu'ilz ayent esté aymez de leur vulgaire, ilz ne se sont point souciez de se remparer contre les grands :

6 : qui sont fautes sans lesquelles lon ne perd facillement un estat qui de soymesmes seroit assez ample, et puissant pour tenir un ost en campagne.

7 : Philippe de Macedoine, non pas le pere d'Alexandre le grand, mais celuy qui fut vaincu par Titus Quintus Flaminius, n'avoit pas grand domination, eu esgard à la puissance des Romains, et de la Grece, qui luy coururent sus : ce neantmoins estant homme belliqueux et routier en la science d'entretenir la commune, et brider les entreprises des grans, soustint plusieurs années la guerre contre ses ennemis : et si à la parfin il perdit la seigneurie de quelque particuliere cité, le royaume toutesfois luy demeura.

8 : Pourtant noz Princes, qui ont longuement regné en paix, si depuis on les a deschassez de leurs terres, ilz n'en doivent point donner le blame à la fortune, ains a leur propre nonchallance, et lascheté. Car eux n'ayant iamais eu en temps de repos aucun soucy, ne pensement de l'adversité (qui est l'ordinaire erreur des humains, de ne se souvenir point de la tempeste, lors que la mer est calme, et bonace) et puis se voyans apres en calamité, penserent bien faire leurs besongnes de s'enfuir sans se defendre : esperans que leur peuple fasché et ennuyé de l'insolence du vainqueur, finablement les rappelleroit.

9 : Lequel advis n'est du tout à reprouver quand tout autre remede faudroit : mais ce fut tresmaladvisé d'abandonner les autres meilleurs, et plus seurs moyens, pour celuy là : parautant qu'i vaudroit beaucoup mieux ne tomber iamais, que de s'attendre à celuy, qui te doit relever : lequel possible tu ne trouveras point :

10 : et quand ores tu le renconterois, ce n'est point avecques bonne seureté, pour estre ceste espece de secours vile, et peu honorable, ne dependant point de toy. Car celles seulles defenses sont bonnes, certaines, et durables, qui proviennent de toy, et de ta propre vertu.

25. Combien peut la Fortune es affaires du monde, et par quel moyen on luy peut resister. Chapitre XXV.

1 : Ie n'ignore point ceste opinion avoir esté tenue de plusieurs, et estre encores auiourd'huy que les choses de ce monde sont tellement gouvernées de Dieu, et de la fortune, qu'il est hors de la puissance des hommes, d'y donner ordre, comme de chose abandonnée de remede : et par consequent ilz estiment que c'est grand follie de tant s'en travailler, estant beaucoup meilleur se laisser aller au gouvernement de l'advanture.

2 : De nostre temps on a donné grande foy a telle opinion pour la merveilleuse variation des affaires, qu'on a veuz advenir, et se voient tous les iours outre toute coniecture, et prevoiance humaine :

3 : A quoy pensant quelquesfois, ie me renz aucunement de leur party :

4 : toutesfois afin que nostre liberal arbitre nous demeure, ie fay iugement en cela, que possible la fortune dispose d'une partie de nos actions, et entreprises, mais qu'elle nous laisse l'autre, ou bien peu s'en faut à la discretion de nostre entendement.

5 : La fortune se peut comparer à un fleuve impetueux, et ravissant, lequel lors qu'il est enflé, et desbordé, submerge les grandes plaines, arrache les arbres, et ruyne les edifices, enleve d'un endroit les gros monceaux de terre, pour les transporter en un autre : tout le monde s'en fuyt au devant, chacun quitte la place à sa fureur, sans y pouvoir remedier.

6 : Ce neantmoins combien qu'il soit tel, cela n'empesche pourtant, que lon n'y puisse pourvoir lors, qu'il est remis en son premier estat, et cours naturel, avecques force levées, et puissans rampars : en maniere que s'il vient apres à croistre, il courra par un canal limité ou pour le moins son impetuosité n'en sera du tout si effrenée, et dommageable.

7 : Il en advient tout ainsi de la fortune, laquelle monstre sa puissance, ou elle ne trouve point de vertu disposée à la resistance, et addroisse sa furie aux endroitz, qu'elle congnoist despourveus d'obstacles, et defenses pour la recevoir.

8 : Si doncq lon considere l'Italie, qui est le lieu, et siege, ou sont advenues ces grandes mutations, et celle mesme, qui a causé leur origine, vous trouverez, que c'est une campagne sans aucunes levées, ne rempars : et que si elle eust esté munie de la vertu, qu'il failloit, comme est l'Allemagne, l'Espagne, et la France, l'innondation n'eust point engendré tant de changemens, qu'elle a faitz, ou du tout n'y fust point descendue.

9 : Et me suffira d'avoir dit cecy quant à s'opposer en universel à la fortune.

10 : Mais me voulant restraindre un peu d'advantage aux particularitez, ie dy que lon voirra un Prince prosperer auiourd'huy et ruyner demain, sans que l'on en puisse attribuer la cause à la mutation de sa nature, ou gouvernement. Ce qui procede, comme ie croy, des occasions, que nous avons auparavant discourues : cest à sçavoir que le Prince fondant son appuy totallement sur la fortune, tombe en decadence au mesme instant, qu'elle varie.

11 : Celuy me semble heureux, la mode de faire duquel rencontre selon la qualité du temps ou il est : et mesme raison malheureux, qui se conduit par forme repugnante à la saison.

12 : L'on voit aussi que les hommes procedent diversement es choses, qui les conduisent a leurs fins pretendues, lesquelles un chacun se propose devant les yeux, comme une butte (qui sont les richesses, et la gloire.) L'un y va froidement et avecques advis, l'autre s'y fourre temerairement : l'un par violence, l'autre par finesse : l'un avec patience, et l'autre par son contraire : et est possible d'y parvenir par chacune de ces diverses voyez.

13 : Davantage vous trouverez deux hommes froids, et advisez, l'un desquelz viendra au dessus de ses souhaitz et l'autre non. Semblablement deux, qui prospereront egallement ayans deux diverses complexions, l'un estant discret et l'autre temeraire ; ce qui n'est causé d'ailleurs que de la qualité du temps conforme a leur maniere de faire, ou non.

14 : De là provient ce que i'ay dit, que deux par entreprises diverses operent un mesme effet, et au contraire deux autres semblables en leurs conduittes, l'un parviendra à son point, et l'autre non.

15 : Cecy depend encores de la variation du bien, qui change sa valleur, et mise, selon la saison, ou il est mis en oeuvre : car si celuy, qui se gouverne par moderation, et patience, rencontre le temps ou ces vertus soient requises, il ne pourra faillir de prosperer : mais si le temps, et les choses se tournent il se destruira, s'il ne mue pareillement sa façon de vivre.

16 : Toutesfois il n'est possible trouver homme si parfaittement sage, qu'il se puisse accommoder à toutes ces diversités, tant parce que l'on ne peut destourner son esprit de la naturelle inclination, que pour la difficulté qu'il y a de retirer une personne d'une voye, et la luy faire trouver mauvaise, la suitte de laquelle il a tousiours auparavant experimentée heureuse.

17 : Au moyen dequoy l'homme froid, et posé ne peut venir à la soudaineté lors, que le temps le requiert, ce qui le fait ruyner : et ou il sçauroit diversifier sa nature selon la saison, et les accidens, sa bonne fortune ne se changeroit iamais.

18 : Pape Iulle second proceda en toutes ses actions d'une impetueuse hastiveté, et rencontra le temps, et les occasions si commodes à ceste complexion, que ses affaires luy succederent tousiours heureusement.

19 : Considerez un peu sa premiere entreprise de Bouloigne, vivant encores le Seigneur Iean Bentivolle.

20 : Les Venitiens n'en estoient aucunement contens, et y avoit desia eu pour parlement, et traitté entre les Roys d'Espagne, et de France pour cette mesme entreprise. Ce neantmoins avecques sa braveté, et furie de courage il vint luy mesmes en personne à ceste expedition,

21 : laquelle activité tint en suspend, et arrest le Roy de Espagne, et Venitiens, ceux cy de crainte, et l'autre pour le desir, qu'il avoit de recouvrer tout le Royaume de Naples. D'autrepart le Roy de France se rangea incontinent de son costé, parautant que le voyant desia fort esbranlé, et advancé en ceste conqueste, et desirant le rendre son amy pour abbaisser les Venitiens, pensa qu'il ne luy pouvoit refuser secours de ses gens, sans manifestement l'irriter.

22 : Parainsi Iulle second meit à chef par sa precipitée promptitude, ce qu'un autre Pape n'eust sçeu executer avecques toute l'humaine prudence.

23 : Car s'il eust voulu attendre, premier que partir de Rome, la conclusion de tous les articles, et la disposition de toutes les choses qu'un chascun eust estimé bon de faire estant en son lieu, il n'en fust oncq' venu au dessus : parce que le Roy de France luy eust ce pendant forgé mille execuses, et mille craintes, que les autres se fussent efforcez de luy donner.

24 : Ie veuz laisser à part ses autres gestes, qui ont esté tous semblables, et tous luy ont succedé à souhait. Aussi la briefveté de la vie luy a tollu le loisir d'experimenter le contraire : attendu que si la saison fust venue en laquelle eust esté besoing user de maturité, et posée deliberation, il n'eust gueres tardé à se destruire : parautant qu'il n'eust iamais abandonné la façon de proceder, ou nature l'inclinoit.

25 : Doncques ie concluray, que se tournant et variant la fortune, et les hommes demeurant arrestez en leurs complexions, ilz sont heureux tant qu'elle s'accorde à leur humeur : et comme elle commance à discorder, soudain ilz descendent au bas de la rouë.

26 : Mon advis est bien qu'il est meilleur d'estre chauld, et prompt à l'execution, que si froid et craintif : parce que la fortune est de la nature des femmes, laquelle il faut battre et esperonner pour en avoir la raison :

27 : et voit on communément qu'elle se laisse plustost manier à ces hazardeux, qu'elle ne fait aux autres, qui entreprennent les choses tant froidement, et avec consideration. A ceste cause il n'est de merveilles, si comme femme, elle favorise tousiours les ieunes hommes, lesquelz sont moins consideratifz, plus feroces, et luy commandent avecques plus grande audace.

26. Exhortation pour delivrer l'Italie de la subiection des Barbares. Chapitre XXVI.

1 : Recapitulant doncques en mon esprit tout ce, que nous avons cy devant discouru, et pensant en moymesmes s'il court point maintenant saison en Italie, pour recevoir et honnorer quelque Prince nouveau, s'il se levoit, et si matiere s'y trouverroit point, qui donnast occasion à un prudent, et vertueux personnage d'introduire une nouvelle forme, laquelle redondast à l'honneur, et gloire de luy, et au bien de l'universel païs. Il me semble que tant de choses y concurrent ce iourd'huy ensemble à l'advantage, et commodité d'un Prince nouveau, que ie fay doubte, qu'il ait iamais esté temps plus propre, que cestuy cy.

2 : Et si comme il estoit necessaire, selon que i'ay dit voulant voir la vertu de Moyse, que le peuple d'Israël fust esclave en Egypte : et pour congnoistre la magnanimité de Cyrus que les Perses fussent foullez des Medes : et semblablement pour illustrer l'excellence de Theseus, que les Atheniens se rencontrassent dispersez, et bannis :

3 : tout ainsi a il esté de besoing, pour mettre maintenant en evidence la vertu d'un esprit Italien, que l'Italie tombast en l'extremité, ou elle est de present : et qu'elle fut plus captive, que les Iuifz ; plus serve, que les Perses : plus dissipée, que les Atheniens, sans chef, sans ordre, battue, saccagée, descouppée, et vollée, ayant souffert toute espece de degast, et destruction.

4 : En encores que quelque vertueux indice se soit par cy devant descouvert en quelqu'un, que l'aye fait presumer né et envoyé de Dieu, affin de rachapter ceste pouvre, et esclave province : Ce neantmoins lon l'a depuis veu au plus haut cours de ses gestes avoir esté reprouvé, et abandonné de la fortune :

5 : de maniere que ceste miserable region ne luy estant rien demeuré de vigueur, ne de vie, attend iournellement la venue de celuy, qui est destiné pour guerir ses blesseures, et imposer fin aux pillages, et saccagemens de la Lombardie, aux exactions et tailles du Royaume de Naples, et de la Thoscane, et la medicamenter de ses vieilles playes ia parsi long temps enracinées, et infistulées.

6 : Vous voyez comme elle prie Dieu incessamment pour luy envoier homme, qui la retire de ceste barbare insolence, et cruauté.

7 : Vous la voyez toute incline et disposée à suyvre une enseigne, pourveu que quelqu'un s'ingerast de la porter :

8 : Et ne congnoist pour ceste heure de qui elle doive plus esperer, que de vostre tresillustre, et noble maison : laquelle, avec sa vertu, et bonne fortune, favorisée de Dieu, et de l'Eglise (sur qui elle preside) peut bien entreprendre se faire chef de ceste redemption :

9 : chose, qui vous sera fort facile, prenant vostre miroir sur les vies, et operations des dessus nommez. Et bien que ce soient personnages rares, et admirables, si estoient ilz pourtant hommes, et eut un chacun d'eux moindre occasion, que vous n'avez : parce que leur entreprise ne fut point fondee sur meilleure raison, que ceste cy, ne plus aysée, ny n'eurent Dieu pour eux d'advantage que vous.

10 : La iustice de ce propos est grande, parautant que la guerre ne peut faillir d'estre estimée iuste, laquelle est necessaire, et les armes sont bonnes, et raisonnables, quand lon ne peut avoir esperance d'ailleurs, que d'elles.

11 : Les choses y sont aussi fort bien disposées : et ou est la bonne disposition, à peine y trouverez vous de la difficulté, moyennant que vous conformiez à la conduitte de ceux, que ie vous ay proposez pour patron.

12 : Outre cela il se treuve des cas en aucuns d'eux qui sont extraordinaires, et sans exemple. Dieu les conduissoit, la mer s'entrouvrit, une nuée leur a enseigné le chemin, la priere de Moyse a miraculeusement fait sortir de l'eau le ciel a pleu la Manne. Toutes ces choses sont recompensées par vostre seulle grandeur,

13 : le reste vous le devez executer de vous mesmes. Dieu ne veut pas tout faire, a fin de ne point nous tollir le liberal arbitre, et partie de ceste louange, qui depend de nous.

14 : Et n'est point de merveilles, si aucun de noz Italiens, sus mentionnez, n'a peu achever ce, que lon espere se pouvoir mettre à chef par vostre maison, et si en tant de revolutions de l'Italie, et si diverses menées de la guerre, il a tousiours semblé, que la vertu militaire fut estaincte, et anneantie en icelle : attendu que cela procede, d'autant que leur vieille conduitte, et mode de faire ne vallut oncques rien, et ne s'est rencontré personne, qui en ait sçeu inventer de meilleures.

15 : Il n'y a chose, qui face tant d'honneur a un homme nouvellement parvenu en estat, que font les nouvelles loix, et constitutions par luy mises en avant, lesquelles, si elles sont bien fondées, et qu'elles ayent quelque cas de grand en soy, acquierent a leur autheur une reverence admirable :

16 : et quant a l'Italie la matiere d'y establir toute nouveauté, n'y est point defaillante. La vertu y est grande aux membres, pourveu qu'elle ne manquast point aux chefz.

17 : Et qu'ainsi soit considerez un peu es combatz, et escharmouches de peu de gens, combien l'Italien est superieur de force, d'agilité de corps, et d'esprit à toute autre nation : mais quand se vient aux armées, et batailles, ilz n'apparoissent iamais :

18 : dont il faut reietter la coulpe à la lascheté, et petit coeur des capitaines : parce que ceux qui sçavent, n'obeïssent pas volontiers : et chacun presume sçavoir, et entendre les choses, ne s'estant trouvé iusques a maintenant personnage, qui se soit eslevé si haut par sa felicité, et vertu, que les autres luy ayent voulu ceder.

19 : De là est sorty qu'en si long temps parmy tant de guerres, qui sont ensuivies depuis vingt ans, quand un exercite n'a esté composé que d'Italiens, il a tousiours fait mauvaise preuve : Dequoy a esté premierement tesmoing le Tare, depuis Alexandrie, Capes, Gennes, Vaile, Bouloingne, et Mestri.

20 : Voulant doncques vostre tresillustre maison ensuyvre ces excellens hommes, qui deslivrerent leur patrie de captivité, il est necessaire, avant tout oeuvre (comme vray fondement de toute entreprise) se pourvoir d'armes propres, et naturelles : consideré qu'il n'est possible recouvrer soudars plus fidelles, plus affectionnez, ne meilleurs, que ceux de vostre facture. Et bien qu'un chacun d'eux soit pour son particulier regard homme de bien, ilz deviendront encores meilleurs tous ensemble, quand ilz voirront que leur Prince leur commandera, fera compte d'eux, et les entretiendra.

21 : Pourtant est il requis se fortifier de ceste sorte d'armes, qui voudra defendre l'Italie des estrangers.

22 : Et si la fanterie de Suysse, et d'Espagne est estimée terrible, elles ne laissent pourtant d'avoir toutes deux quelque defaut, moyennant lequel il se pourroit dresser une tierce gendarmerie, non suffisante seullement pour leur respondre, mais pour s'asseurer de les pouvoir vaincre.

23 : Car l'escadron Espagnol ne peut resister aux gens de cheval : et les Suysses craignent tousiours rencontrer fanterie, qui soit autant qu'eux obstinée au combat. Aussi a lon veu par experiance et se voirra encores, que les Espagnolz n'ont peu soustenir une chevalerie françoise, et les Suysses avoir esté rompus d'une fanterie Espagnolle.

24 : Et combien que l'on n'aye point iusques icy fait entiere preuve de ce dernier cas, il s'enfeit toutesfois un essay à la iournée de Ravenne, lors que la fanterie Espagnolle s'affronta avec les bataillons des Lantzcequenetz, lesquelz observent en guerre un mesme ordre, que les Suysses : ou les Espagnolz avec l'agilité du corps, et par le moyen de leurs longs estoczs et verduns, entrerent à travers et au dessoubz des piques de leurs ennemis, les combatant moyennant cela à couvert, et en seureté, sans que les Lantzcequenetz y peussent donner ordre. Et hors mis les gens de cheval, qui les vindrent fraper en flanc, ilz les eussent consumez tous sur la place.

25 : L'on peut doncques, congnoissant la faute de ces deux fanteries, en ordonner une de nouveau, laquelle resistera aux chevaux, et ne craindra point la rencontre d'autre sorte de gens de pié. Ce qui se fera par l'espece des armures, et le changement des ordres. Et cela est l'une des choses, qui pour estre nouvellement introduittes, donnent reputation, et accroissement d'estat à un Prince nouveau.

26 : Au moyen dequoy l'on ne doit point permettre passer ceste occasion, à ceste fin que l'Italie voye quelquefois naistre apres si longue attente, celuy qui la delivrera de servitute.

27 : Et ne puis exprimer le contentement, duquel il seroit receu par toutes ces provinces, qui ont souffert ces innondations estrangeres, et avec quel desir de vengeance et foy obstinée, et par quelle pitié, et effusion de larmes.

28 : Ou sont les portes qui luy seroient fermées ? Quel peuple est ce, qui luy refuseroit obeïssance. Quelle envie s'oseroit opposer à luy ? Quel seigneur Italien luy voudroit denier plaisir, et secours ? Certainement ceste barbare domination est odieuse, et desplaist à un chacun.

29 : Soit doncques ceste charge prise par vostre illustre maison, avecques ce courage, et esperance, dont l'on fait les iustes, et pitoiables entreprises affin que ceste patrie soit ennoblie, et illustrée soubz son enseigne, et que soubz sa conduitte lon puisse finablement verifier ce dit de Petrache,

Virtù contr' al' furore

Prender a l'arme, et fia il combater corto :

Che l'anticho valore

N'ell' Italici cuor' non è anchor' morto.

Vertu contre fureur

S'armant un coup vaincra tost la follie :

Car l'antique valleur

Encores vit es coeurs de l'Italie.

FIN DU LIVRE DU PRINCE.