Le Prince / Traduction de Jacques de Vintimille (1546)


Fiche biblio du manuscrit de Vintimille (Calames)

Ce texte reprend la transcription de la traduction de Jacques de Vintimille du Prince (1546), texte par ailleurs édité, annoté et introduit par Nella Bianchi Bensimon,  mis en ligne par l'ENS lettres et sciences humaines en 2005 sur la plateforme e-texte, et désormais accessible sous forme de PDF dans HAL :

 

NICOLAS MACCHIAVEL AU MAGNIFICQUE SEIGNEUR LAURENS FILZ DE PIERRE DE MEDICIS SALUT

1 : Oyant, magnificque seigneur, que la plus part de ceulx qui veulent gaigner la grâce des princes communément se présentent à eulx avec quelque don des plus précieuses choses qu'ilz ayent, et principalement de celles qui luy sont plus aggréables et chères, dont le plus souvent leur donnent quelques braves chevaulx, belles armes, draps d'or, pierres précieuses, et aultres telz aornemens exquis et convénables à leur puissance.

2 : J'ay désiré pour ensuivre celle coustume me présenter à vostre magnificence avec quelque tesmoignage de mon debvoir. Et pource faire n'ay trouvé dans le cabinet de mes trésors chose de si hault pris, ne que j'estime tant, que la congnoissance des faictz des grands hommes, que j'ay apprise par une longue expérience des choses modernes, et par continuelle lecture des antiques. Laquelle par moy longuement pourpensée, et par le menu examinée à grande diligence finablement a esté réduicte en ung petit volume, lequel je me suis enhardy de vous présenter.

3 : Et combien que j'estime ceste oeuvre estre indigne de vous estre présentée, touteffoys j'ay seure espérance quelle vous sera aggréable, veu qu'à la vérité je ne vous puys faire plus grand don, que vous donner faculté de veoir en peu de temps toutes les notables choses, qu'en plusieurs années et avec grandz périlz, et continuelz travaux j'ay apprises et entendues.

4 : Lequel traicté je n'ay point voulu parer de parolles braves et magnificques, ny d'aultre allichement ou aornement extérieur, dont plusieurs ont accoustumé de farder et gorgiaser leurs oeuvres, à celle fin qu'il n'y eut en icelluy chose qui le rendit honnoré et aggréable, sinon la gravité du subject et la vérité de la matière.

5 : Pareillement je ne veulx que vous réputiez en moy aucune présumption et oultrecuydance, si je, qui suis home de petite estoffe et bas estat, entreprendz de discourir et donner reigle aux gouvernemens des princes. Car comme ceulx qui pourtrayent les paysages, se mectent bas à la pleine pour considérer la nature des haultz lieux montueux, et pour congnoistre celle des lieux bas ilz se mectent hault sur les montaignes, par mesme raison pour juger de la nature des peuples, il faut estre prince, et pour sçavoir quelle est celle des princes, il convient estre homme privé et populaire.

6 : Prenez donc en gré, monseigneur, ce petit don, et de tel couraige comme je le vous offre, lequel si vous lisez et considérez diligemment, vous congnoistrez en icelluy, ung mien ardent désir que vous parveniez à celle puissance que la fortune et voz aultres excellentes qualitez vous promectent.

7 : Et si quelque foys du hault de vostre grandeur, vous tournez voz pitoyables yeulx sur ces bas lieux de nostre pauvreté, par évidence vous congnoistrez combien indignement je supporte ceste perverse et continuelle malignité de fortune.

1. De la géneralle division de toutes les sortes des principaultéz, et par quelz moyens on les peult acquérir. Chapitre I

1 : Tous estatz et toutes dominations qui oncques eurent, et ont puissance sur la vie des hommes, doibvent estre appellés ou républicques, ou principautez.

2 : Les principautez sont de deux manières. Car les unes se peuvent appeler héréditaires, et c'est quand les ancestres de la parenté du seigneur ont longuement esté princes en un estat ; les autres se peuvent dire nouvelles, qui est quand un seigneur commence à dominer sur quelque estat, qui par icelluy n'avoit point au paravant esté dominé.

3 : Des nouveaux estaz aussy, les ungs sont totallement nouveaux, comme fut l'estat de Milan à Françoys Sforse, après la mort du duc Philippe. Les autres se peuvent appeler meslez, quand un estat vient estre adjoinct comme un membre, à l'ancien héritage du prince qui le conqueste, comme est le Royaulme de Naples au roy d'Espagne.

4 : Oultre ce, les dominations ainsy acquises, ou elles sont coustumières de vivre soubz un prince, ou d'estre en leur liberté de républicque, non subjectes à aucun seigneur, et le plus souvent se conquestent ou par armes et ayde daultruy, ou par armes propres, ou par fortune, ou par vertu.

2. Des principautez héréditaires. Chapitre II

1 : Je laisseray pour le présent à traicter la matière des républicques, et ce pour cause que j'en ay faict en autre endroict de bien longs discours,

2 : et me tourneray seullement à traicter de la principaulté. Parquoy en résumant les poinctz cy dessus divisez, et quasi retissant les filz de la töele cy dessus par moy commencée, je mettray en avant tous les moyens comment ces principautez se peuvent gouverner et maintenir.

3 : Parquoy je diz qu'en tous estatz héréditaires, et qui sont acoustumez au sang de leurs princes, il n'y a pas tant de difficultez à les maintenir, qu'aux nouveaux. Pource qu'il suffit d'ensuyvre les anciennes coustumes de les gouverner, et ne oultrepasser l'ordre de ses predecesseurs, au demourant temporiser, et avec prudence donner remède aux nouveaux accidentz, qui peuvent survenir : tellement que si un tel prince est seullement garny d'une ordinaire, voire bien médiocre vertu et industrie, il se pourra tousjours en son estat aiseement maintenir, si par mésadventure la vertu et force de celuy qui l'en priveroit n'estoit trop roide et excessive. Et quand ores il en seroit privé, combien que l'occupateur luy feust encombreux et senestre, si est ce qu'il aura tousjours quelque moyen de le reconquérir.

4 : Nous avons pour exemple et approbation de ce dessus en Italie veu le Duc de Ferrare, qui a soustenu et repoulsé les assaultz des Vénitiens l'an 1484, et ceulx de pape Jule l'an 1510, laquelle chose luy eut esté quasi impossible, si ledict prince n'eust esté enraciné et par longue succession estably en son estat.

5 : Car le prince naturel a moins d'occasions et n'est si souvent contraict d'offenser aultruy. Donc par droicte raison il convient qu'il soit plus aymé, plus chéry, et bien voulu des siens, si quelques vices insupportables ne le mettent en haine.

6 : Pource qu'en l'ancienneté d'une domination bien continuée, les mémoires des injures, qui sont causes des innovations, sont extainctes, ainsy comme par le contraire une nouvelle et soubdaine mutation, laisse tousjours quelque feu couvé et non amorty pour en allumer et édifier une autre.

3. Des principautez meslées. Chapitre III

1 : Mais à maintenir une principauté nouvelle, il y a grande difficulté. Et pour premièrement traicter quand l'estat n'est pas du tout nouveau, mais comme ung membre adjoinct au viel estat du conquérant, laquelle chose ensemble mixtionnée se peut appeler une principautée meslée. Les variations d'un tel estat naissent d'une difficulté qui est naturellement en tous les nouveaux principatz, pource que les hommes changent voluntiers de seigneur en espérant méliorer leur condition, et ceste faulse oppinion leur mect les armes en main, contre celuy qui domine sur eux, de laquelle par après ilz se treuvent déceuz. Car par expérience ilz voyent et congnoissent évidemment avoir choisy le piz,

2 : laquelle chose aussy dépend d'une autre nécessité naturelle, qui est ordinairement en l'acquest de tous nouveaux estatz. C'est que communément l'on est contrainct d'offenser et fouler ceulx que l'on commence à opprimer et dominer, par foulement de gensdarmes tenans les champs et autres infinies injures qui nécessairement suyvent ce nouvel acquest de seigneurie :

3 : de sorte que tu te treuves avoir encouru l'inimitié de tous ceulx que tu as offensez à l'occupation dicelluy, et davantaige tu ne peuz maintenir en amytié ceulx qui t'ont donné l'entrée à y mettre le pied, à cause que l'on ne peut jamais satisfaire et assez complaire à iceulx selon ce qu'ilz avoient présupposé en leur espérance, et à cause aussy que tu n'oses user contre eulx d'aucune médecine de rigueur, pour raison que tu te sens obligé à eux. Et fault noter que l'on est contrainct de se servir de telles gentz pour faciliter l'entrée en quelque estat, pource que tousjours ung assaillant combien qu'il soit puissant en campaigne a besoing de la faveur de quelque provincial, pour entrer en une province.

4 : Pour les raisons cy dessus déduictes, Louys XIIe roy de France en ung instant occupa l'estat de Milan, et en ung moment le perdit. Et pour l'en désemparer la première foys, les forces et armes de Louys Sforce seules sans aultres secours furent plus que suffisantes, pource que les peuples luy avoient ouvert les portes de l'estat se trouvant par après déceuz de ce grand bien qu'ilz avoient esperé leur devoir advenir en changeant de seigneur, ne peurent supporter les molestations et foulements de ce nouveau prince.

5 : Bien est vray que quand les pays qui ont rebellé sont de rechief subjuguez, et reviennent en la puissance de celuy qui les avoit perduz, il y a bien plus grande difficulté à l'en chasser pour la seconde fois. À cause que prenant occasion sur ladicte rébellion, le prince est moins respectif et plus roide à s'asseurer de ses subjectz, punissant les rebelles, faisant déclarer les suspectz, et pourvoyant aux parties plus foibles :

6 : en sorte que s'il ne fallut pour la première foys que ung petit Duc Louys, qui feit sur ses frontières quelques legières alarmes pour faire perdre l'estat de Milan aux françoys : pour les en chasser de rechef, après qu'ilz eurent regaigné ledict estat, il fallut que tout le monde s'en meslat et se ruast sur eulx, et que leurs armées fussent mises en routte froissées et chassées hors d'Italie. Laquelle difficulté n'advint sinon pour les raisons cy dessus declairées.

7 : Et non obstant toutes ces difficultés, ilz le perdirent par deux foys. Les causes généralles de la première perte dudict estat aux françoys, ont cy dessus esté discourues, il reste à veoir celles de la seconde, et déclairer les remèdes qu'il eust peu user, et quelz moyens pourroit avoir ung conquérant, qui seroit en semblable cas pour se maintenir en sa conqueste mieulx, que ne feist le susdict roy de France.

8 : Parquoy je diz, que telz estatz qui s'adjoingnent en les acquérant comme membres à quelque vieux estat du vaincqueur, sont ou d'une mesme province, et de semblable langue, ou bien de diverse.

9 : S'ilz sont d'une mesme sorte, il y a grande facilté à les retenir, et principallement s'ilz n'ont point acoustume de vivre en liberté. Et pour bien posséder la seigneurie de telles gens en seureté, il suffist de totallement estaindre la lignée de celluy qui au paravant en estoit seigneur. Pource que es autres choses les hommes vivent en repos, pourveu qu'on les tienne en saulvegarde avec leurs anciens droictz, et conditions, et qu'il n'y ayt difformité de coustumes et langaige. Comme l'on a veu que la Bourgoigne, la Bretaigne, Gascongne et Normandie ont faict, lesquelles de long temps ont esté et sont conjoinctes à la France. Et combien qu'il y ait quelque difformité de langues, touteffois pour la conformité des coustumes de vivre, elles se supportent facilement l'une l'autre.

10 : Parquoy il convient que celuy qui conqueste telz estatz et les veult retenir soubz son obéissance, aye considération à deux choses principalles. La première est, que la lignée du prince ancien et héréditaire soit du tout anéantie. L'autre est qu'il ne face aux peuples aucun changement ny altération de leur loix, péages, ny tributz, et par ainsy en brief temps ilz viendront à faire peslemesle, et se rédiger en ung corps avec le vieil estat du conquérant.

11 : Mais quand l'on acquiert en une province totallement aliéné et difformé de langue, costumes et ordres, quelques estatz nouveaux, ycy sont les grandes difficultez, et en cela fault avoir grande fortune et industrie à les retenir.

12 : Certainement l'ung des plus grandz et plus vigoureux remèdes pour y bien tenir la bride, seroit que le conquérant y vint habiter en personne. Laquelle chose seroit de telle efficace, que sans aucun péril la possession dudict estat en seroit plus asseurée et durable. Comme le grand Turc a faict de la Grèce, lequel, oultres les autres ordres par luy usez pour retenir la possession dudict empire, s'il ny fust venu habiter en personne il n'estoit possible de garder.

13 : Car en y demourant l'on veoit naistre les inconvenientz et conjurations, que communément l'on faict contre les nouveaux seigneurs, tellement que l'on est près pour y remédier. Mais au contraire n'y demourant point, l'on ne veoit naistre semblables désordres, et l'on ne s'en apperçoit jamais sinon quand ilz sont si grandz et si bien fondez et menez que tout remède y est inutile. Davantage ce pendant la province n'est pillée par ses officiers, les subjectz se contentent, voyant qu'ilz ont en leurs querelles prochain recours à la justice du prince. Parquoy ilz ont plus grande raison de l'aymer, s'ilz sont bons, ou de le craindre, s'ilz sont mauvais. Et si quelque estrangier luy vouloit rompre la guerre, le voyant estre ainsy sur ses gardes il y penseroit deux fois et ne se hazarderoit si follement, sachant que ceulx qui habitent es provinces conquestées ne les peuvent perdre sinon avec grande difficulté.

14 : L'autre remède certainement meilleur est y envoyer des colonies, c'est à dire y faire aller des nouveaux habitans, prins de ton pays, pour demourer en ung ou deux lieux, qui fussent les principaulx et quasi les clefz d'iceluy estat. Car pour le retenir il est besoing de faire ce que dessus, ou d'y tenir grand nombre de gens d'armes tant à pied, qu'à cheval pour les garnisons du pays.

15 : À y envoyer des colonies le prince ne despend pas beaucoup et facilement sans aucune ou bien peu de despence les y envoye et par iceulx retient la seigneurie du pays. En ce faisant il offense et nuyt seulement à ceulx qu'il désempare, lequelz il prive de terres et possessions pour les donner aux nouveaux habitans, qui sont une petite partie de tout l'estat,

16 : dont ceulx qui sont déchassez demourent dispers et pauvres, et à ceste cause ne luy peuvent nuyre, et tous les autres sont aisez à rapaiser, pour autant qu'ilz n'ont aucunement esté grevez, et d'autre part ilz ont crainte de faillir affin qu'ilz ne soient punyz, comme les autres qui ont esté privez de leurs biens.

17 : Dont je concludz que ces colonies qui ne coustent rien, sont plus fidelles et ne peuvent porter dommaige, et les habitans comme dict est ne peuvent nuyre, pour autant qu'ilz sont pauvres et dispers.

18 : Car c'est une reigle génerale et notable, et à quoy ung prince doibt estre bien advisé, que l'on doibt sans tenir le millieu, ou chérir ou destruire les hommes, pource que communément des legières offenses ung chascun se peult venger, des grandes non. Et par aynsi l'outraige et nuisance qu'on faict à ung homme, doibt estre bastie de telle sorte, qu'elle ne puisse avoir crainte de la vengeance.

19 : Mais si l'on tient en ces pays ainsi occupez garnisons et gensdarmes, en lieu d'y envoyer une colonie, l'on despend ung argent infiny, à cause que ordinairement pour l'entretenement d'iceulx fault consumer tout le revenu de l'estat, tellement que l'acquest luy revient à perte, et nuyt beaucoup plus que l'on ne penseroit. Car il offense tout l'estat en trasmuant les logis des compaignies par toutes les villes et bourgades, duquel foulement chascun se sent estre grevé et endommaigé, et à ceste cause luy devient ennemy. Lesquelz ennemyz sont de telle sorte, qu'ilz peuvent donner beaucoup de nuysance, pource qu'ilz se veoient battuz en leur maison.

20 : Parquoy je concludz qu'en toutes sortes ceste manière de retenir ung pays par gendarmes est inutile, comme celle des colonies est utile.

21 : Outre plus le conquérant en pays difforme de langue et de coustumes se doibt faire chef de partie, et protecteur des moindres seigneurs qui sont ses voisins, et tascher d'affoiblir les plus puissants d'iceluy, et empescher qu'en aucune manière ny par aucun accident, ung estrangier plus puissant, ou moins foible que luy n'y mette le pied. Car il advient tousjours qu'il est introduict par une des partz de ladicte province, de ceulx qui se tiennent mal contentz, ou par ambition, ou par crainte. Comme l'on a veu jadis que les Ætoles feirent venir les Romains en Grèce, ainsy comme en toutes provinces qu'ilz ont occupées ilz y ont esté mys par ceulx de la province mesme.

22 : L'ordre de cest affaire procède communément ainsy, que si tost ung estranger puissant entre en une région, tous les moindres seigneurs d'icelle s'adjoignent à luy, esmeuz d'une certaine envye qu'ilz portent à celuy qui les domine, tellement qu'au regard de ces petitz seigneurs il n'aura difficulté aucune à les gaigner, s'il veult prendre leur protection, et voluntiers ilz s'incorporeront à l'estat qu'il aura conquis.

23 : Seulement à ung petit point il doibt prendre garde, qu'ilz ne croissent en force et en authorité, et facilement il pourra avec ses forces propres et la faveur d'iceulx rabaisser l'orgueil et l'obstacle des puissantz seigneurs, affin qu'il demeure comme arbitre et juge de toute la province. Et fault entendre que qui en cest endroict ne se gouvernera bien sagement, il perdra en ung jour tout ce qu'en long temps il aura acquis, et pendant mesme qu'il le tiendra il aura en icelluy innumérables difficultez et fascheries à se maintenir.

24 : Les Romains anciennement pour tenir les provinces, dont ilz s'estoient saisiz par force d'armes, ont diligemment observé ces reigles. Car ilz y mandoyent des colonies, ilz entretenoient soubz leur protection les petitz seigneurs, sans touteffoys les laisser croistre en puissance, ilz rabaissoient les grandz potentaz, et ne laissoient aux estrangiers prendre pied ny réputation en icelles provinces.

25 : Et sur ce me suffist prendre le pays de Grèce pour exemple. Les Romains en icelle y ont entretenu les républicques des Achées et des Ætoles, ilz rabaissèrent de tout leur pouvoir le royaume de Macédoine, ilz en chassèrent Antiochus, et touttefois pour les mérites des Achées et des Ætoles, combien quilz fussent grandz, ilz ne voulurent permectre, qu'ilz augmentassent leur puissance de quelque estat, et jamais ne furent amys de Philippe, sinon quand il fut rabaissé, quelque persuasion qu'il leur sçeut faire ; ne la puissance d'Antiochus les sçeut jamais induyre, qu'ilz luy laissassent en Grèce tenir aucun estat.

26 : Et à la vérité ilz ont faictz en cest endroict, ce que tous les saiges princes debvroient faire. C'est qu'ilz doibvent avoir esgard non seulement aux présentz dangiers et encombres, mais à ceulx qui sont à venir, et par tous moyens leur obvier. Car quand on les prenoit de loing, facilement on y peut remédier, mais si tu attendz que les inconvenientz te viennent suprendre, la médecine n'y est plus à heure, pource que la maladie est devenue incurable.

27 : Et certes il advient de cet inconvenient comme disent les médecins qu'il advient à ung patient languissant d'une maladie appellée éthicque. Car ilz disent que ladicte maladie sur son commencement est facile à guérir, et difficile à congnoistre, mais au cours du temps, ne l'ayant point au commencement congnue ny medicinée elle devient facile à congnoistre et difficile à guérir.

28 : Tout ainsy advient il aux affaires d'ung estat. Car en congnoissant de loing, ce qui n'est touttefoys donné sinon à ung homme prudent, les inconvenientz qui peuvent naistre en icelluy, aiseement et sur le champ on y peult remédier. Mais quand par faulte de les avoir congnuez on les laisse tant croistre, que le bruyt s'en estend par tout le monde, il n'y a plus de remède.

29 : Et pour ceste cause les Romains voyant venir de loing les inconvenientz, tout incontinent ilz y donnoient remède, et jamais ne laissoient venir ung inconvenient sur eulx pour fuyr une guerre, ny pour garder qu'on ne les vint assaillir. Pource qu'ilz sçavoient bien qu'en dilayant à pourveoir à ce dangier ou inconvenient survenu, il n'eussent pas housté l'occasion aux ennemys de faire la guerre, mais que seulement elle eust esté différée en autre temps avec advantaige de l'ennemy. Et pour ceste mesme raison, ilz aymèrent mieulx faire guerre avec Philippus et Antiochus en Grèce, si tost qu'ilz les y veirent mectre le pied, qu'en différant la debvoir soustenir en Italie. Car combien qu'ilz eussent bien eu le moyen de ne se charger de guerre, et ne l'avoir ny en Grèce ny en Italie, touttefois ilz ne voulurent dilayer à la faire si tost qu'ilz en eurent l'occasion.

30 : Et ne leur pleut jamais ce dicton que tous les jours est la bouche des saiges de nostre temps : qu'il fault faire son prouffict du temps, signifians par cela qu'il fault jouyr de la tranquilité et des biens que l'on peult avoir selon ce que la commodité se présente. Mais ilz aymèrent beaucoup mieulx faire leur prouffit, et jouyr des biens de leur prudence et vertu. Car ilz scavoient bien que les dilayer n'est pas tousjours bon, et que le temps chasse avant soy toutes choses, et peult avec soy amener le bien comme le mal et le mal comme le bien.

31 : Or retournons à parler des roys de France, et discourons de leurs affaires, à sçavoir si des reigles dessus dictes ilz en ont observé aucune. Et pour ce faire je mettray en avant les gestes, non pas du roy Charles, mais du roy Louys, comme de celuy, du quel on a mieulx congneu les progressions et menées, pour avoir eu plus longue possession en Italie : dont vous congnoistrez comme il a faict tout le contraire de ce qu'il se doibt faire pour tenir ung estat estrangé.

32 : Le Roy Louys fut mys en Italie par l'ambition et convoitise des Vénitiens, lesquelz par sa venue voulaient gagnier la moictié de la Lombardie.

33 : Je ne veult pas blasmer ceste manière et couleur d'entrer en ung pays ny le parti pris par le roy. Pource que voulant mettre un pied en Italie, et n'ayant en icelle province aucuns amys, ains plutost luy estant les entrées dudict estat toutes bouchées, pour les maulvais portementz du roy Charles, il fut contrainct de prendre les amitiez telles quelles fussent et qu'il pouvoit avoir. Et en verité il fust venu au dessus de son entreprise, si es autres maniemens il n'eust commis aucun erreur.

34 : Pour suyvre donc son entreprinse si tost qu'il eust conquesté la Lombardie, en ung instant il regaigna la réputation que Charles luy avoit houstée : Gennes se rendit ; les Florentins luy devindrent amyz et confédérez, le marquis de Mantoue, Duc de Ferrare, les Bentivoles, madame de Furly, les seigneurs de Faënce, de Pesaro, de Rimin y, de Camerin, de Plombin, les Lucquoys, Pisans, Senoys, et tous autres potentaz, luy vindrent au devant pour requérir son amitié et confédération.

35 : Lors les Vénitiens peurent bien congnoistre la temerité du party qu'ilz avoient pris. Car pour gaigner et adjouxcter à leur estat deux villes de Lombardie, ilz furent cause que le roy fut incontinent seigneur des deux tiers d'Italie.

36 : Or je vous suppluy considérez à combien peu de difficulté, le roy eust peu retenir en Italie sa première réputation, s'il eust observé les reigles cy dessu données et s'il eust deffendu et tenu comme protecteur en sa saulvegarde tous ceulx qui estoient devenuz ses amys. Lesquelz pour estre en grand nombre, et tous petits seigneurs ayantz pæur l'un de l'Église l'autre des Vénitiens furent tous contrainctz de s'assubjectir à luy. Car par le moyen d'iceulx il se pouvoit facillement saisir du bien de ceulx qui estoient ancor en quelque puissance.

37 : Mais le bon seigneur ne fut pas si tost à Milan, qu'il se meist à faire tout le contraire. Car il donna bien tost après secours au pape Alexandre VI, affin qu'il conquist la Romaigne, et désemparast tous ces petitz seigneurs qui s'estoient donnez à luy. Et ne s'apperceut pas qu'en ce faisant il affoiblissoit soy mesme perdant ses amys, qui estoient ceulx qui s'estoient dès le commencement renduz à luy, et qu'il augumentoit le bien de l'Église temporel, qui est ce qui luy donné tant d'authorité.

38 : Or quand il eust faict un erreur il fut contrainct de suyvre, tellement que pour réprimer et mettre fin à l'ambition d'Alexandre, affin quil ne se feist seigneur de la Toscane, il fut contrainct de revenir en Italie.

39 : Et ne luy suffist pas d'avoir aggrandy l'Église et perdu ses amyz qui tenoient son party, mais pour convoitise de gaigner le royaume de Naples il feit à moytié et le départit avec le roy d'Hespaigne. Et où premièrement il estoit comme juge de toute l'Italie, il y laissa entrer un compaignon, affin que ceulx qui seroient ambitieux et convoiteux de nouveautés en icelle province, si tost qu'ilz se malcontenteroient de luy, eussent à qui recourir. Et d'où il pouvoit tirer du prouffit en y laissant ung roy son tributaire, il osta celluy qui y estoit pour y en mettre ung autre, qui fut assez puissant pour l'en chasser.

40 : Je ne veut pas nyer que ce soit une convoitise loysible et naturelle que d'acquester : et certainement quand les hommes s'y mectent à vouloir conquester, quand ilz se sentent assez puissantz pour ce faire, ilz en sont louez, ou pour le moins non blasmez. Mais quand ilz n'ont puissance de le faire et néantmoins ilz s'entresmelent de vouloir faire ung grand acquest, icy est la grande faulte pleine de diffame.

41 : Puis donc que le roy de France pouvoit assaillir Naples, il le debvoit faire tout seul, mais s'il ne se sentoit suffisant pour le pouvoir emporter, il ne le debvoit départir avec le roy d'Hespaigne. Et ne fault pourtant alléguer, que cela ait esté faict pour y mieux entrer comme luy mesme avoit faict en entrant en Italie, divisant les villes de Lombardie avec les Vénitiens : car combien que celle première division faicte par ledict roy Louys fust excusable, pource que par le moyen d'icelle il meit ung pied en Italie, touttefois ceste ci mérite blasme pour n'estre excusable d'une mesme nécessité.

42 : Le roy Louys doncques avait faict cinq erreurs bien grandz, il avoit destruict les moindres potentatz qui s'estoient recommandez à sa protection, accreu la puissance d'un grand seigneur, qui estoit l'Eglise, mis en icelle un estrangier très puissant, qui estoit le roy d'Hespaigne, il n'y vint point habiter en personne, et n'y envoya point de colonies.

43 : Lesquelles cinq faultes pouvoient durant sa vie ne luy redonder à dommaige, pour la grande puissance et réputation qu'il avoit, s'il n'y eust adjouxté la sixiesme qui fut quand il se rua sur les Vénitiens pour les priver de leur estat.

44 : Pource que s'il n'eust aggrandy l'Église, et mys le roy d'Hespaigne en Italie, ce eust esté sagemment et raisonnablement pensé, de rabaisser l'orgueil des Vénitiens. Mais puis qu'il avoit faict ces premières faultes, et choisy les aultres partys, il ne debvoit jamais consentir à la ruine d'iceulx ; pource que s'ilz fussent demourez en puissance ilz eussent empesché les aultres de coquester la Lombardie, non seulement pource qu'ilz n'en eussent laissé devenir seigneur aultre que eulx mesmes, mais aussy pource que les aultres n'eussent jamais consenty que la Lombardie fust ostée aux Françoys, pour la laisser en proye aux Vénitiens, et d'advantaige ilz n'eussent eu l'hardiesse de les vouloir heurter tous deux.

45 : Or si quelcun me vouloit contrarier en alléguant que le roy fut contrainct de permectre que le pape Alexandre se saisist de la Romaigne, et pareillement le roy d'Hespaigne de Naples, pour n'entrer en guerre contre eulx, je respondroys par les raisons que cy dessus ont este dictes, que l'on ne doibt jamais se laisser suprendre d'un inconvenient soubz umbre de vouloir éviter une guerre. Car pour cela l'adversaire ne laisse pas couler l'occasion d'entreprendre la guerre contre toy, mais il la dilaye seulement quelque temps avec ton désadvantaige.

46 : Item si quelque aultre m'alléguoit, que le roy ne pouvoit autrement faire pour la promesse et la foy qu'il avoit donnée au pape de faire celle entreprinse en son nom, pour aussy avoir la résolution de son mariage, et pour faire donner le chappeau de Cardinal à monsieur de Rouan : je respondroys par les raisons qui seront cy après déduictes quand nous traicterons de la foy des princes, et quand et comment ilz la doibvent garder.

47 : Doncques il est évident que le roy Louis a perdu la Lombardie pour n'avoir gardé aucune reigle de celles qui ont accoustumé d'observer ceulx qui conquestent nouvelles provinces et en veulent demourer paisibles possesseurs. Et si n'est pas si grand cas que l'on penseroit bien, ne si grand miracle de les observer, ains est une chose bien raisonnable et assez usitée.

48 : Comme bien au long j'en devisay ung jour avec monsieur le Cardinal de Rouan à Nantes sur le temps que Cesar Borgia filz de pape Alexandre, qui communément s'appeloit le Duc Valentin, combattoit les seigneurs de Romaigne. Car quand ledict Cardinale m'eust mis en avant que les Italiens ne s'entendoient rien en faict de guerre, je luy respondiz, que les Françoys ne sçavoient que c'estoit de gouverner ung estat. Pource que s'ilz eussent bien entendu les affaires des estatz, ilz n'eussent jamais laisse croistre l'Église à si grande authorité et puissance.

49 : Car l'on a veu par expérience que les Françoys ont esté cause que l'Église et le roy d'Hespaigne sont devenuz si grandz en Italie, et par iceulx mesmes ilz en ont esté chassez bien peu après,

50 : dont l'on peult tirer une reigle généralle qui ne fault jamais ou bien peu : c'est que celluy qui aggrandit ung aultre se destruict soy mesme. Pour ce que celluy qui donne secours à quelcun le faict ou pour tromper autruy, ou par contraincte, se voyant contrainct de ce faire pour parvenir à quelque sienne entreprinse. Lesquelz deux poinctz sont suspectz et mectent en craincte celluy qui par ces moyens est devenu puissant, dont il advient que par après il se mect en effort de le ruyner et de s'asseurer de luy.

4. Discours à sçavoir qui fut la cause que le royaume des Perses occupé par Alexandre le Grand, n'esmeut aucune rébellion contre ses successeurs après sa mort et celle de Darius leur roy. Chapitre IV

1 : Après avoir consideré les difficultez qui sont à tenir un estat nouvellement conquesté un bon esprit discourant sur les anciennes hystoires se pourroit émerveiller d'où il advint, qu'Alexandre le Grand se saisist du royaume des Perses, et devint seigneur de toute l'Asie en peu d'années, et n'en fust pas si tost en possession paisible, qu'il mourut, dont il sembloit infaliblement que les peuples d'Asie eussent juste cause d'eulx révolter à faire nouveauté alencontre des successeurs dicelluy. Ce néantmoins lesdictz successeurs maintindrent paisiblement la monarchie de toute l'Asie qui auparavant avoit esté dominée par les Perses et dernièrement par Darius, et n'eurent à la tenir aucune difficulté, hormis celle qui nacquit entre eux par leur particulière ambition et envye l'un de l'aultre.

2 : À ce je respondz que nous trouvons les principaultez estre gouvernées en deux manières diverses, ou par un prince qui soit seul seigneur et que tous ses subjetctz soient serfz, lesquelz comme ministres par la grâce et soumission dicelluy sont seulement coadjuteurs à gouverner et distribuer la justice du royaulme, ou bien par un prince éminent sur plusieurs autres barons et seigneurs. Lesquelz non par la grâce du seigneur, mais de toute ancienneté par la noblesse de leur lignée tiennent en icelluy estat quelque degrè ou préeminence.

3 : Ces barons cy ont estatz et subjectz propres qui les recongnoissent pour seigneurs et leurs portent une naturelle affection et obéissance.

4 : Mais les estatz qui se gouvernent par un seul prince qui a seulement ses serfz et esclaves, sont régiz en plus grande authorité. Pource qu'en toute la province âme ne recongnoit autre seigneur que luy, et s'ilz obéissent à quelque autre ilz le font comme à ministre et officier dicelluy, et ne luy portent aucune particulière affection.

5 : Nous avons aujourd'huy les royaulmes du Turc, et de France, pour exemples de ceste diversité de gouvernementz.

6 : Car premièrement toute la monarchie du Turc est dominée par un grand seigneur, tous les aultres sont serfz. Lequel divise sont royaulme en plusieurs sensacques, qui vault autant à dire que gouverneurs, et par iceulx gouverne son estat, en envoyant divers administrateurs en diverses provinces, et les change et remue comme bon luy semble.

7 : Mais le roy de France, est constitué au millieu d'une multitude d'anciens seigneurs recongneuz et bien aimez de leurs subjectz, ayans leurs prééminence et honneurs que le roy ne leur pourroit oster sans son évident danger.

8 : Qui doncques vouldra bien considérer la nature de ces deux estatz il trouvera qu'il y a grande difficulté à conquérir l'estat du grand Turc. Mais si une foys il estoit conquesté, et entre les mains d'un seigneur, il y a grande facilité à le retenir.

9 : .

10 : Les causes de la grande difficulté à occuper son royaulme, sont que celluy qui vouldroit entreprendre de ce faire, n'y peult estre appellé par aulcun prince dudict royaulme et ne peult espérer de faire son entreprinse aisée par la rébéllion de ceulx qui sont auprès de luy. Laquelle chose advient pour les raisons cy dessus dictes. Car l'on ne peult facilement corrompre ceulx qui luy sont totalement esclaves et obligez, et combien qu'ilz fussent par promesses et argent induictz à favoriser celluy qui leur feroit la guerre, touteffoys l'on n'en peult espérer grand prouffict, à cause qu'ilz ne peuvent tirer après eulx les peuples, desquelz ilz ne sont pas seigneurs,

11 : dont il convient que celluy qui vouldra assaillir le grand Turc, tasche de le trouver uny et garny de toutes ses forces, et le vaincre en campaigne ; et fault qu'il ayt plus d'espoirs et de fiance à ses forces propres qu'aux faultes et négligences de l'ennemy.

12 : Mais icelluy vaincu et deffaict en champ de bataille de sorte qu'il ne puisse refaire son armée, le conquérant ne doibt plus craindre autres que ceulx de la lignée du prince. Lesquelz il fault incontinent faire mourir. Ce faict il ny a plus âme que l'on doibve craindre, pour ce que tous les aultres n'ont aucune puissance ny crédit envers les peuples. Car comme avant la victoire le conquérant ne pouvoit en iceulx avoir aucune espérance, aussy après icelle il ne doibt diceux aucunement avoir crainte.

13 : Le contraire de ce que dessus adviendroit aux royaulmes gouvernez comme la Francepource que facillement l'on y peult entrer en gaignant quelque baron du royaume, desquelz il en y a toujours quelcun qui réchigne et qui désire nouvelles mutations.

14 : Ceulx cy comme dict est te peuvent donner entrée en icelluy estat, et rendre la victoire plus aisée. Laquelle certainement si tu t'y veulx maintenir, ameine quant et foy innumérables difficultez, partie contre ceulx là mesmes qui t'ont donné secours pour y entrer, partie contre ceulx que tu as abatuz,

15 : et ne suffict pas avoir exterminé la lignée du prince, pour ce qu'il y reste plusieurs autres seigneurs qui se font chefz de nouvelles rébellions, dont il advient que tu perds l'estat sitost qu'ilz treuvent l'occasion de révolter : et ce pour cause que tu ne les peulx ny contenter, ny destruyre.

16 : Or si vous considérez de quelle sorte estoit le royaume de Darius roy des Perses vous le trouverez semblable au royaume du Turc. Parquoy il fut nécessaire à Alexandre de le hurter entièrement et le chasser de la campaigne du premier sault.

17 : Après laquelle victoire ensemble celle où tous les effors furent monstrez d'une part et d'aultre, ayant esté Darius occis, tout l'estat demoura seur et paisible à Alexandre, pour les raisons cy dessus discourues : tellement que ses successeurs, s'ilz eussent esté uniz et d'accord entre eulx, en eussent jouy paisiblement, et en ce royaume là ne nasquirent aucuns tumultes hormis ceulx là que eulx mesmes excitèrent.

18 : Mais les estatz ordonnez comme la France ne se peuvent retenir avec si grande tranquillité.

19 : A ceste cause il y eut tant de rébellions en Hespaigne, en la France, et en Græce contre les Rommains pour ce qu'en icelles y avoit grand nombre de princes. Dequelz tant que le sang et la mémoire peult durer, jamais les Romains n'en peurent estre paisibles. Car à tous les coups, par nouveau révoltement ilz estoient troublez en la possession dicelles provinces.

20 : Mais quand la lignée de ces princes fut totallement estaincte, tant que la force des Romains et l'empire dura, ilz en furent de tous temps paisibles possesseurs, et qui plus est, combien que quelqu'ungs d'entre eulx en combatant contre leurs voisins eussent occupé la seigneurie de quelque partie dicelles, si est ce qu'ilz ne recongnoissoient jamais autre supérieur que les Romains. A cause que la mémoire des anciens seigneurs estoit entièrement anéantye.

21 : Je concludz donc, que si l'on considère bien toutes ces diversitez d'estatz, on ne s'en debvra esmerveiller, de la grande facilité qu'eust Alexandre avec ses successeurs, à retenir le royaume d'Asie, et de la grand difficulté qu'ont eu plusieurs aultres, à contregarder leurs conquestes, comme Pyrrhus et semblables. Laquelle chose ne procedda pas tant de la grande ou petite vertu du conquérant, comme de la difformité et diversité du subject.

5. Par quelz moyens l'on doibt gouverner les citez et principautez qui vivoient seur en liberté avant qu'estre occupées. Chapitre V

1 : Quand l'on occupe quelques estatz libres qui sont coustumiers de vivre seullement soubz leurs loix particulières, sans estre subjectz à altruy, il y a trois moyens pour seurement les retenir.

2 : Le premier est, les destruire et exterminer, l'aultre y aller habiter en personne, le troysiesme les laisser vivre en leurs loix comme devant et en tirer un tribut, en y créant ung petit estat de saiges, ou de ceulx qui s'appellent les gens de bien, lequel entiendra tout l'estat en amitié au seigneur,

3 : à cause qu'ung tel estat ne peulx estre et durer, sans la faveur et aide du prince, veu qu'il a esté par luy érigé, dont il doibt tascher et s'efforcer en toutes sortes de les entretenir en son amitié. Car plus facilement l'on maintient une cité libre par le moyen de ses propres citoyens que par quelconque autre moyen, si l'on la veult préserver de ruine.

4 : Nous avons pour exemple, les Lacedæmoniens, aultrement appellez Spartains, et les anciens Romains. Les Lacedæmoniens combien qu'ilz créassent un estat de peu en forme d'aristocratie en Athène et en Thèbes, après qu'ilz les eurent subjuguées pour mieulx les retenir, si est ce qu'en après ilz les perdirent toutes deux.

5 : Mais les Romains desfirent Cappoue, Cartaige et Numance pour les tenir, et cela fut cause qu'ilz n'en perdirent jamais la seigneurie : et qui plus est ilz essayèrent quelque foys de tenir la Græce en la forme que les Spartains l'avoient tenue, luy laissant sa liberté et ses loix tirant seulement un certain tribut, mais ce moyen ne leur succèda jamais heureusement tellement qu'ilz furent contraictz de ruiner plusieurs citez dicelle province pour la dominer en plus grande seureté.

6 : Car à la vérité il n'y a meilleur remedde pour bien posséder un pays libre que de le destruire, et qui devient maistre d'une cité accoustumée à vivre en liberté, et ne la deffaict sans aulcune faulte, il sera desfaict luy mesme par icelle. Car à tous les coups elle a le nom de liberté pour refuge, et toujours réclame à ses anciens ordres, et regrette la doulceur de l'esgalité populaire, lesquelles choses on ne peult jamais oublier ny arracher de la mémoire, ny par long espace de temps, ny par aulcun bénéfice,

7 : et n'y a chose qu'on leur puisse faire à cela, et quoy que le seigneur invente ou pourveoye jamais ce tant désiré tiltre de liberté ne se mect en oubly, sinon que les habitans en soient chassez et exterminez, ains soubdain à la première occasion qu'ilz peuvent avoir ilz y recourent. Comme a faict Pise de naguère, laquelle dès si long temps avoit par les Florentins estée subjuguée et réduicte en servitude.

8 : Mais quand les citez ou provinces sont accoustumées à vivre en subjection soubz un prince, et que luy et sa lignée soit extaincte, les peuples ne sont pas si hardiz à prendre les armes, pour ce que d'un costé ilz sont coustumiers d'obéyr à autruy, dautrepart après avoir perdu leur ancien prince, à créer un nouveaux d'entre eulx ne s'y accordent et vivre en liberté ne sçavent, tellement qu'ung prince estrangier les peult aiseement gaigner et diceulx s'asseurer.

9 : Mais es républicques il y a plus durable vigueur, plus grande haine, plus opiniastre désir de vengeance, et la mémoire de leur ancienne liberté de jour en jour refreschie ne les laisse jamais en repos, et leur baille matière de faire quelque nouveautè. Donc je concludz que le plus seur moyen de tenir telz estatz, est de les destruire, ou d'y habiter en personne.

6. Des principautés nouvelles qui s'acquièrent par armes propres et par vertu. Chapitre VI

1 : Je ne veulx que aucun s'émerveille, si pour traicter des principaultez du tout nouvellement conquises, j'admeneray tresgrandz exemples de grandz princes et grans estatz.

2 : Et ce pour cause que les hommes en cheminant communément par les voyes batues par aultruy, et procédant en tous leurs faicts seullement par imitation, ne peuvent tenir entièrement les manières de faire daultruy, ny aussi parvenir au comble de la vertu de ceulx que l'on ensuyt, parquoy l'homme prudent doibt toujours entrer en l'imitation des choses faictes par les grands hommes, et n'ensuyvre jamais aultres, que ceulx qui ont esté très excellentz, à celle fin que si jusques à la pareille et esgale vertu il ne peult arriver, aumoins il en retienne quelque ressemblence en ses gestes

3 : et en cela qu'il face comme les bons arbalestriers. Lesquelz saichans la portée de leur arc quand ilz congnoissent la butte où ilz tirent, estre trop esloignée prennent leur visée plus haulte de beaucoup, que n'est le blanc, non pas pour toucher avec leur flesche jusqu'à celle haulteur, mais pour parvenir à leur dessaing par le moyen de si haulte visée.

4 : Parquoy je diz que es principatz du tout nouveaux, où il y a quelque nouveau prince, l'on treuve plus et moins de difficulté selon la grande ou petite vertu du conquérant,

5 : et pource qu'en tel événement quand un homme d'estat privé devient prince fault présupposer ou vertu ou fortune, il semble que l'une et l'autre de ces deux choses, cache et faict doulcement couler en partie plusieurs difficultez qui luy pourroient estre advenues. Touttefoys je treuve que celuy qui plus par vertu que par fortune a conduict ses entreprinses, s'est maintenu plus longuement en estat.

6 : Voilà donc la première facilité qu'il y a à maintenir telz estatz. C'est que chacun redoubte la vertu ou la fortune de ce nouveau prince. L'autre est qu'ung tel prince est contraict d'habiter en personne en son estat, pour n'avoir aultres estatz où il puisse habiter.

7 : Si laisseray pour le présent à traicter de la fortune, et parleray seullement de ceulx que la vertu par propres armes a faict princes. Dont il me semble que les plus excellens qui jamais ayent esté sont Moyse, Cyrus, Romulus, et Théseus et leurs semblables.

8 : Et combien qu'il semble que nous ne deussions parler de Moyse, à cause qu'il estoit un pur exécuteur des choses que Dieu luy commandoit : touttefoys il mérite d'estre en admiration seullement pour la grâce, qui le rendoit digne de parler avecques Dieu.

9 : Mais si l'on considère Cyrus, et les aultres qui ont conquesté, ou fondé nouveaux royaulmes, on les jugera avoir esté admirables en vertu : et si l'on regarde de près à leurs gestes et manières de faire, on les trouvera presque aussi grans que ceulx de Moyse, combien qu'il eust ung si grand précepteur.

10 : Et en examinant leurs vies, l'on verra qu'ilz ne doibvent tous rien à fortune, et ne prindrent aucune chose d'elle hormis l'occasion d'exécuter leurs entreprinses, laquelle leur donna matière de pouvoir introduire telle forme que bon leur sembla où sans telle occasion, leur vertu eust esté nulle et, sans telle vertu, pareillement l'occasion se fust présentée en vain.

11 : Il estoit doncques nécessaire pour monstrer la vertu de Moyse, qu'il trouvast en Ægypte, le peuple d'Israël esclave, et opprimé des Ægyptiens, affin que pour sortir de servaige ilz se disposassent de le suyvre, où il luy plairoit les conduires.

12 : Il advint quasi par nécessité que Romulus ne peust demourer en Albe, et fust exposé et jecté au fleuve en sa naissance, pour se faire roy et fondateur de Romme.

13 : Il estoit pareillement besoing que Cyrus trouvast les Perses malcontentz du gouvernement des Mèdes, et aussy les Mèdes lasches, et effeminez par ung long séjour, pour plus facillement occuper le royaume.

14 : Aussy Théseus ne pouvoit bien démonstrer sa vertu s'il n'eust trouvé les Athéniens dispers et égarez en divers lieux, pour les rassembler au vivre de républicque.

15 : Partant ces occasions ainsy advenues furent cause de faire telz hommes bien heureux, et pareillement leur grande vertu fut cause que les occasions et accidentz furent cogneuz et renommez, dont leur nation fut anoblie et remplie de toute félicité.

16 : Ceulx cy doncques qui par si vertueux moyens semblables aux premiers se font princes, conquestent la principaulté à grande difficulté, mais ilz la retiennent avec grande facilité. Les difficultez qu'ilz ont à l'acquérir, naissent en partie des nouveaux ordres et nouvelles coustumes qu'ilz veulent introduire en leur peuple pour fonder et establir seurement leur estat.

17 : Icy l'on doibt incidemment considérer qu'il n'y a chose plus difficile à manier, ny de plus incertaine yssue, ny plus dangereuse et forte à entretenir que de se faire chef, à introduire en ung peuple quelques nouveaux ordres et statuz.

18 : Car celuy qui se mect à ce faire, tombe en l'inimitié de tous ceulx qui faisoient leur prouffict des anciens ordres, et n'a pour amys, qui sont touttefoys bien froids, que ceulx qui espérent d'amender des nouveaux ; et ceste froideur et défaillance du cueur des amys, provient en partie de la craincte qu'ilz ont des adversaires qui sont en grand nombre, et ont les loix anciennes pour eulx ; en partie aussy de l'incredulité naturelle des hommes qui ne croient pas aiseement une chose, s'ilz n'en voient certaine expérience.

19 : Dont il advient que touttefois et quantes que les ennemys ont occasion d'assaillir, ilz le font vigoureusement, et ceulx cy ne se deffendent que bien froidement, tellement que tous ensemble sont en bransle et dangier de ruyner.

20 : Il est donc convenable à celuy qui vouldra diligemment discourir ceste partie d'examiner, si ces innovateurs et nouveaux législateurs se fondent sur eulx mesmes, ou s'ilz deppendent daultruy. Sçavoir est s'il leur est besoing de procedder par amour pour faire admettre leurs loix au peuple, ou s'ilz le peuvent contraindre à faire ce qu'il leur plaira.

21 : Au premier cas ilz tumbent en ruine, et ne mettent à fin aucune entreprinse. Au segound et quand ilz se fondent sur eulx mesmes, et qu'ilz peuvent procedder par force, ilz font tenir au peuple tout ce qu'ilz veullent, et n'advient pas souvent qu'ilz encourent aulcun dangier. Et pour ceste raison il advint, que tous les profètes armez et puissans en campaigne furent victorieux, et les désarmez tombèrent en ruine

22 : pour ce que oultre les choses susdictes, il y a cecy, que la nature d'un peuple est variable, et combien qu'il soit aisé leur persuader une chose, il est malaisé de les tenir fermes en celle persuasion. Parquoy il convient estre ordonné en telle sorte qu'on leur puisse faire croire par force, quand ilz commenceroient à mescroire.

23 : Moyse, Cyrus, Romulus, Théseus, n'eussent peu longuement faire garder leurs constitutions aux peuples s'ilz eussent esté désarmez. Comme en nostre temps il est advenu à frère Jerosme Savonarola. Lesquel tomba en ruine sur le faict de ces nouveaux statuz, aussy tost que la multitude commenca à ne croire plus à ses parolles. Car il n'avoit le moyen de tenir ferme les croyans, ny de faire croire les mescroyans.

24 : Partant ceulx cy ont à se conduire grande diffuculté, et tous les dangiers leur viennent emmy la voye, et convient qu'ilz les surmontent par vertu.

25 : Mais quand ilz en sont venuz au dessus, et qu'ilz commencent à estre en vénération envers le peuple, après avoir exterminé les envieux de leur vertuz et qualitez, ilz demourent puissans et asseurez, plains d'honneur et félicité.

26 : Aux exemples si haultz j'en veulx seullement adjouxter ung moindre, qui me suffira pour tous aultres semblables, et aura quelques ressemblance aux premiers, c'est de Hiéron Siracusain.

27 : Cestuy cy de homme privé devint prince de Siracuse, et ne recongnut rien de sa fortune, hormis l'occasion de monstrer sa vertu, qui fut telle, que se trouvant les Siracusains oppressez, l'esleurent pour capitaine, enquoy il se porta si vertueusement qu'il mérita d'estre leur prince.

28 : Lesquel fut mesme en sa privée fortune, si hault et si éminent en vertu que, comme les autheurs disent, pour régner aucune chose ne luy deffalloit fors un royaulme.

29 : Il cassa la vieille gensdarmerye, il en ordonna une nouvelle, il laissa les vieulx amys, il en print de nouveaux et si tost qu'il se sentit garny d'amyz et de souldardz qui fussent à luy, il eust puissance de bastir sur telz fondementz toute manière d'édifice et faire tenir ses ordonnances au peuple, tellement qu'il eut grand peine à acquérir et peu de difficulté à maintenir son estat.

7. Des principaultez nouvelles que l'on conqueste moyennant la force dautruy et par fortune. Chapitre VII

1 : Par le contraire, ceulx qui d'estat privé seullement par la faveur de fortune deviennent princes, ont peu de travail à parvenir à la principauté, mais ilz en ont beaucoup à s'y maintenir et n'ont difficulté aucune par chemin, pource qu'ilz y vont quasi en volant, mais ilz en ont innumérables après qu'ilz se sont mys en possession dicelle.

2 : Et de telles manières sont ceulx ausquelz quelque estat pourroit estre donné par argent, ou par libéralité d'un empereur comme il advint de plusieurs en Græce es citez d'Ionie et de l'Hellespont, qui furent faictz princes par Darius, affin qu'ilz tinsent les dites citez pour sa gloire et asseurance. Telz estoient aussy ces empereurs romains, qui par corruption ou tumultation des souldardz, de bas estat sautoient jusques l'empire.

3 : Ceulx cy ne se fondent sinon sur la volunté et fortune de celluy qui les aggrandit, qui sont deux choses très volubiles et instables, dont il est manifeste qu'ilz ne sçavent, et ne peuvent se maintenir en estat. Ilz ne sçavent, pour ce que s'il n'est personnaige de grand esprit et vertu, il n'est raisonnable qu'un homme qui a tousjours vescu en fortune privée, saiche commander au peuple ; ilz ne peuvent, acause qu'ilz n'ont point de forces qui leur puissent estre favorables et fidelles.

4 : Davantaige les estatz qui soubdainement s'eslievent, si comme les autres choses naturelles qui naissent, et croissent legièrement, ne peuvent avoir leurs racines et correspondences si roides, que la première tempeste et adversité ne les froisse et accable. Si ceulx cy, qui legièrement deviennent princes, ne sont de si vigoureuse vertu qu'ilz se sachent sur le champ préparer à la conservation de ce que la fortune leur mect au giron oultre leur espérance, et faire, après estre devenuz princes, les mesmes fondemens pour establir leur estat que font les aultres au paravant.

5 : Si m'a semblé bon pour exemple de ces deux moyens de devenir prince par vertu, ou par fortune, alléguer les gestes de deux grans hommes qui ont esté au temps de notre mémoire. Ce sont Françoys Sforce et César Borgia.

6 : D'une part Françoys Sforce usant en tout et partout de bons moyens et grande vertu, de basse et privée condition, devint duc de Milan, et maintint bien aiseement ce qu'avec mille travaulx il avoit conquesté,

7 : dautrepart César Borgia qui vulgairement estoit appellé le Duc Valentin acquestat son estat de la Romaigne avec la fortune du père, et avec elle le perdit, combien qu'il employast tous les moyens qu'ung prudent et vertueux hommes doibt faire, pour mectre ses racines es estats que par les armes et la fortune daultruy il avoit acquestés.

8 : Car on pourroit après l'acquisition de l'estat, faire ses fondementz, quand d'aventure on n'auroit eu le moyen, comme dict est, de les faires au paravant, qui ne se peult touttefoys faire sans travail de l'architecteur, et sans grand dangier de l'édiffice.

9 : Si doncques l'on considère toutes les entreprises du Duc Valentin, l'on verra quelz fondementz il eust peu faire à la grandeur de son attente. Lesquelz j'estime qu'il ne sera hors de propos de briefvement discourir. Car je ne sçauroys bonnement donner meilleurs enseignemens à ung nouveau prince que les exemples de ses grandz faictz, et combien que ses moyens soient tous venuz à néant, si est ce que ce ne fut par sa faulte, mais par une extraordinaire et extrême malignité de fortune.

10 : Alexandre VI constitué au pontificat, voulant faire grand César Borgia son filz, avoit plusieurs difficultés présentes et à venir, qui donnoient empeschement à son entreprinse.

11 : Premièrement il n'y avoit ordre de le faire seigneur de quelque estat qui ne fust à l'Église, et s'il se fust mys à desnuer le bien de l'Église, pour le donner à son filz, il sçavoit bien que le Duc de Milan et les Vénitiens n'y eussent jamais consenty, pource que Faënce et Riminy, pour ne venir à la puissance du pape, s'estoient desjà mises soubz la protection des Vénitiens.

12 : Oultre, il veoit les gens de guerre et entièrement toutes les armées d'Italie, et principallement les souldardz dont il sembloit qu'il se peut ayder, estre tous soubz la charge de ceulx qui devoient craindre la grandeur du pape, et pour ceste cause il ne s'en pouvoit fier. Cestassavoir es mains des Ursins et Colonnoys et leurs complices qui estoient seulz capitaines des armées de ce temps là.

13 : Il estoit doncques nécessaire que tous ces estatz se missent en routte, et que les seigneurs d'Italie fussent mys en desroy, pour seurement saisir partie diceux.

14 : Laquelle chose luy fut bien aisée à faire, car il trouva son occasion sur ce que les Vénitiens, esmeuz pour quelque autre raison, estoient délibérez et en point de faire descendre les Françoys en Italie. A laquelle entreprinse il ne s'opposa aucunement, ains qui plus est, il y ayda fort en concluant l'ancien traicté de mariage du roy Loys.

15 : Le roy doncques passa en Italie par l'ayde des Vénitiens et avec le consentement du pape Alexandre, et ne fust pas si tost à Milan qu'il donna secours au pape, pour faire guerre contre les seigneurs de la Romaigne. Laquelle fut incontinent occupée par le pape, sans qu'âme l'empescha de la tenir pour la crainte qu'ung chacun avoit du roy.

16 : Adoncques quand le duc eust ainsy acquise la Romaigne, et bien battu les Colonnoys, pour procéder plus avant, deux choses luy donnoient empeschement. Cestassavoir que d'une part il ne se pouvoit fyer de ses gensdarmes, daultre il craignoit la volunté du roy. C'est qu'il craignoit que les Ursins, desquelz il s'estoit servy, ne l'abandonnassent, et que non seulement ilz luy fissent empeschement à conquester, mais qui luy ostassent sa conqueste. De l'autre costé il craignoit que le roy ne luy en feit autant.

17 : De la volunté des Ursins il en eust ung signe très évident, quand après qu'il eust prins Faënce, il se fust mys à assaillir Boulogne et les veit aller froidement à l'assault, dont il congneut leur lascheté. Et touchant au roy il congneut son courage, quand après qu'il eust prins la duché d'Urbin, il se rua sur la Toscane, de laquelle entreprinse le roy le feit retirer.

18 : Parquoy il se délibéra de ne s'appuyer plus à fortune, ny dépendre des forces daultruy, et pour la première entreprinse qu'il feit il affoiblit les parties Ursines et Colonnoyses dans Rome, et gagna tous leurs amyz et adhérenz gentilz hommes, et en leurs donnant grans gaiges et provisions les honora chacun selon la qualité de charges, de conduictes, d'honneurs et gouvernemens, tellement qu'en peu de temps l'affection des parties Ursines et Colonnoises fut anéantye et se tourna à la faveur du duc.

19 : En après il attendit l'occasion de deffaire les Ursins, quand il eust mys en dispersion les Colonnois. Laquelle venue bien à propos, il ne faillit pas à l'exécuter encor plus saigement qu'on n'eust pensé.

20 : Pource que quand les Ursins s'advisèrent de leur ruyne, qui fut trop tard, provenante de la grandeur du duc et de l'Église, ilz firent entre eulx une diette de conseil en ung lieu de Pérouse, appellé la Maison. De ce conseil nacquist la rébellion d'Urbin et les tumultuations de la Romaigne et plusieurs aultres inconvenientz au grand dangier du duc. Desquelz touttefois il trouva moyen d'eschapper, avec le secours des Françoys

21 : et qui plus est il regaigna sa première réputation. Et pour ce qu'il ne se vouloit fyer aux Françoys ny mectre son espérance en forces estrangiers, il se gecta sur les tromperies pour n'avoir occasion d'esprouver leur fidélité ; dont il sçeut tant faire et si bien dissimuler et cacher son courage que les Ursins se reconcilièrent avec luy par le moyen du seigneur Paule Vitelly, envers lequel le duc usa de toute gratiosité, affin qu'il s'asseurast et se fiast de luy, et en le garnissant d'habillemens, chevaulx et argent, mena si bien ses finesses que par leur simplicité, ilz se laissèrent mener à Sinigallia entre ses mains où ilz furent par luy sur le champ mys à mort.

22 : Quand donc il eust faict mourir tous ses chefs de parties, et qu'il eust reduict leurs amys et partisans de son costé, le duc avoit mys assez bons fondemens, pour establir une grande puissance, ayant la seigneurie de toute la Romaigne, le duché d'Urbin, et gaigné les cueurs de tous les peuples, qui commenceoient à se trouver bien contens d'estre soubz sa domination.

23 : Et pour ce que ceste partye est digne de mémoire et mérite d'estre ensuyvie par aultres, je ne la veux point obmettre.

24 : Quand le duc eût occupé la Romaigne, trouvant qu'elle avoit esté dominé par certains seigneurs de petite puissance, qui avoient plutost pillé leurs subjectz que corrigé, et donné plutost matière de discord que d'alliance, tellement que la province estoit pleine de larcins, bandouliers, brigandises et de toutes insolences, il jugea qu'il estoit nécessaire de luy donner un bon et roidde gouvernement pour la reduire paisible et obéissante au bras royal. Parquoy il y feit aller pour gouverneur du pays un messire Remires Dorque, qui estoit homme cruel et expéditif, luy donnant pleine puissance de haulte et basse justice.

25 : Cestuy cy punissant asprement les malfaicteurs en peu de temps la rendit paisible, obéissante et unye avec une grande authorité et renommée de sa vertu.

26 : En après le duc jugea, que si excessive authorité d'un seul homme ne luy estoit plus nécessaire, se doubtant qu'elle ne le feist mectre en haine du peuple. Si ordonna un parlement civil au millieu de toute la province, avec un président tresexcellent, où chacune cité avoit son advocat.

27 : Et acause qu'il congnoissoit la rigorosité passée luy avoir engendré quelque peu de haine, pour purger la suspeçon des peuples et totallement gaigner les cueurs diceulx, il voulut monstrer que toute la cruaulté qui au paravant avoit esté faicte n'estoit aucunement proceddée de luy, mais de la nature du ministre qui estoit trop cruelle.

28 : Et après avoir choisy l'occasion bien à propos de mectre son maltalent en exécution, le feist mettre par un matin en deux partz, sur le marché de Césennes avec ung souc de boys, et un large cousteau tout sanglant à costé : dont le regard du spectacle si horrible, en ung mesme instant contenta et estonna lesdictz peuples.

29 : Mais retournons d'où nous sommes partiz. Et je diz que le duc se voyant desjà assez puissant, et en partie asseuré d'avoir pourveu aux présens dangiers, acause qu'il avoit une bonne gensdarmerye sienne et avoit destruict la plupart de ces Ursins qui estoient en armes et luy pouvoient nuyre, il ne luy falloit plus penser qu'à s'asseurer du costé des Françoys. Il congnoissoit bien que le roy ne supporteroit plus ses manières de faire, qui trop tard s'estoit radvisé de sa faulte.

30 : Dont il commença à chercher nouveaux amiz et monstrer qu'il n'avoit plus que faire de l'alliance des Françoys, qui fut pour lors qu'ilz passèrent au royaume de Naples, contre Hespaignolz qui estoient au siège devant Gaicte. Et à la vérité il estoit délibéré de leur faire quelque bon tour, pour s'asseurer d'eulx, de laquelle sienne fantasie il fust venu au dessus bien tost après, si pape Alexandre eust survécu.

31 : Voylà donc ses gouvernemens et emprinses dont il usa touchant les choses présentes.

32 : Mais quand aux futures il avoit à craindre qu'un nouveau successeur en l'Église ne fust son ennemy, et n'entreprinst de luy oster ce que Alexandre luy avoit donné.

33 : Parquoy il pensa d'y pourveoir en quattre manières. Premièrement d'esteindre la lignée de tous ceulx qui avoit offensez, pour priver le pape de telles occasions. Secondement de gaigner tous les gentilshommes de Romme. Tiercement de reduire le collège des cardinaulx le plus qu'il pouvoit à sa faveur. Quartement d'acquérir si grand estat et dommaine avant que le pape mourust, qu'il eust puissance de repoulser avec ses forces propres ung premier rencontre de quelconque ennemy.

34 : De ces quatre moyens il avoit desjà pourveu à trois, et avoit le quatriesme quasi fourny. Pource que des seigneurs par lui desnuez de leur estat, il mist à mort tous ceulx qu'il peust empoigner, tellement que diceulx bien peu se saulvèrent. Il avoit aussi gaigné par argent les gentilz hommes rommains, et de ceulx du Collège la pluspart estoit pour luy, et quand à acquérir quelque grosse seigneurie, il avoit délibéré de devenir seigneur de la Toscane. Il possedoit desjà Pérouse et Plombin, et tenoit Pise soubz sa protection,

35 : et n'eust esté quelque peu de crainte qu'il avoit des Françoys, combien qu'il ne les craignoit plus guère, acause que les Françoys estoient fraischement chassés du royaume de Naples par les Hespaignolz, tellement que les ungs et les aultres estoient contrainctz d'achepter son amitié, il se fut incontinant rué dans Pise pour s'en faire seigneur.

36 : Laquelle chose s'il eust faicte, Lucques et Senne se fussent rendues, tant pour la crainte de sa grande puissance comme pour l'envye qu'ilz portoient aux Florentins, tellement que les Florentins mesmes eussent esté troussez et n'eussent eu aulcun remède pour se délivrer de sa main.

37 : Laquelle chose s'il eust parachevée comme sans point de faulte il en fust venu à bout la mesme année qu'Alexandre mourut, il eust eu tant de forces acquises et si grande réputation qu'il se fust soubstenu sur son estat, sans s'appuyer à la fortune ny aux forces daultruy, ains seullement sur sa puissance et vertu.

38 : Mais Alexandre mourut cinq ans après qu'il eust commencé à mectre la main à l'espée et le laissa seullement seigneur de la Romaigne toute réduicte et incorporée en ung, tous les aultres estoient encore en herbe, entre deux armées de deux ennemyz trespuissans, malade à mort.

39 : Touttefois le duc estoit ancor si ardent, si fier et de telle vertu, et si bien sçavoit comment les hommes se doibvent gaigner ou perdre, et si bien fondé se sentoit en si peu de temps, qu'il avoit commencé, que s'il n'eust eu les deux armées sur luy, ou qu'il eust esté sain et délivré de sa personne, il eust surmonté toutes ces difficultez.

40 : Et qu'il soit vray que ses fondemens fussent bons, il fut clere à congnoistre de ce que la Romaigne l'attendit plus d'ung moys, mesme dans Romme il estoit en seureté, ancor qu'il fut demy mort, et jafoit que les Baillons, Vitelles, et Ursins vinsent à Romme, touttefoys ilz n'eurent aucune suytte contre luy, il estoit en si grand crédit au Collège des Cardinaulx, que si bien il n'eust sçeu faire eslire pape celuy qu'il eust voulu, pour le moins il pouvoit empescher qu'ung sien ennemy ne l'eust esté.

41 : Et certes s'il eust esté sain quand Alexandre mourut, rien ne luy estoit impossible. Car il me disoit du temps que le pape Jules II fut esleu qu'il avoit pourveu et ordonné bon remède, à tout ce qui pouvoit survenir à la mort de son père, fors qu'il n'avoit jamais pensé qu'en ceste heure là il deust estre luy mesme en dangier de mourir.

42 : En examinant donc toutes les manières du duc, je ne scauroys bonnement trouver en quoy le reprendre, ains me semble bon, comme j'ay faict, de le mettre pour exemple, devant les yeulx de tous ceulx qui par fortune et armes daultruy veullent parvenir à l'empire, pour ce qu'ung tel homme de si grand couraige, et de haulte entreprinse ne se pouvoit autrement gouverner et rien ne fut contraire à ses entreprinses fors la briefveté de la vie d'Alexandre et sa maladie.

43 : Si doncques aulcun estime luy estre nécessaire pour establir son nouveau principat de s'asseurer de ses ennemyz, gaigner amys, vaincre par force, ou par tromperye, se faire aymer et craindre des peuples, se faire suyvre, et honorer des gensdarmes, extaindre ceux qui peuvent ou doibvent nuyre, renouveller par nouvelles coustumes les ordres anciens, estre sevère, aggréable, magnanime, hautain et libéral, casser la gensdarmerie desloyalle, créer la nouvelle, maintenir l'amytié des roys et princes en telle sorte qu'ilz se mettent à te faire plaisir avec grâce, ou t'assaillir avec crainte de ta puissance, il ne peult trouver meilleurs exemples que les faictz et gestes de ce duc Borgia.

44 : Seullement on le pourroit reprendre en la création de pape Jule en laquelle il eust mauvaise élection.

45 : Car, comme cy dessus nous avons dict, puys qu'il ne pouvoit faire un pape à son grè, il debvoit empescher que ung ne le fust à son malgré. Dont il ne debvoit jamais donner consentement à la papaulté des cardinaulx qu'il avoit offensez, ou qui debvoient, estant papes, avoir crainte de luy : acause que les hommes offensent et nuysent à aultruy de haine ou de crainte.

46 : Ceulx qu'il avoit offensé estoient entre plusieurs autres, les cardinaulx de Sainct Pierre ad Vincula, Colonne, Sainct Georges, Ascanio, tous les aultres, s'ilz eussent esté esleuz au pontificat avoient occasion de le craindre, hormis le cardinal de Rouen et les Hespaignolz, l'un pour sa puissance et ayde du royaume de France, les aultres pour la puissance et mérites de son père qui estoit hespaignol.

47 : Partant le duc avant toutes choses debvoit faire pape ung hespaignol et s'il ne le pouvoit faire, devoit consentir à la papaulté du cardinal de Rouen, et non pas de Saint Pierre ad Vincula.

48 : Car certainement on s'abuse grandement à penser qu'aux grans personnages, les nouveaux bénéfices facent mectre en oubly les anciennes injures.

49 : Voylà doncques comment le duc fist grand erreur en la création de ce pape là, qui fut cause de sa dernière ruyne.

8. De ceux qui par meschanceté et fraude sont devenuz princes. Chapitre VIII

1 : Mais acause que d'estat privé, l'on devient prince encores de deux aultres manières qui ne se peuvent bonnement atribuer, ny à fortune ny à vertu, je ne veulx oublier à en discourir, combien que de l'une des deux, on puisse plus au long parler en traictant des républiques.

2 : L'une est quand par quelque forfaict, meschant moyen, fraude, ou trahison, l'on se faict prince. L'aultre quand ung privé citoyen, par la faveur de ses concitoyens devient prince de la nation.

3 : Et pour bien entendre la première de ces deux manières, je la déclareray seullement par deux exemples l'un ancien l'aultre moderne, sans autrement entrer aux mérites de ceste partie, car j'estime qu'ilz suffiront pour enseignement à celluy qui seroit contrainct de les ensuivre.

4 : Agatocles Sicilien non seullement d'estat privé, mais d'une paouvre et tresville condicion devint prince de Siracuse.

5 : Cestuy cy estant fils d'un potier tousjours mena, selon que son métier et fortune le requéroit, une malheureuse et tresmeschante vye touteffoys il coulora ses meschancetez, avec une si grande vertu de cueur et de corps, qu'en se gectant sur le faict de guerre, suivant les degrès des hommes de gensdarmerye, vint à estre prevost de Siracuse.

6 : Auquel degrès quand il se vit constitué ayant délibéré de se faire prince de Siracuse et tenir par force sans estre obligé à aultruy, ce que par accord des citoyens luy avoit esté donné, après avoir communiqué son entreprinse avec Amilcar de Cartage, qui pour lors avec son armée faisoit la guerre en Sicile, par ung matin feit assembler le peuple et le sénat de Siracuse, comme s'il eust voulu consulter de quelque chose d'importance pour la républicque.

7 : Et tout incontinent faisant un certain signe à ses souldards, feit mectre à mort tous les sénateurs et les plus riches du peuple. Lesquels occis il occupa et tint la principaulté de celle cité sans aucun débat de ses citoyens.

8 : Et combien que par après il fust deux fois défaict en bataille mys en routte, et finablement assiegé, touttefoys il eust le couraige non seullement de se défendre dans sa ville, mais aussy d'assaillyr aultruy. Car en laissant partie de ses gens pour tenir la ville avec le demourant il donna l'assault à l'Affricque, et en peu de temps contraigny ses ennemys à oster le siège de devant Siracuse, et meit les Cartaginoys en extrême nécessité tellement qu'ilz furent contraictz de s'accorder avec luy, et d'estre contens de leur Affrique, et laisser la possession de Sicile à Agatocles.

9 : Qui considérera doncques les faictz et vertuz de cestuy cy, il ne trouvera aucunes choses ou bien peu qui se puissent attribuer à fortune, veu que sans la faveur de personne seullement par les degrès de gensdarmerie, qu'il avoit gaigné par mille travaux et dangiers de sa vie, il parvint à la principaulté, et la maintint avec plusieurs entreprinses plaines de péril et d'audace.

10 : Dautrepart on ne peult appeler vertu, tuer ses citoyens, trahir ses amyz, estre sans foys, sans pitié, sans religion. Lesquelles manières de vivre peuvent bien faire acquester empire à quelcun, mais gloire non.

11 : Pource que si l'on a esgard à la vertu de Agatocles à l'entrer et sortir des dangiers, à la grandeur de son courage, à supporter et vaincre les adversitez, l'on ne verra en quoy il doibve estre moins estimé, qu'aucun autre tresexcellent capitaine. Touteffoys sa cruaulté et inhumanité enragée guyde de plusieurs autres meschancetez, ne permettent qu'il soit célébré entre les excellents capitaines.

12 : Parquoy l'on ne peut atribuer à fortune ou à vertu ce que sans l'une et l'aultre luy advint.

13 : Daultrepart en notre temps régnant pape Alexandre VI, Oliveroto de Ferme, demouré après ses parents bien petit, fut nourry par ung sien oncle maternel nommé Jehan Fouillan. Si s'adonna sur sa première jeunesse à la guerre, soubz la charge de Paul Vitelly, afin que par le moyen de sa discipline il parvint à quelque dignité ou degrès de gensdarmerye.

14 : Et après la mort du dict Paule, il continua le faict de guerre soubz Vitellot son frère, et en peu de temps à cause de la vivacité de son esprit, force de corps et grandeur de courage, il devint des premiers de sa gensdarmerye.

15 : Mais à cause qu'il luy sembloit que ce fut chose servile, d'estre subject à aultruy, il délibéra d'envahir la seigneurie de Ferme, avec l'ayde d'aucuns fermans, ausquelz la servitude de leur patrie estoit plus aggréable, que la liberté, et avec la faveur de la maison des Vitelles.

16 : Aumoyen de quoy il controuva la subtilité d'escrire à Jehan Fouillan son oncle, disant que pour avoir esté si longuement hors de sa maison il avoit grand désir de le venir veoir, ensemble sa cité, et de reveoir son patrimoyne, et de recongnoistre ses amyz, et à cause qu'il ne s'estoit en toute sa vie travaillé sinon pour acquérir honneur, pour aussy donner à congnoistre à ses citoyens qu'il n'avoit pas en vain consumé sa jeunesse, il adjouxta qu'il y vouloit venir honorablement accompaigné de cent chevaulx de ses amyz et serviteurs, le priant qu'il luy pleust faire tant envers les Fermans qu'ilz le receussent honorablement. Laquelle chose ne redonderoit pas seullement à son honneur, mais à la gloire de luy, duquel il s'estimoit estre filz et nourriture.

17 : Sur ces nouvelles ledict Fouillan feit très bien son debvoir envers son nepveu, tellement qu'à son entrée il fut honoré des Fermans, et fut acompaigné d'eulx jusques en sa maison. Où après quelque peu de jours, et qu'il eust donné ordre à se pourveoir de toutes choses appartenantes à sa meschanceté et malheurese entreprinse, il feit un banquet solennel où il convia Jehan Fouillan, et tous les principaultz citoyens de la ville de Ferme.

18 : Auquel après que l'on eust desservy et parachevé tous les aultres entretenemens qui se font en es grandz bancquetz, Olyverot d'une malice et cautelle expressément forgée, commença à parler des affaires d'importance, de la grandeur de pape Alexandre, et de César Borgia son filz, et de leurs entreprinses. Ausquelz propos quand Jehan Fouillan et les aultres conviez eurent respondu, tout à coup, il se leva de table, disant que de telz propos il ne falloit déviser sinon en lieu secret. Si se retira dans une chambre où Jehan et les aultres citoyens le suivirent.

19 : Lesquelz ne furent pas si tost assiz que des cachettes de là dedans sortirent plusieurs souldardz armez, qui mirent à mort ledict Fouillan, et tous les aultres citoyens de la ville.

20 : Après lequel homicide Olyverot monta à cheval, et ayant couru et saccagé la ville assiégea le souverain magistrat dans le palais, tellement que par crainte ilz furent contraictz de luy obéyr, et reformer ung nouveau gouvernement duquel il se feit prince. Et après avoir faict mourir tous ceulx, qui par mescontentement luy pouvoient nuyre, se conferma en son estat par nouvelles ordonnances et nouveaux statuz, tant pour la paix que pour la guerre. Si feit si bien son cas, qu'en espace d'un an, qu'il tint la principaulté, non seullement il estoit seigneur paisible de sa cité de Ferme, mais, qui plus est, craint et redoubté de ses voisins,

21 : et eust esté chose mal aisé et forte à le vaincre, comme il fut d'Agatocles, s'il ne se fut laissé tromper par César Borgia, quand par cautelle et grande ruze il saisist au corps les Ursins et les Vitelles à Sénégaille, où de malheur Olyverot fut prins avec eulx, un an après le paricide par luy commys, et fut estranglé avec Vitellozzo Vitelli, qui avoit esté son maistre d'escolle en ces beaux tours de passe passe.

22 : Icy quelcun me pourroit demander la cause dont il advint qu'Agatocles, et ses semblables, après avoir commys innumérables trahisons et cruaultez ont sçeu vivre longuement asseurez en leurs estatz, et se deffendre des ennemyz estrangiers, mesme que les citoyens n'ayent revolté ny esmeu aucune conjuration oculte pour les occire, veu que plusieurs aultres pour raison de leur cruaulté ne peurent jamais, ancor que ce ne fust en temps de paix, se maintenir en estat, et ancores moins en temps de guerre.

23 : Pour résolution de ce doubte, je croy que ceste différence advient selon que les cruaultez sont bien ou mal usées.

24 : J'appelle une cruauté bien usée, si d'un grand mal on peult bien dire, quand on la faict une seulle foys quasi par contraincte, pour s'asseurer des ennemys et puys on ne si arreste plus, ains on convertit ce meschef le plus qu'on peult à l'utilité des soubjectz.

25 : Les cruaultez mal usées sont celles qui croissent de jour en jour, jafoit que du commencement il semblast que ce ne fust rien.

26 : Ceulx qui garderoient la première sorte de faire cruaulté, peuvent avec la faveur de Dieu et des hommes avoir quelque remède pour se maintenir en estat, comme eust Agatocles. Mais ceux qui observeroient l'aultre, il est impossible qu'ilz se puissent maintenir.

27 : Si fault noter qu'à occupper une seigneurie l'occupateur doibt discourir et faire toutes ses cruaultez en ung coup, pour n'avoir occasion d'y retourner tous les jours, au moyen de quoy, ne renouvellant plus ces occisions, il peult appaiser l'indignation des hommes, les asseurer et gaigner leur amytié par libéralité.

28 : Celuy qui aultrement se gouverne, ou pour une suspeçon naturelle de tout le monde, ou pour estre mal conseillé, est tousjours contrainct de tenir le cousteau en la main, et ne se peult fyer en ses subjectz, acause aussy qu'ilz ne se peuvent asseurer ny contenter de luy, voyant les continuelles injures qu'il leur faict de jour en jour.

29 : Et est à noter que qui veult faire injure à aultruy, les doibt faire toutes ensemble, affin qu'elles facent moindre l'offense, d'autant que moins et rarement on les gouste : et qui veult faire beaucoup de biens à aultruy les doibt faire peu à peu, affin que mieulx et plus souvent on les puisse savourer.

30 : Ung prince aussy doibt sur toutes choses vivre avec ses subjectz en telle sorte qu'aulcun accident, bon ou mauvais qu'il soit, ne le face varier : pource que si en quelque adversité de guerre, ou conjuration ou aultre mauvais temps la nécessité te surprend il n'est plus heure de faire aucune cruaulté pour s'asseurer, et pareillement si tu veulx user de libéralité, et procedder par amour à bien faire, cela ne te sert de rien à cause que le bien que tu pourroys faire, est estimé faict par contrainte et simulation, tellement que personne ne t'en sçait bon grè.

9. De la principauté civile d'une république. Chapitre IX

1 : Mais pour venir à l'aultre manière qui est quand un tresexcellent citoyen d'une républicque non par voye de cruaulté, ou meschant forfaict, ny par quelconque intolérable violence, mais par la faveur de ses concitoyens vient à estre esleu prince de sa nation. Laquelle dignité se peult appeler une principaulté civile. Je diz que pour y parvenir il n'est pas nécessaire d'avoir totallement ou vertu ou fortune, mais plus tost convient avoir une ruze et subtilité bienheureuse. Et communément on monte à telle principaulté par la faveur du menu peuple, ou par la faveur des grans, qui sont les nobles et plus riches de la ville.

2 : Pource qu'en toutes citez l'on treuve ordinairement ces deux humeurs contraires, qui naissent de ce que le peuple demande, et s'efforce de ne pas estre commandé ny foullé des grans, et les grandz désirent dominer et fouller le populaire. De ces divers instinctz quand ilz sont eschauffez, l'on voit naistre communément en la cité ung des trois estatz, ou principauté, ou vray liberté, ou licence, qui veult dire une effrénée dissolution de peuple.

3 : La principaulté provient ou par le moyen du peuple, ou par le moyen des grandz selon que l'une ou l'autre de ces deux parties trouve l'occasion de le créer à son advantaige. Car quand les grandz voyent ne pouvoir résister à la fureur du populaire, ilz donnent toute la réputation et honneur à ung d'entre eulx, et le font prince pour pouvoir soubz l'umbre dicelluy desgorger et évaporer leur maltalent sur le peuple. Le peuple au contraire donne toute sa faveur à un seul, et voyant ne pouvoir résister aux grandz, le faict prince pour estre deffendu par son authorité.

4 : Celuy qui devient prince par le moyen des grans, a plus de difficulté à se maintenir, que celuy que le peuple eslit, à cause qu'il est constitué au millieu de plusieurs, qui s'estiment pareilz à luy de vertu et mérite. Aumoyen de quoy il ne les peult commander, ny manyer à son plaisir.

5 : Mais celuy qui le devient par la faveur du peuple, se treuve seul puissant entre plusieurs débiles, et n'a entour soy aulcun qui se veuille mesurer à luy, ne désobéyr en aucune sorte.

6 : Davantaige on ne peut bien satisfaire aux grandz sans injurier quelcun, mais il est aisé de contenter le peuple sans faire tort à personne, pource que le but et intention du populaire est plus raisonnable que celle des grandz. Car ceulx cy veullent insolentement fouller le peuple, et le peuple ne demande que n'estre point foullé.

7 : Outre le prince ne se peult jamais asseurer du peuple s'il luy devenoit ennemy, acause qu'ilz sont infiniz, au contraire il est aisé de s'asseurer des grandz acause qu'ilz sont en petit nombre.

8 : Le piz qu'un prince puisse avoir d'un peuple ennemy, est d'estre abandonné de luy, et délaissé sans honneur et authorité, mais si les grandz se formalisoient contre luy, il ne doibt pas tant craindre d'estre abandonné, comme d'estre assailly diceulx pour le faire mourir. Car acause qu'ilz sont plus rusez et cautelleux, ilz gaignent tousjour les devans pour se saulver au tumulte, et cherchent d'acquérir grâce et crédit envers celuy qu'ilz pensent debvoir estre victorieux.

9 : En après le prince est contrainct de vivre avec un mesme peuple continuellement, et ne peult changer ; mais il peult bien changer les grandz, en faire de nouveaux et deffaire tous les jours, oster et donner réputation à qui lui plait.

10 : Et pour mieulx déclarer ceste partie, et comment on s'y doibt gouverner, je diz que l'on doibt considérer les grands en deux manières : ou ilz s'assubjectissent à toy et à ta fortune, ou non.

11 : Ceulx qui s'obligent à toy en tout et partout, s'ilz ne sont tyrans, tu les doibs aymer et honorer.

12 : Ceulx qui ne se veullent assubjectir à ta fortune sont de deux manières : ou ilz le font par lascheté de cueur et crainte naturelle, et alors tu te doibs servir d'eulx et en tirer ce peu de prouffict que tu peux et principalement de ce qui sont de bon conseil. Car en la prospérité tu en es honoré, et en l'adversité tu ne doibz avoir crainte diceulx.

13 : Ou bien ilz ne si veullent obliger, et le font par malice et ambition, et alors tu doibs faire jugement qu'il pensent plus à eulx mesme, qu'à ton prouffit, et de ceulx cy le prince se doibt donner de garde comme d'ennemyz manifestes, pource qu'en l'adversité, ilz tascheront à te destruire.

14 : Partant celuy qui devient prince par la faveur du peuple, doibt maintenir par tous moyens le menu populaire en amytié, ce qui ne luy sera malaisé à faire, veu qu'il ne désire aultre chose, qu'estre maintenu en sa liberté ancienne sans concussion ou foullement.

15 : Mais celuy qui devient prince contre le peuple, à la faveur des grandz, il doibt avant toutes choses gaigner le peuple, en quoy n'y a aulcune difficulté, s'il veut prendre sa protection.

16 : Et à cause que les hommes quand ilz reçoivent du bien de celluy duquel ilz pensoient recepvoir du mal, s'estiment beaucoup plus obligez à leur bienfaiteur, le peuple subject devient plus amy que si par sa faveur, il eust esté conduict à la principaulté.

17 : Quand à gaigner le peuple, le prince le peult faire en plusieurs sortes, desquelles on ne peult donner certaine reigle, pour la variation du subject.

18 : Si ne veulx consumer le temps à les déclairer ny racompter, et conclueray seullement ce point par une briefve sentence, qu'il est nécessaire à un prince d'avoir le peuple en sa faveur, autrement en ses adversitez il ne trouvera personne qui le deffende.

19 : Nabis tyrant des Lacedæmoniens soustient le siège de toute la Græce, et d'un ost trespuissant des Romains, vainqueurs pour lors de tous ses ennemyz, et contre iceulx défendit son estat et sa cité ; pour laquelle chose faire, il ne luy falut aultre moyen que survenant le dangier s'asseurer des grandz, qui estoient bien peu, où s'il eust eu le peuple ennemy, il n'eust sçeu comment s'asseurer et eust esté incontinent troussé.

20 : Or si quelqu'un vouloit répugner à mon opinion par ung commun proverbe que l'on dict : Qui en peuple se fye / Sur la boue ædifie. Il auroit tort, à cause que cela est vray quand un citoyen privé faict fondement sur les promesses de quelque populaire, espérant par son ayde estre delivré de l'oppression de ses ennemyz, ou de la main de justice.

21 : En tel cas à la vérité il se trouveroit souvent descheu de son espérance, comme il advint aux Gracques à Rome, et à messire George Scaly à Florence.

22 : Mais si un prince mect son fondement sur la bienveillance du peuple, qui soit homme de cueur saichant commander, qui ne se trouble soit mesme es adversitez, et ne défaille à faire de sa part les préparatifs nécessaires à sa deffense, entretenant la multitude bien affectionée à soy, il ne se trouvera jamais déceu de s'estre fyé au peuple, et congnoistra les fondemens assis sur luy estre meilleurs que les aultres.

23 : Ces princes cy sont en dangier de ruyner, touttefoys et quantes qu'ilz veulent sauter du gouvernement civil à la puissance absolue,

24 : le dangier naist à cause que communément ilz commandent, ou par eulx mesmes ou per les magistrats : en ce dernier cas leur estat est plus débile, et plus dangereux à maintenir, car ilz sont totallement subjectz à la volunté de ceulx qui sont en office, lesquels peuvent, principallement en temps d'adversité, bien aiseement luy oster son estat, ou en dressant eulx mesmes guerre contre luy, ou en luy nyant obéyssance.

25 : En tel advénement le prince n'est plus à heure de pouvoir prendre la souveraine authorité. A cause que les citoyens subjectz, qui ont acoustumés d'estre commandez des magistratz, venant le trouble entre les grandz et le prince, ne sont aucunement disposez d'obéyr au prince,

26 : lequel se treuve tousjours en telz inconvenientz avoir faulte de gens auquelz il se puisse fyer ; à cause que les promesses qu'on luy faict en temps paisibles, sont vaines et de nulle valeur, lors que les citoyens se sentent avoir besoin de son estat et de l'administration de justice. Car alors chascun court, chascun promect, chascun veult mourir pour luy se voyant loing de la mort. Mais au temps de l'adversité, quand le seigneur a besoing de l'ayde de ses citoyens, il ne s'en treuve que bien peu.

27 : Et l'expérience pour esprouver de telles gens en est périlleuse, d'autant quelle ne se peult faire qu'une foys. Parquoy un prince doibt inventer un moyen par lequel ses citoyens tousjours, et en toute heure, et quoy qu'il advienne ayent besoing de son ayde, lequel aussy sera cause qui luy seront féaulx et obéyssans en tout temps.

10. En quelle manière l'on doibt examiner les forces de toutes les principautez. Chapitre X

1 : Il convient avoir, pour bien examiner la nature de ces principaultéz, une aultre considération. Cestassavoir si ung prince a si grand estat qu'il se puisse deffendre de tout ennemy de soy mesme sans secour daultruy, ou voyrement s'il a tousjours besoing qu'ung aultre le défende.

2 : Pour laquelle différence bien déclairer je dis que ceulx là se peuvent fyer à eulx mesmes, qui peuvent avec suffisante quantité de gensdarmes du pays ou à force de deniers assembler une bonne armée, et faire une journée de bataille contre quelconque ennemy qui les assailliroit.

3 : Et semblablement j'estime que ceulx là ont besoing dautruy, qui ne se peuvent mettre aux champs, ains sont contraictz de se retirer dans les villes et garder les murailles.

4 : Des premiers nous en avons assez longuement discouru, et par cy après en toucherons quelque chose, selon ce qu'il nous viendra à propos.

5 : Des aultres je diz que l'on ne pourroit donner aultre remède, que les conseiller de bien munir et fortifier leurs villes en toutes sortes, et ne tenir pas grand compte du plat pays.

6 : Car quiconque aura une ville bien fortifiée, et se sera bien porté touchant le gouvernement de ses subjectz, qu'il se tienne seur de n'estre assailly, sinon avec grand esgard et difficulté. Pource que les hommes sont tousjours ennemys des entreprinses, où ilz voyent aucune difficulté, certainement l'on ne peult trouver facilité aucune à assaillir ung prince qui ayt sa ville bien forte et bien remparée, et qui soit au demourant bien aymé du peuple.

7 : Les citez d'Allemaigne sont libres au possible, elles ont peu de pays alentour, et obéyssent à l'empereur quand il leur plaist, et ne craignent ny luy ny aucun autre seigneur qui soyt entour d'eux,

8 : et ce acause qu'elles sont fortifiées en telle sorte, que chacun pense la prinse dicelles debvoir estre difficile et fascheuse. Car elles ont toutes leurs murailles et fossez convenables, de l'artillerie à suffisance et tiennent ez magasins et caves publiques à manger, boyre et brusler pour ung an,

9 : et d'abondant pour entretenir le menu peuple nourry, sans l'intérest du publicq, ilz ont tousjours en communaulté assez de bésongne pour ung an, pour les faire travailler ez mestiers, qui sont le nerf et la vye dicelle cité, desquelz le populaire gaigne sa nourriture. Davantaige ilz ont le faict de guerre en honneur, et sur ce ont des ordres biens bons à le maintenir.

10 : Parquoy un prince qui a une forte cité, et ne se face hayr, ne peult estre assailly, et s'il se trouvoit aucun qui le voulsist assaillir, il est certain qu'il se retireroit à son déshonneur, pource que les choses mondaines sont si doubteuses et variables, qu'il est quasi impossible qu'un prince avec ses armées puisse demourer tout un an campé contre ung aultre au siège d'une ville.

11 : Si aucun me réplicquoit que le peuple voyant brusler et gaster le plat pays, où sont ses biens et possessions, n'auroit plus de patience, et que la longueur du siège et sa propre charité luy feroit mectre le prince en oubly, je respondroys qu'ung puissant prince et courageux viendra tousjours au dessus de telles difficultez, une foys en donnant espérance à ses subjectz que ceste tempeste ne sera durable, l'autre en les espoventant de la cruaulté de l'ennemy, ou en chastiant par subtil moyen ceulx qui luy sembleroient trop hardyz à murmurer.

12 : Oulstre ce communément tout ennemy sur sa première arrivée brusle et gaste le pays, où il entre lors que les hommes sont encore chauldz et promptz à défendre leur prince. Au moyen dequoy il se doibt moins deffier d'eulx, à cause que quelques jours après que les cueurs sont refroidiz, les ennemyz ont faict du piz qu'ilz ont peu, le peuple a souffert tous les maulx du monde, et voit bien qu'il n'y a plus de remède.

13 : Dont il advient qu'ilz se joignent d'autant plus à leur prince, et semble qu'il soit en partie obligé à eulx, de ce que leurs maisons ont estés pour luy bruslées, et leurs possessions gastées pour sa deffense. Car la nature des hommes est telle qu'ilz s'obligent autant à aultruy pour les biens et services qui luy font, comme pour ceulx qui reçoivent de luy.

14 : Parquoy si l'on considère bien à tout, il ne sera malaisé à un prudent prince d'entretenir avant et après telz inconvenientz les cueurs des citoyens en amour et fermeté, à supporter le siège des ennemyz pourveu qu'il ayt de quoy vivre et de quoy se deffendre.

11. Des principautez d'Église. Chapitre XI

1 : Il ne reste sur ceste matière qu'à parler des principaultez d'esglise, esquelles il n'y a aucune difficulté sinon celle qui est auparavant qu'on se soyt saisy de la possession dicelles. Elles s'equestent ou par vertu ou par fortune, et toutefoys il est aysé de les maintenir sans toutes deux. Car l'on se soustient en estat par les ordres qui sont de toute ancienneté tenuz en la religion, lesquelz sont de si grande puissance et de telle qualité, qu'ilz tiennent leurs princes en estat, en quelconquz manière qu'ilz veuillent vivre, ou gouverner, sans aucune contradiction.

2 : Entre tous les seigneurs du monde les princes d'esglise tant seullement ont estat et ne le deffendent, ont subiectz et ne les gouvernent,

3 : et les estatz ne leur sont ostez, pource aussy qu'ilz ne sont deffenduz, et les subiectz n'en ont aucune cure, pource qu'ilz ne sont pas eulx gouvernez, et ne pensent jamais à révolter ny à se soubstraire d'eulx.

4 : Tellement qu'il fault juger que se sont les plus heureux et asseurez princes du monde. Laquelle chose advient de ce qu'ilz sont dressez par causes supérieures, ausquelles l'esprit humain ne peult parvenir, mais à cause que Dieu est celuy qui les exalte et maintient en felicité, se seroit office d'homme oultrecuidé et temeraire, d'en vouloir discourir, et n'en parleray aucunement.

5 : Touteffois si quelcun me demande dont il est advenu que l'Église soit parvenue à si grand bien temporel, veu que devant le règne d'Alexandre VI, les potentaz d'Italie, et non seullement ceulx qui se peuvent dire potentatz, mais chasque baron et seigneur bien petit, quant au temporel ne l'estimoit pas beaucoup. Mais à présent ung roy de France le craint bien fort, tellement ung pape seul l'a chassé hors d'Italie, et a peu mettre les Vénitiens en ruyne. Et combien que cela soit assez notoire, si est ce qu'il ne me semble hors de propos de reduyre en mémoire une partie des causes de tel accroissement.

6 : Au paravant que Charles roy de France passast en Italie, toute la province estoit soubz l'empire du pape, des Vénitiens, roy de Naples, duc de Milan et des Florentins.

7 : Ces potentatz icy avoient deux principalles choses à penser, l'une qu'ung estrangier puissant en armes n'entrast en Italie, l'aultre que pas ung d'entre eulx n'occupast l'estat de son compaignon.

8 : Ceulx dont il se falloit plus donner de garde estoient le pape et les Vénitiens, pour reculler les Vénitiens il failloit que tous les autres soient uniz, comme il advint pour deffendre Ferrare et pour tenir le pape bas, ils se servoient des barons de Rome. Lesquelz estant divisez en deux factions et parties, l'une des Ursins, l'aultre des Colonoys, tousjours y avoit quelque cause de scandalle entre eulx, et ayant continuellement l'espée au poing sur les yeux du pape, ténoient le pontificat débile et sans force.

9 : Et jafoit qu'il nacquist quelque pape courageux, comme fut Sixte, touteffoys la fortune ou son sçavoir ne le purent jamais délivrer de ces incommoditez,

10 : dont la briefveté de leur vie en estoit la cause. Pource qu'en dix ans que à tout prendre ung pape vivoit, à grand peine pouvoit il abbatre l'une de ces parties, et si par manière de parler ung pape avoit destruict les Colonnoys, il s'en levoit après luy un autre ennemy aux Ursins, qui les faisoit revenir, et n'estoit jamais assez puissant pour les destruire du tout.

11 : Dont il advenoit que les forces temporelles du pape n'estoient pas fort estimées en Italie.

12 : Depuis se leva pape Alexandre VI lequel sur tous les papes que jamais furent, monstra combien ung pape se pouvoit faire valoir par force des deniers et des armes. Car ayant le duc Valentin son filz pour instrument et conducteur de ses entreprinses, prenant occasion sur la venue des Françoys, feit toutes les choses que j'ay cy dessus discourues en racomptant les gestes du duc Borgia.

13 : Et jafoit que son intention ne fust pas d'agrandir l'Église, mais son filz seullement, touteffoys ce qu'il feit tourna à la grandeur de l'Église, laquelle après sa mort et celle du duc, fut heritière de ses travaulx.

14 : Après luy fut crée pape qui trouva l'Église puissante dame de toute la Romaigne, les barons de Rome destruictz, les factions et partialitez de Rome toutes anéanties, par les continuelles batteries d'Alexandre, et trouva d'abondant la voye faicte de faire deniers qui n'avoit jamais estée usitée auparavant qu'Alexandre la meist en oeuvre.

15 : Lesquelles choses non seullement le pape ensuyvit, mais les augmenta bien fort. Car il se délibéra de conquester Boulogne, repoulser les Vénitiens, et chasser les Françoys hors d'Italie, et vint au dessus de toutes ces entreprinses, et d'autant plus cela redonda à sa grande louenge, qu'il le faisoit en l'intention d'accroistre l'Église et non aucun particulier amy.

16 : Si maintint aussy les parties Oursines et Colonnoyses en l'estat qu'il les trouva.

17 : Entre lesquelles combien que tousjours y aist quelque chef pour faire quelque brouilliz, si est ce qu'ilz se tindrent coy, pour deux causes : l'une pour la puissance de l'Église qui les espoventoit, l'aultre pource qu'ilz n'avoient plus leurs cardinaulx qui sont tousjours la cause et l'embrasement des tumultes entre eulx. Et ne fault penser que ces partialitez soient jamais en paix et tranquillité pendant qu'ilz auront des cardinaux. Car ce sont ceulx qui nourrissent dedans et dehors de Rome les partisans, tellement que les barons sont contraictz de les défendre, et par ainsy toutes les discordes et brouilleries des barons naissent de l'ambition des prélatz.

18 : Puys doncques que la saincteté de pape Léon à présent a trouvé le pontificat trespuissant, tout le monde s'est esmeu en quelque espérance de quelque grand bien, dont chacun espère, que tout ainsy que les autres devant luy l'ont agrandy par armes, il le fera tresgrand et vénérable par la bonté et plusieurs autres grandes vertuz.

12. De toutes les sortes des gens de guerre, et speciallement des soudardz mercennaires. Chapitre XII

1 : Après avoir particulièrement discouru les qualitez de toutes les principautez dont au commencement j'avois proposé de parler, et en partie examiné les causes de leur bien et de leur mal, et monstré les manières que plusieurs ont usé pour les conquester et retenir, il me reste encore à discourir des choses appartenantes aux défenses et offenses daultruy, qui peuvent survenir à chascun desdictz estatz.

2 : Nous avons dict cy dessus qu'il est nécessaire à un prince d'avoir bons fondemens pour establir son estat, aultrement par nécessité il convient qu'il tende à ruyne.

3 : Les principaulx fondemens que tous les estatz vieux et nouveaux ou meslez, doibvent avoir sont les bonnes loys et les bonnes armes, par laquelle diction j'entendz bons hommes de guerre. Et à cause que les bonnes loix ne peuvent estre où il n'y ayt bonnes armes, et où les bonnes armes sont, il est convenable qu'il y ayt bonnes loix, je ne traicteray point des loix et parleray seulement des armes.

4 : Je diz doncq que les gens de guerre, dont ung prince se sert pour la deffense de son estat sont ou proppres à luy, ou estrangiers prins à la soulde, que j'appelle mercennaires, ou auxiliaires, ou meslez.

5 : Les mercennaires et auxiliaires sont inutiles et dangereux pour celluy qui s'en sert, et si quelcun tient son estat fondé sur la foy des estrangiers mercennaires, jamais ne sera asseuré ou ferme en icelluy. Pource qu'ilz ne sont jamais d'accord entre eulx mesmes, et sont ambitieux, desloyaux, sans discipline de guerre, braves entre amyz, lasches entre les ennemys, ilz n'ont ny crainte de Dieu, ny foy envers les hommes, tellement que tu ne peulx différer d'estre ruyné sinon d'autant que tu demoures à estre assailly d'ailleurs. Dont tu te treuves en temps de paix estre déstroussé par eulx, en temps de guerre par tes ennemyz.

6 : La cause de cecy est, qu'ilz n'ont autre amour ny autre cause qui les retienne en camp, sinon une petite soulde qui n'est pas suffisante à les induyre qu'ilz veuillent mourir pour toy ;

7 : ilz sont bien contents d'estre à tes gaiges pendant que tu ne feras la guerre, mais icelle venue, ou il faille jouer des cousteaux, ilz se délibèrent tousjours ou de fuyr, ou de t'abandonner.

8 : Pour laquelle chose prouver et faire clairement apparoistre, ne me fault grandement efforcer : pource que la ruyne d'Italie n'est proceddée d'ailleurs que de s'estre jectée par plusieurs années sur les armes mercennaires.

9 : Bien est vray que telles gens feirent jadiz quelque beaux faict d'armes à la faveur de quelcun, et sembloit à les veoir qu'ilz fussent hardiz et de grand valeur, mais quand se vint à donner sus aux ennemyz, ilz monstrèrent bien que ce n'estoit rien qui vaille. Au moyen dequoy, il fut loysible à Charles roy de France de prendre toute l'Italie et la saccager entièrement. Et ceulx qui disoient en criant que c'estoient nos péchez qui en estoient la cause, disoient bien la vérité, mais ilz estoient abusez en la qualité des péchez. Car c'estoient ceulx que j'ay cy dessus racomptez, et non pas ceulx qu'ilz pensoient et pource que cela advenoit par la faulte et ignorance des princes, ilz en ont aussy souffert condigne recompense.

10 : Je vueil encores plus clairement démonstrer la malheurté de ces armes mercennaires par ce qui s'ensuit. Les capitaines mercennaires ou ilz sont hommes excellens au faict de guerre, ou ilz ne le sont pas. S'ilz le sont, c'est follye à toi de te fyer en eulx. Car ilz aspireront tousjours à s'enrichir et remonter eulx mesmes, ou en opprimant toy mesme qui est leur maistre, ou en combattant quelque aultre hors de ton intention. Mais si le capitaine n'est vertueux, ordinairement il perd les batailles, et par cela te mect en ruyne.

11 : Si aucun me mectoit en avant que l'on ne peult éviter ce dangier, acause que tout homme qui aura la charge de telles gens entre les mains fera le semblable, ou mercennaire, ou autre qu'il soit, je luy respondroys que personne ne se doibt mesler de faire mestier des armes, si ce n'est ung prince ou une républicque : le prince y doibt aller en personne, et faire luy mesme l'office de capitaine. Les républicques y doibvent envoyer pour capitaines en chef leurs citoyens, et s'ilz s'y portoient mal, y en envoyer dautres ; s'ilz s'y portoient honnestement, leur faire faire le debvoir, et les contraindre par les loys du pays à n'entreprendre rien oultre ce qu'il leur seroit commandé.

12 : L'on a veu par expérience qu'il n'y a eu que les princes, qui d'eulx mesmes se sont mys à la guerre, et les républicques armées, qui ayent faict grandz gestes, et que les mercennaires ne font jamais que dommage, mesme qu'à plus grande difficulté, une républicque armée d'armes propres vient à l'obéyssance d'ung sien citoyen, qui se vueille saisir de la seigneurie, qu'une qui est armée de gens estrangiers.

13 : Les républicques de Rome et Sparte demourèrent libres par plusieurs siècles, pource qu'elles entretenoyent la discipline militaire. Les Souysses aussy sont armez, et à ceste cause sont libres au possible.

14 : Du malheur des armes mercennaires nous avons pour exemple les Carthaginoys, qui furent presque defaictz et oppressez par les souldards mercennaires, après la première guerre contre les Romains, combien que les capitaines fussent de leur propre cité.

15 : Philippe de Macedoyne après la mort de Épaminondas fut par les Thébains esleu capitaine de leur armée, et après la victoire leur osta la liberté.

16 : Les Milanoys après la mort du duc Philippe souldoyèrent Françoys Sforce contre les Vénitiens, lequel après avoir vaincu les ennemyz à Caravage se joignit avec eulx pour opprimer les Milanoys qu'il servoit.

17 : Sforce son père estant à la soulde de la royne Jehanne de Naples, la laissa soubdainement sans armée, dont elle fut contraincte, pour ne perdre le royaume, de se mectre à la miséricorde du roy d'Arragon.

18 : Et jafoit que les Vénitiens et les Florentins par cy devant ayent augmenté leur estat par telles armes, et que leurs capitaines ne se soient pourtant saisiz de la principaulté, à cela je respondz que les Florentins en ce cas ont esté plus heureux que saiges, et que la fortune leur a porté grande faveur. Pource que des vertueux capitaines dont ilz se pouvoient doubter, les ungs ne gaignoient point les batailles, les aultres avoient des oppositions, les aultres tournoyent ailleurs leur ambition, et convoitise de dominer.

19 : Celluy qui en combattant ne gaigna point la bataille pour les Florentins, fut un Jehan Aigu l'angloys, duquel la foy pour n'avoir point vaincu ne pouvoit estre congneue, si est ce que l'on ne peult nyer que s'il eust vaincu, les Florentins eussent esté contrainctz de demourer à sa discrétion.

20 : Sforce eut tousjours les Brassesques contre luy, tellement qu'ilz s'empeschoient l'un l'autre.

21 : Mais Françoys, son fils tourna son ambition sur la Lombardie, et Braccio contre l'Eglise, et le royaume de Naples.

22 : Venons à ce qui est advenu de naguères les Florentins prindrent pour capitaine ung Paulo Vitelly homme tresprudent, et qui de privée fortune par sa vertu avoit acquis grande réputation en faict de guerre. Si cestuy cy eust prins Pise, les Florentins eussent estés contrainctz de faire ce qu'il eust voulu, et ce pour cause qu'il se pouvoit mectre aux gaiges des Pisans, laquelle chose s'il eust faicte ilz estoient troussez, ou en demourant avec eulx les forcer de le faire prince.

23 : Et quand aux Vénitiens si l'on considère bien leur manière de procéder, l'on verra qu'ilz ont tousjours usé de grande vertu et saigesse, pendant qu'ilz ne se servoient que d'eulx mesmes à la guerre, qui fut avant qu'ilz entreprinsent sur terre ferme, et trouvera qu'avec leurs gentilz hommes et le populaire armé ilz se portèrent vertueusement par la mer. Mais depuis qu'ilz commencèrent à combattre par terre, leur première vertu fut anéantye, dont ilz suivirent le train des coustumes d'Italie.

24 : Bien est vray que sur leurs premiers acquestz en terre ferme, pour n'y estre séjournez longuement, et pour la grande réputation que dès longtemps ilz avoient acquise, ilz n'avoient point d'occasion de craindre leurs capitaines,

25 : mais quand ilz se commencèrent à estendre et amplyer en dommaine, qui fut soubz le Carmagnole leur Capitaine, ilz receurent ung évident guerdon de leur téméraire entreprinse. Car le voyant homme tresvertuex, et après que par sa conduicte ilz eurent battu le duc de Milan, et dautrepart coingnoissant qu'il alloit froidement à la guerre, ilz jugèrent qu'ilz ne gaigneroient plus rien avec luy. Parquoy ilz ne se pouvoient se deffaire de luy, et pareillement n'osoient luy donner congé, pour ne perdre ce que par luy ilz avoient conquesté tellement que pour s'en asseurer ilz le feirent mourir.

26 : Depuys leurs capitaines ont esté Barthélémy de Bergame, Robert de Sainct Séverin, comte de Pétillan, et autres, soubz la charge desquelz ilz ne debvoient pas tant craindre l'ambition diceulx, que leur propre perte en bataille, comme après il advint à Vayla où en une seule journée ilz perdirent tout ce que par grandz travaulx et grandz fraiz en DCCC ans ilz avoient conquesté. Car à la vérité de telles gens mercennaires s'il y a des acquestz, ilz sont longs et débiles, et s'il y a perte elle est soubdaine et incomparable.

27 : Et puys que par ces exemples je suis venu à parler d'Italie, laquelle par plusieurs années s'est gouvernée par mercennaires, j'en veulx parler plus au long, et commencer de plus haut la raison de leur procédure, à celle fin qu'en ayant congneu l'origine on les puisse plus aiseement corriger.

28 : Vous debvez entendre que depuis que l'empire dernièrement a esté rebouté hors d'Italie, et que le pape a commencé à prendre authorité temporelle, l'Italie se divisa en plusieurs estatz : car plusieurs grosses citez prindrent les armes alencontre de leurs seigneurs, qui soubz la faveur de l'empereur les tenoyent oppressées, et aussy l'Église leur aydoit pour prendre plus grande authorité au temporel. Et de plusieurs autres citez les citoyens mesmes se feirent seigneurs.

29 : Au moyen dequoy, estant l'Italie reduicte soubz la puissance de l'Eglise, et de peu de républicques, et de ceulx cy les ungs estoient prestres, les autres citoyens non accoustumez aux armes, par nécessité ilz se ruèrent sur les armes mercennaires, et soubdoyèrent des estrangiers.

30 : Le premier qui donna réputation à ses armes mercennaires, fut ung Alberic de Conio romagnol, de la discipline duquel sont descenduz Braccio et Sforce, qui furent en leur temps les plus grandz capitaines et quasi les arbitres d'Italie.

31 : Après ceulx cy sont venuz les aultres qui ont jusques à nostre temps gouverné les armes d'Italie, la vertu desquelz luy a esté si peu duysante et proufitable qu'elle a esté courue par Charles, saccagée par Loys, forcée par Ferrand, et déshonorée par les Souysses.

32 : L'ordre que ces gentilz capitaines tenoient estoit tel, que pour faire valloir leur marchandise, ilz ostèrent le crédit aux gens de pied du premier sault. La cause de cela est pource qu'ilz estoient sans estat, et sur la poincte de leur industrie, et pour cela les gens de pied en petit nombre ne leur donnoient aucun crédit, dautrepart à en prendre grand nombre, ilz ne les pouvoient nourrir ; au moyen dequoy ilz se reduysirent aux chevaulx où avec un nombre supportable ilz estoient nourryz honorablement. Et qui plus est en une armée de vingt mil hommes, l'on n'eust pas trouvé deux mil hommes de pied.

33 : Oultre plus, pour faire toutes choses sans grand travail des souldards, et sans aucune crainte de mort, ez batailles ilz ne s'entretuoyent point, mais seullement se prenaient prisonniers et sans rançon, de nuict ilz ne faisoient point de batterie aux villes, ceulx des villes pareillement ne tiroient point aux tendes, entour leur camp ilz ne faisoient ny lice ny fossay, et ne campoient jamais en temps d'hyver.

34 : Lesquelles choses estoient toutes accordées entre eulx en leurs ordres militaires, et furent par eulx articulées pour éviter, comme dict est, la peine et les dangiers de la guerre tellement qu'ilz ont rendu l'Italie esclave et déshonorée.

13. Des gensdarmes auxiliares, meslez et propres. Chapitre XIII

1 : Les armes auxiliaires, que cy dessus j'ai dict estre aussy inutiles, sont quand tu requiers secours à ung seigneur puissant, affin qu'avec ses gens de guerre il te viegne ayder et défendre, comme de naguères a faict le pape, lequel après avoir congneu par expérience l'inutilité des gens mercennaires à l'entreprinse de Ferrare, se jecta sur ses auxiliaires et feit convention avec Ferrand roy d'Hespaigne, affin qu'il luy donnast secours.

2 : Telz souldardz peuvent estre prouffitables à eulx mesmes, mais à celluy qui les faict venir ilz sont tousjours dommageables. Car en perdant une bataille il est destruict, et en gaignant il demoure leur prisonnier.

3 : Et combien que de telz exemples les anciennes hystoires soient pleines, touteffoys je me veulx tenir à l'exemple de pape Jules qui est encore bien fraiz. Lequel ne sçeut prendre party plus inconsideré, que cestuy cy, quand pour convoitise de prendre Ferrare, il se meit entièrement entre les mains d'ung estrangier.

4 : Mais sa bonne fortune remédiant à sa folye feit naistre ung tiers accident, qui luy fut prouffitable, à celle fin qu'il ne receut condigne recompense de sa maulvaise élection. Car quand ses auxiliaires furent defaictz à Ravenne, les Souysses y survindrent qui chassèrent soubdainement les vainqueurs contre son espérance et contre l'opinion d'ung chascun, tellement que par tel accident il ne fut prisonnier des ennemyz, qui furent chassez, ny des auxiliaires aussy qui n'avoient pas vaincu : tellement qu'il fut victorieux par autres gens que par eulx.

5 : Les florentins aussy estant totallement désarmez feirent venir pour eulx dix mille Françoys à Pise pour la prendre, pour laquelle follye ilz tumbèrent en plus grand dangier de perdre leur estat que jamais auparavant ilz n'avoient esté.

6 : L'empereur de Constantinople voulant combattre ses voisins, meit en Græce dix mille Turcz, lesquelz après la guerre finie, ne s'en voulurent départir : qui fut la première cause de faire la Græce esclave aux infidelles.

7 : Celluy doncques qui a envie de ne vaincre jamais, qu'il se serve de telles gens. Car ilz sont beaucoup plus dangereux que les mercennaires,

8 : pource qu'en iceulx la ruyne est toute preste : ilz sont uniz, tous enclins et tournez à l'obéissance daultruy. Mais aux mercennaires pour t'opprimer après la victoire il est besoing d'avoir plus de temps et plus grande occasion, pour raison qu'ilz ne sont pas tout ung corps, et qu'ilz sont trouvez et payez par toy tellement que un tiers que tu face chef, ne peult soubdainement acquérir envers eulx si grande authorité qu'il te puysse nuyre.

9 : En somme je concluz que es mercennaires il y a plus grand dangier pour leur grande lascheté, ez auxiliaires pour leur vertu.

10 : Parquoy ung saige prince doibt tousjours fuyr l'usage de telles armes et se fonder sur les propres, et plustost se contenter de perdre avec les siens, que gaigner avec ceulx daultruy.

11 : Si allégueray sur ce point César Borgia et ses gestes, et n'auray jamais honte de le mectre en avant. Ce Duc entra en Romaigne avec les auxiliaires qui estoient tous Françoys et avec eulx print Imola. Mais acause qu'il sçavoit que telles gens ne sont jamais fidèles, il se meit à prendre les mercennaires, jugeant qu'en iceulx il y eust moins de dangier, et souldoya les Ursins et les Vitelles et au manier les trouvant desloyaux, variables et périlleux, les cassa, et print ses propres souldardz.

12 : Or l'on peult veoir aiseement quelle différence il y a des ungs aux aultres, si l'on considère quelle différence il y eut de la réputation et puissance du Duc, quand il tenoit les Françoys, ou les Ursins et Vitelles, à quand il faisoit la guerre avec ses propres souldardz, se fyant à soi mesmes, et l'on trouvera qu'elle fut tousjours augumentée. Car il ne fut oncq bien redoubté sinon après que tout le monde le veid paisible possesseur de ses armes.

13 : Je disoys cy dessus que ne me départiroys des exemples d'Italie, touttefoys je ne veulx obmettre Hyéron Syracusain qui a esté cy dessus mentionné.

14 : Cestuy cy comme dict est, estant chef des armes Syracusaines, cogneut du premier coup la gensdarmerie mercennaire estre inutile à cause que leurs Capitaines estoient comme sont aujourdhuy les nostres d'Italie. Si congneut aussy qu'il ne les pouvoit honnestement casser, ny seurement tenir, tellement qu'il trouva que c'estoy le meilleur de les mectre tous en pièces, comme il feit, et depuis feit une nouvelle armée de ses gens, sans se servir des armes daultruy.

15 : Il y a une figure au vieil testament, qui sert à mon jugement à ce propos.

16 : Quand David se vint offrir à Saul d'aller combattre Goliath Philistin provocateur en bataille de seul à seul, Saul pour luy faire couraige l'arma de son harnoys : lequel David, après l'avoir essayé sur son doz, refusa tout à plat, allégant qu'il n'estoit pas là dedans à son aise et delivré de sa personne, et qu'il ne vouloit que son cousteau et sa fronde.

17 : Somme toute les armes daultruy te cheoient des espaules, ou te foullent, ou t'estraignent.

18 : Charles VII père de Loys XI, roy de France, ayant par sa vertu et fortune, delivré la France des Angloys, congneut qu'il estoit nécessaire d'avoir des gens de guerre de son pays propre, et à ceste cause ordonna en son royaulme les ordonnances des hommes d'armes, et de gens de pied.

19 : Depuis le roy Loys son filz, cassa l'ordonnance de gens de pied, et au lieu diceulx commença à souldoyer les Souysses, laquelle faulte suyvye par les aultres roys, est cause, comme l'on veoit de faict, que ledict royaulme est subiect à plusieurs dangiers

20 : Car en donnant grand vogue aux Souysses, ilz ont totallement osté le credit aux armes propres, n'ayant point de fanterie de leur royaulme, et ont tellement asservy leurs hommes d'armes aux gens de pied estrangiers, que pour estre accoustumez à combattre avec les Souysses, ilz pensent ne pouvoir gaigner une bataille sans eulx.

21 : Voylà aussy d'où il advient que les Françoys ordinairement ne sont assez fortz contre les Souysses, et sans les Souysses aussy ne sont rien qui vaille contres les aultres.

22 : Les armées doncq des Francoys ont esté meslées, partie des mercennaires, partie des propres. Lesquelles ensemble sont beaucoup meilleures que les mercennaires ou auxiliaires, et beaucoup moindre que les propres :

23 : et sur ce n'allégueray aultre exemple que le susdict. Car à la vérité le royaulme de France seroit insupérable, si les ordonnances de Charles eussent esté gardées comme il falloit, mais l'imprudence des hommes commence souvent une chose, laquelle pour avoir quelque odeur de bien en soy, ne manifeste point le venin dessoubz caché, comme cy dessus j'ay dict des fiebvres éthiques.

24 : Et ung prince qui ne s'apperçoit du mal sinon quand il apparoit n'est pas vraiment saige, et à la verité ceste grâce est donnée à bien peu de gens.

25 : Davantaige si l'on considère d'où est procédée la première ruyne de l'empire romain, on trouvera que ce fut dès le premier souldoyement des Goths. Pource qu'alors on commenca à énerver et affoiblir les forces de l'empire Romain et toute la vertu qui en leur deffalloit se augmentoit aux estrangiers.

26 : Dont je concludz qu'il n'y a principauté asseurée sans avoir des gens de son pays, ains est totallement subjecte à la fortune, n'ayant aucune vertu qui la défende en temps d'adversité. Car l'opinion des saiges a tousjours esté telle qu'il n'y a rien si débile que la renommée de grande puissance non fondée sur forces propres.

27 : Les armes propres sont les gens de guerres qu'ung prince choisist de se subjects, ou de ses citoyens ou de ceulx qu'il a nourryz, tous aultres souldards sont mercennaires ou auxiliaires. Et quand à la manière de créer une armée propre elle seroit aysée à trouver si l'on discouroit les ordonnances cy dessus par moy touchées et si l'on se mectoit en imitation des ordres que Philippe père d'Alexandre le Grand, et plusieurs aultres Républiques et princes ont inventé pour s'armer, ausquelz totallement je me refère.

14. Du debvoir et office d'un prince touchant le faict de la guerre. Chapitre XIV

1 : Pour raison de tout ce que dessus il est manifeste qu'ung prince ne doibt avoir aultre obiect, ny autre pensée ou fin, ni prendre aucune chose pour son art et possession que la guerre, et les ordres et dicipline dicelle. Car c'est proprement le mestier de celuy qui veult commander, lequel est de telle vertu et puissance, que non seulement il maintient en estat ceulx qui dès leur naissance sont princes, mais bien souvent faict monter à celle dignité ceulx qui sont de basse condition.

2 : Et l'on veoit communément que si ung prince pense plus à ses plaisirs qu'aux armes, il pert en un instant son estat. Et la première cause de la perte, ne consiste sinon au desprisement de l'art de la guerre, comme aussy la cause des conquestes, est faire profession dicelle.

3 : Francois Sforce pour raison qu'il estoit armé, d'homme privé se feict duc de Milan, et au contraire ses filz pour éviter les peines et fascheries de la guerre, de ducz sont devenuz pauvres et sans estat.

4 : Car oultre les aultres incommoditez et encombres que l'estre desarmé meine avec soy, cela rend homme vile et desprisé, qui est ung des plus grandz diffames, qu'ung Prince puisse encourir, et dont il se doibt bien garder comme cy après nous dirons.

5 : Car d'un armé à un desarmé il n'y a aucune proportion, et n'est raisonnable qu'ung homme desarmé obéisse de son bon gré à ung desarmé et qu'ung homme desarmé soit asseuré entre les serviteurs armez. Car il y a en l'un du desdaing, en l'autre de la souspeçon et de la crainte, tellement qu'il n'est possible qu'ilz se supportent l'un l'autre.

6 : Et pour ceste cause ung prince qui ne s'entend du faict de guerre oultre les aultres malheurtez qui lui adviennent, ne peult estre honoré ny prisé ny fidèlement servy de ses souldardz.

7 : Parquoy il ne doibt jamais penser en autre chose qu'à l'exercice de guerre, mesme en temps de paix, il s'y doibt plus exerciter qu'à la guerre. Laquelle chose il peult faire en deux sortes, l'une par oeuvres l'aultre par exercice de l'entendement.

8 : Et quand aux oeuvres oultres les bons ordres et exercices, esquelz il doibt tenir ses gens occupez, il se doibt adonner aux chasses, et par tel exercice accoustumer son corps à endurer les malaises, et en partie aprendre la nature des pays, et congnoistre la haulteur, le saillir des montaignes, l'emboucher des vallées, l'estendue des pleines, et entendre la nature des fleuves et maraiz, et à la congnoissance de toutes ces choses user grande diligence.

9 : La science de ces choses est prouffitable en deux sortes : car premièrement l'on apprend à congnoistre son pays et à mieulx entendre les défenses et lieux fortz dicelluy, et en après par le moyen de telle congnoissance et pratique des situations, l'on peult aiseement comprendre la nature d'un aultre, sur lequel il faille penser. Pource que les coupletz des montaignes, les vallées, pleines, fleuves et maraiz qui sont par manière de parler en Toscane, ont avec ceulx des aultres pays une certaine ressemblance, tellement que par la congnoissance d'un pays, on peult facillement venir à la congnoissance d'ung autre.

10 : Et ung prince qui n'a ceste expérience des pays, est privé de la première vertu qui doibt avoir un capitaine. Laquelle luy enseigne trouver l'ennemy, prendre logis, conduyre les armées, ordonner une journée de bataille, assiéger les villes à son advantage.

11 : Philopæmènes prince des Achées, comme les autheurs en le louant l'escripvent, en temps de paix ne pensoit jamais sinon aux tours de la guerre, et estant parmy les champs avec ses amyz s'arrestoit souvent et dévisoit avec eulx disant :

12 : « Si nos ennemyz estoient sur celle montaigne, et nous icy avec nos armées, qui auroit du meilleur ? Comment les pourroit on assaillir en gardant l'ordonnance ? S'il nous falloit retirer, comment le fauldroit -il faire ? Et si noz ennemyz se retiroient, comment les fauldroit-il suyvre ? ».

13 : Et par telz deviz leur proposoit en cheminant tous les accidentz qui peuvent survenir à une armée, il entendoit leur opinion, il exposoit la sienne et par raisons la confermoit, tellement qu'en ayant continué longuement semblables pensées, il ne pouvoit estre surpris d'aucun accident en guydant son armée auquel il n'eust appareillé le remède.

14 : Et quand à l'exercice de l'esprit le prince doibt lire beaucoup d'hystoires, et en icelles discourir sur les gestes des hommes excellentz, veoir comment il se sont gouvernez es guerres, et examiner les causes des victoires ou pertes, pour pouvoir fuyr les ungs et imiter les autres. Et sur toutes choses entreprendre de suyvre la vie de quelque homme excellent, qui ait esté en grande réputation et louenge par tout le monde, et en tenir sur soy les faictz et gestes : comme l'on dict qu'Alexandre le Grand ensuyvoit Achille, et César Alexandre, et Scypion Cyrus.

15 : Et quiconque lit la vie de Cyrus escripte par Xénophon, il recongnoit après facilement en la vie de Scipion combien celle imitation luy soit venue à gloire, et comment en chasteté, humanité, doulceur et libéralité Scipion se conformoit aux choses qui de Cyrus avoient esté par Xénophon escriptes.

16 : Voylà les manières de faire que un prince sage doibt garder, et jamais en temps de paix ne demourer oysif, mais par son industrie en faire son principal, pour s'en pouvoir ayder es adversitez ; à celle fin que quand la fortune se change, il se trouve tout prest et garny de deffense pour résister à ses assaultz.

15. Par quelles oeuvres les hommes et sur tous les princes sont loüez ou diffamez. Chapitre XV

1 : Il nous reste à considérer les manières de faire et gouvernements que doibt user ung prince envers ses subjectz et amyz.

2 : Et acause que je sçay que plusieurs en ont escript, je me doubte de n'estre reputé temeraire, si après tant d'autheurs je me mect à escripre, veu mesme qu'en mes disputations de ceste matière, je suys différent de l'institution des aultres.

3 : Touteffoys puis que mon intention est d'escripre quelque chose qui soyt prouffitable aux lecteurs, il m'a semblé plus convenable d'ensuyvre l'effectuelle vérité de la matière que l'imagination dicelle.

4 : Car plusieurs ont imaginé des républiques et principaultez qui jamais au vray n'ont esté vues ny congneues.

5 : Pource qu'il y a si grand différence entre la manière comme l'on vit, et celle comme l'on debvroit vivre, que si aulcun laisse ce qui se faict, pour suyvre ce qui se debvroit faire, suyt plustost sa ruyne que sa conservation. Car celluy qui totallement veult faire profession d'homme de bien, ruyne incontinent entre tant daultres qui sont meschans.

6 : Parquoy convient qu'ung prince, s'il se veult maintenir en estat, apreigne à estre bon et maulvais, et user de l'ung et de l'autre selon ce que la nécessité le requiert.

7 : Laissant donc aux aultres les choses appartenantes à ung prince qui sont imaginées, et discourant celles qui sont vrayes, je diz que tous les hommes, et principallement les princes, pour estre constituez en lieu plus éminent, sont notez de ces qualitez qui leur apportent louenge ou blasme.

8 : C'est qu'aucun est estimé liberal, aucun chiche, qui vault autant que misère en langue Toscane, et la différence entre l'avare et le chiche est que l'avare signifie aussy celluy qui désire d'acquérir par rapine, misère ou chiche qui se garde trop de despendre son bien. Aucun est estimé grand donneur, ou pilleur, l'ung cruel l'autre pitoyable,

9 : aucun est estimé rompeur de foy, aucun loyal, l'ung efféminé et lasche, l'autre fier et hardy, l'ung humain, l'autre haultain, l'ung lascif, l'autre chaste, l'ung entier, l'autre fin, l'ung dur, l'autre facile, l'ung grave et constant, l'autre légier et variable, l'ung religieux, l'autre infidèle et semblables.

10 : Je sçay bien que c'est le meilleur et ce que le monde désire plus que de trouver ung prince qui ait les bonnes qualitez susdictes,

11 : touteffoys pource qu'il est impossible de les avoir toutes, ny de les observer à cause que les conditions de la fragilité humaine ne le permectent, il convient que le prince soit si prudent qu'il sache fuyr le diffame seulement de ces vices, qui luy feroient perdre l'estat, et touteffoys qu'il tasche de tout son pouvoir d'éviter les aultres qui seroient de moindre importance, mais si son naturel ne se pouvoit adonner à se garentir de tous péchez, qu'il passe oultre et n'en tienne pas aultrement grand compte.

12 : Et davantaige fault qu'il ne craigne point d'encourir le blasme de quelques vices sans lesquelz il ne puisse bonnement saulver son estat. Car si l'on regarde de bien près aux affaires mondains l'on trouvera quelques vertuz si très inutiles à ung prince, que s'il se mectoit à les faire, elles seroient indubitablement cause de sa ruyne, et pareillement quelques vices si nécessaires qu'en les suyvant il mectroit aiseement paix, seureté, bon heur et tranquilité en son estat.

16. De libéralité & avarice. Chapitre XVI

1 : Pour déclairer donc au menu le bien et le mal de toutes les meurs et qualités des hommes, que cy dessus ont esté touchées, je diz, en commencant à la première, qu'il seroit bien bon d'estre estimé liberale,

2 : touteffoys il faut bien noter que telle libéralité le plus souvent tourne à nuysance au prince, si pour user dicelle il se faict craindre ou malvouloir du peuple. Car la libéralité bien usée, comme à la vérité il en fault user, n'est jamais grandement congneue en ung prince : à cause que plusieurs s'en sentiront à la longue et le blasme d'avarice ou de chicheté ne tumbera sur luy. Mais pour maintenir le nom de libéral entre les hommes il convient monstrer toute qualité de magnificence tellement qu'en telles oeuvres, qui doibvent estre estimées grandes et magnificques, ung prince employra tout le revenu de son estat.

3 : Lequel consumé, pour entretenir ce fumeux tiltre de libéral, il sera contraint de fouller extraordinairement le bon homme par tailles, empruns, et confisquations rigoureuses, et par tous aultres moyens que l'on peult imaginer pour faire deniers. Dont il commencera à estre en partie hay du peuple, pour sa tyrannie, et en partie desprisé, pour sa pauvreté ;

4 : en sorte que pour avoir par telle libéralité offensé plusieurs et recompensé bien peu, il s'en trouvera mal, et tumbera en dangier de ruyner sur la première nécessité ou adversité qui lui adviegne.

5 : Parquoy ung prince qui voit ne pouvoir user de la vertu de la libéralité, sans son évident dommage, en sorte qu'elle soit congneue et magnifiée, s'il veult saigement se gouverner ne se doibt pas beaucoup se soucyer d'estre estimé chiche, pource qu'avec le temps il sera trouvé en effect libéral plus qu'il ne monstre, si le monde commence à congnoistre que par sa grande espargne, il se contente de ses rentes à s'entretenir, et a de quoy se défendre contre ses ennemyz et de quoy fournir à toutes ses entreprinses, sans fouller son peuple.

6 : Tellement qu'on le jugera humain et libéral envers ceux qu'il ne pille, qui sont infiniz, et sera tenu chiche de ceulx ausquelz il ne donne qui sont en petit nombre.

7 : En nostre temps nous n'avons veu faire grandes entreprinses sinon à ceulx que le monde blasmoit comme chiches, et ruyner ceulx que l'on estimoit libéraux.

8 : Pape Jule II quand il eust assez bien faict son prouffict du nom de libéral et magnificque, pour parvenir à la papaulté, ne le voulut en après maintenir, et tourna la chanse faisant du chiche et scarse, pour avoir de quoy faire la guerre

9 : au roy de France. Et à la vérité c'est grand merveille comment il a sçeu maintenir la guerre si longuement sans mectre une taille extraordinaire sur les peuples, mais sa longue espargne et bon ordre à filer menu, fournissoit aux despenses extraordinaires.

10 : Le roy d'Hespaigne, qui est à présent, jamais ne fust venu au dessus de tant d'entreprinses, s'il eust voulu estre estimé libéral et somptueux.

11 : Partant ung prince doibt tenir de peu de compte si l'on l'estime chiche ou avare, à celle fin qu'il n'aye occasion de désrober ses subjectz, et se puisse soustenir des ses rentes, et ne devienne pauvre et vil, et soit contrainct de devenire tyrant. Car à la vérité, chicheté est ung petit vice, et qui ne luy donne ne luy oste l'estat.

12 : L'on me pourroit alléguer au contraire que César par sa grande libéralité parvint à l'empire, et que plusieurs autres pour avoir esté de faict et de nom libéraux, ont acquis tresgrandz estatz.

13 : Aquoy je respondz, qu'à ceulx qui sont princes faictz, et en possession de leur estat ceste libéralité est dommageable, mais à ceulx qui sont en voye pour le devenir et se veulent faire grandz, il est nécessaire d'estre estimez libéraux, pour mieulx acquérir la faveur des hommes. Or est il vray que César vouloit en toutes sortes se faire empereur de Rome, et pour ceste cause il estoit libéral, mais si après qu'il se fut saisy de l'empire il n'eust modéré ces grandez somptuositez, et qu'il eust survécu, certainement il eust consumé et destruict toute la puissance de son estat.

14 : L'on pourroit encore réplicquer que plusieurs estant princes, ont faict merveilles avec leurs armées, seulement pource qu'ilz estoient estimez libéraux, et par cela inférer que la libéralité soit prouffitable.

15 : Ceste question se peult souldre ansy : que le prince doibt estre chiche à despendre du sien et des biens de ses subjects, mais à despendre et donner les biens des ennemyz, il doibt estre libéral et magnificque.

16 : Car le prince qui marche par pays avec son ost et s'entretient de proyes, tailles, rançons, saccagements et aultres droictz de guerre, manye le bien daultruy et se doibt faire aymer et priser des souldardz par magnificence pour avoir la suyte diceulx.

17 : Et comme l'on dict en commung proverbe, du cuyr daultruy large courroye, la despense du bien daultruy donne plus de réputation au prince et luy augmente la puissance, comme il advint à Cyrus, César et Alexandre, mais la despense du bien propre est dommageable.

18 : Car il n'y a au monde chose qui se consume plus de soy mesme que la libéralité, et d'autant plus qu'ung homme en use, d'autant plus en luy se diminue la puissance d'en pouvoir user, et devient ou pauvre, ou vil et meschaincque, ou bien, pensant fuyr la pauvreté devient pillart et tyrant, et conséquemment hay du peuple.

19 : Sur toutes les choses du monde ung prince se doibt garder de la malveillance et de la désestimation du peuple, ausquelles deux malheuretez la libéralité seule le conduict.

20 : Parquoy c'est bien plus saigement faict de se laisser appeler chiche qui engendre un petit diffame sans hayne du peuple, que pour convoitise d'estre estimé libéral devenir pillard et cruel, qui engendre diffame de tyrannie conjoincte avec la hayne et malveillance du peuple.

17. De la cruauté & clémence, et s'il vault mieux avoir l'amour que la crainte de ses subiectz. Chapitre XVII

1 : Il est certain et hors de contention, que tous les princes doibvent désirer la louenge de pitié et clémence, plustost que le blasme de cruaulté. Touteffoys l'on doibt bien prendre garde que celle clémence ne soit mal usée, et qu'elle ne cedonde à plus grand diffame.

2 : César Borgia estoit estimé cruel, touteffoys l'on a congneu par expérience que sa rigorosité, qui estoit appelée cruaulté, avoit esté la principalle cause de pacifier et réünir la Romaigne, et de la reduyre en paix et obéyssance.

3 : Laquelle chose bien considerée fera juger à ung chacun qu'il fut beaucoup plus pitoyable et humain en effect, que le peuple florentin, lequel pour estre estimé pitoyable en fumee, et n'encourir le blasme de cruaulté, laissa mettre Pistoye en ruyne et désolation.

4 : Ung prince donc ne se doibt pas grandement soucyer de ceste vaine gloire de pitié, ny d'estre pour peu de temps diffamé pour cruel, affin que par sa sévérité il tienne ses subjectz en union et obéyssance, pource que par le chastiement de peu, faict avec quelque griefve punition, on le verra estre en effect plus pitoyable, que ceux qui par trop grande pitié envers les maulvais, laissent naistre les séditions et désastres dont les occisions, ravissementz, pilleries, et larcins proviennent. Entre lesquelles choses il y a bien grande différence, pource que ces choses icy ont accoustumé d'offenser et endommager toute la communauté, mais les exécutions provenantes du prince ne touchent jamais qu'ung homme particulier.

5 : Or est il ainsy qu'à tous princes il est difficile, mais au nouveau prince il est totallement impossible, d'éviter le renom de cruel, à cause que les nouveaux estatz sont remplyz de grandz dangiers et révoltemens.

6 : À raison dequoy Vergille par la bouche de Dido, excuse l'inhumanité de son royaulme nouvellement fondé en disant à Jhoneus : Res dura et regni novitas me talia cogunt Moliri et late fines custode tueri Comme s'il eust voulu dire : Mon nouveau règne et affaires urgens Ce que tu vois m'ont contraincte entreprendre Et par ma terre en armes tenir gens Pour mon passaige et entrée défendre

7 : Touteffoys il ne doibt point estre légier, ains grave et posé à croyre ce qu'on lui diroit, et tardif à s'esmouvoir, et sur tout qu'il ne s'estonne soy mesme en aucune chose, ains doibt procéder en température de la prudence meslée avec l'humanité, en sorte que trop de confiance ne le face décepvable, et trop de deffiance ne le rende insupportable

8 : Sur ceste matière l'on faict communément une question, à sçavoir si pour se maintenir en estat il vault mieulx estre aymé que craint et redoubté des subjectz, ou s'il vault mieulx se faire craindre que de se faire aymer.

9 : Aquoy l'on pourroit respondre que l'on doibt désirer tous les deux, et qu'ung prince soit pareillement aymé et redoubté. Touteffois pource qu'il est impossible qu'ung homme soit tous les deux ensemble, il est beaucoup plus seur d'estre craint que d'estre aimé, s'il falloit estre privé de l'ung des deux.

10 : La principalle cause qui m'esmeut à dire ainsy est que l'on peult générallement dire cecy des hommes, qu'ilz sont tous ingratz, variables, dissimulateurs, fuyartz des dangiers, convoiteux de gaigner, promptz à servir, quand le seigneur leur faict du bien, ilz sont tous siens, ilz offrent le sang, les biens, la vie et les enfans à son commandement quand le dangier et la nécessité est loing, mais aussi tost qu'ilz voyent le dangier estre près d'eulx, ilz se révoltent incontinent. Tellement que si ung prince n'est fondé que sur leurs parolles et promesses, se trouvant nud et dépourveu d'autres préparations pour sa seureté sur le champ tumbe en ruyne.

11 : Car les amitiéz qui s'acquièrent par argent et non par grandeur et noblesse de cueur, sont de bon gaing, mais de mauvaise garde, et ne les peut on employer au besoing. Il y a ce dangier davantaige, que communément les hommes ont moins d'esgard d'offenser ung prince qui se face aimer, qu'ung qui se face craindre. Car l'amour est seulement retenue par ung lyen d'obligation que l'on rompt incontinent que l'on trouve quelque petite occasion du prouffict privé, et en ce n'y a jamais faulte, pource que les hommes sont par ordinaire meschans. Mais la crainte est retenue par une pæur de punition que jamais n'abandonne l'homme.

12 : Si fault il que le prince preigne garde à ne se porter trop asprement pour se faire craindre, et que s'il n'acquiert l'amour, à tout le moins qu'il fuye la malveillance des hommes. Et si ne fault penser que ce soient deux choses incompatibles l'estre craint et non hay.

13 : Car cela peut advenir toutes foys et quantes qu'il ne touchera aux biens de ses citoyens et subjects, ny à leurs femmes. Et quand ores il fauldroit procéder par exécution contre le sang de quelcun, qu'il le feist avec convenable justification et à juste cause qui fust notoyre. Et sur tout qu'il s'abstienne des biens daultruy.

14 : Car communément les hommes mectent plus tost en oubly la mort du père que la perte du patrimoyne. En après les causes d'envahir le bien daultruy par confisquation ne déffaillent jamais, et qui commence à vivre de pilleries treuve d'ung jour à l'autre nouvelles occasions d'occuper les biens de qui il luy plaist ou au contraire les causes de mectre à mort homme sont plus rares et déffaillent plus tost.

15 : Mais quand le prince est sur le champs et qu'il gouverne une multitude de souldardz, il est nécessaire qu'il soit expéditif et cruel, à cause que sans cruaulté l'on ne peult tenir un camp uny, sans tumultes et mutineries, ny bien disposé à faire faict d'armes.

16 : L'on racompte une chose esmerveillable entre les gestes d'Annibal de Carthage : c'est qu'ayant une tresgrosse armée, meslée de toutes génération d'hommes, conduicte à faire la guerre en pays estrangé, jamais entre ses souldardz il n'y eut aucune dissension ny tumulte contre luy, ny contre aucun capitaine ou compaignon tant en ses prospéritez qu'en ses adversitez.

17 : Laquelle chose ne pouvoit prouvenir d'ailleurs que de sa naturelle inhumaine cruaulté, qui le rendoit avec plusieurs grandes vertuz au conspect des souldardz tousjours terrible et vénérable.

18 : Lesquelles touteffoys sans icelle n'eussent esté suffisantes à leur faire ainsy obéyr. Enquoy les autheurs qui en escripvent se montrent peu considérez et mal entenduz es affaires du monde. Car d'une part ilz admirent ses grandz faictz et appertises de guerre, et de l'aultre blasment la principalle cause dicelles.

19 : Et qu'il soit vray que ses autres vertuz n'eussent peu faire tel effect en luy, on le peult aiseement veoir et congnoistre, en considérant la vie de Scipion qui fut ung homme tresrare et non pareil, non seullement en son temps, mais en toute la mémoire des choses qui se sçavent par escript. Contre lequel il se leva une mutination de son armée lors qu'il estoit en Hespaigne. Laquelle chose n'advint que de sa clémence naturelle, qui estoit trop grande, en sorte qu'elle avoit donné aux souldardz plus de licence qu'il n'estoit convénable à la dicipline militaire.

20 : Ce qui luy fut reproché par Fabius Maximus dans le Sénat, en le nommant corrupteur de la gendarmerie romaine.

21 : Davantage les citoyens de Locri qui avoient esté destruictz et tyrannizez par ung lieutenant de Scipion ne sçeurent avoir justice de luy, et l'insolense du lieutenant ne fut aucunement punye, ny eulx aussy récompensez par luy, à cause de sa bonté et humanité naturelle. Tellement que le voulant quelcun excuser dit au Sénat, qu'ilz luy pardonassent, à cause qu'il y avoit plusieurs hommes qui sçavoient mieulx ne faillir d'eulx mesmes, qu'amender les faultes daultruy.

22 : Laquelle nature eust finablement violé et déshonoré la renommée de Scipion, s'il eust pérsévéré en celle charge avec ces meurs : mais à cause qu'il vivoit soubz le gouvernement d'ung Sénat, celle qualité naturelle et dommageable en luy non seullement fut cachée et couverte par ses vertuz, mais luy redonda à tresgrand gloire.

23 : Parquoy je concludz pour tourner à nostre propos d'estre craint ou aimé, que pour cause que communément les hommes ayment à leur poste et craignent à la poste du prince, et font par amour ce qu'il leur plaist, mais par crainte font ce qu'il plaist à luy, ung sage prince se doibt fonder sur ce qui vient de luy, et non sur ce qui provient daultruy. Et seulement qu'il se donne de garde et pourvoye par tous moyens qu'il ne tumbe en hayne et malveillance du peuple comme j'ay dict cy dessus.

18. En quelle manière les princes doibvent garder leur foy et promesse. Chapitre XVIII

1 : Combien que l'opinion de tout le monde soit telle, que la plus louable chose que sache faire ung prince, est de tenir promesse garder la foy, et vivre rondement sans cautelles et tromperies, touteffoys l'on veoit par expérience en nostre temps qu'il n'y a gens en vogue, en puissance et honneur sinon ceulx qui ont tenu peu de comte de leur foy, et qui ont sçeu par finesses offusquer et abuser les esperits des hommes, en sorte que finablement ont vaincu ceulx qui se sont fondez sur la loyauté.

2 : Parquoy vous debvez sçavoir qu'il y a deux sorte de combattre l'une par loix et raisons, l'autre par force et occisions.

3 : La première manière est convenable aux hommes, l'aultre est appartenante aux bestes.

4 : Mais à cause que bien souvent l'on ne peult avoir son droict par la première, il fault recourir à la seconde, tellement que pour se maintenir en estat ung prince doibt sçavoir faire de l'homme et de la beste au besoing.

5 : Ceste discipline esté couvertement monstrée aux princes par les anciens autheurs, quand ilz escripvent que Achilles et plusieurs aultres princes furent mys soubz le gouvernement de Chiron Centaure, à celle fin qu'il leur donnast quelque bonne discipline de vivre.

6 : Dequoy nous pouvons juger que s'il fault avoir ung précepteur qui soit demy homme et demy beste, cela n'est aultre chose à dire, sinon qu'il est nécessaire à ung prince de sçavoir user de deux naturelles qualitez de l'homme et de la beste, et l'une n'est durable sans l'aultre.

7 : Puys doncq qu'ung prince doibt sçavoir faire de la beste il fault que des bestes il choisisse à ensuyvre le lyon et le renard. Car le lyon ne se peult défendre des lacz et filetz, pource qu'il procède noblement et se fye sur sa force, et le renard aussy ne se peult défendre contre la force des loups. Parquoy il fault estre fin comme le renard, pour se donner de garde des paneaux et attrapes qu'on peult tendre, et fort comme le lyon pour abattre et estonner les ennemyz. Ceulx qui simplement se fondent sur la noblesse du lyon, n'entendent rien aux affaires du monde.

8 : Partant ung prince s'il est saige ne peult et ne doibt garder sa foys si cela lui tourne à dommaige. Et principallement si les causes qui luy auroient faict faire la promesse estoient faillies et extainctes.

9 : Et certainement si tous les hommes estoient bons et justes, je ne mettroys en avant un tel enseignement. Mais à cause qu'ilz sont tous meschans et que s'ilz y veoyent du prouffict, ilz ne fauldroient à rompre la foy de leur costé, pareillement ung prince ne la doibt garder envers eulx avec son gros dommaige et interest, et se doibt monstrer meschant envers les meschans, veu mesme qu'il n'aura jamais faulte de causes légitimes pour donner couleur et couvrir son inobservance.

10 : De cecy je pourroys alléguer innumérables exemples modernes et monstrer combien de paix, combien de promesses, combien de conventions ont esté rompues et cassées par l'infidélité des princes, et comment ceulx qui mieulx ont sçeu faire du renard sont parvenuz à grande prospérité.

11 : Si fault il en cela soigneusement estudier pour colorer ceste nature et estre grand simulateur et dissimulateur, et les hommes daujourdhuy sont si simples et si obéissans aux présentes nécessitéz, que si ung homme se mect à vouloir tromper, il trouvera par tout des gens qui se laisseront abuser.

12 : Surquoy je ne veult admener qu'ung seul exemple. Pape Alexandre VI ne feit jamais autre mestier que de tromper et faulser sa foy envers les hommes, et ne pensa jamais en autre chose qu'à faire quelque meschanceté et trouva le subject tout à propos et les gens disposez à se laisser abuser. Et n'y eut jamais homme qui asseurast son dire avec plus grande efficace, ne qui affermast une chose avec plus grandz sermens et juremens, ne qui en tint moins de compte quand il vouloit : touteffoys il vint au dessus de toutes ses entreprinses par ses tromperies. Car à la vérité il entendoit bien comment il se falloit gouverner avec les hommes.

13 : Parquoy il n'est pas besoing qu'ung prince aye toutes les bonnes qualitez cy dictes en effect, mais fault qu'il les aye seulement en apparence. Et si auzeray bien dire, que qui les auroit et vouldroit garder et opérer tousjours sainctement, il tumberoit en ruyne, mais s'il monstroit les avoir et en usoyt quelque foys, elles luy seroient moult prouffitables. Il est bien bon de sembler au monde pitoyable, loyal, humain, religieux, entier et aussy l'estre de faict et d'oeuvre, mais pour plus grande seureté c'est le meilleur, d'avoir le vouloir oedifié en telle sorte, qu'on puisse faire les bonnes oeuvres ordinairement et les mauvaises à la nécessité.

14 : Car il est grandement à noter qu'ung prince, et principallement s'il est nouveau, ne peut monstrer toutes les oeuvre par lesquelles les hommes sont estimez bons et vertueux, à cause que souvent il est contrainct, pour la seureté et confirmation de son estat, faire quelque excès contre sa foy, contre la charité, contre l'humanité et la religion

15 : en sorte qu'il doibt avoir ung esprit et ung courage prompt et disposé à se tourner ça et là, selon que les vents et variations de fortune luy commandent, et ne se départir jamais du bien s'il peult, mais sçavoir entrer au mal, si aultrement il ne se peult saulver.

16 : Ung prince donc doibt soigneusement se garder que de la bouche ne luy sorte jamais parole qui ne soit bonne, et qu'à le veoir et ouyr il semble estre tout pitié, tout foy, tout bonté, toute humanité et tout religion, et sur toutes choses fault qu'il se monstre religieux plain de dévotion et saincteté pour mieulx gaigner l'opinion de vertu.

17 : Car générallement les hommes jugent plus selon l'apparence de dehors, que selon les oeuvres intérieures, et chascun peult veoir ce qu'ung prince semble au visaige, et ce qu'il monstre par les mines, mais chascun ne peult pas sentir et toucher au doigt ce qu'il est dedans le cueur, et encore qu'il y en eust aucuns qui le congneussent, si est ce qu'ilz ne s'oseroient opposer à l'opinion des aultres, qui sont en grand nombre et qui sont soubstenuz par la majesté et dignité de la principaulté qui couvre beaucoup de choses. Et est à sçavoir qu'en toutes les actions des hommes et principallement des princes quand l'on ne sçait les pensées et moyens, par lesquelz on puisse faire jugement de son courage chascun regarde la fin des affaires, et selon icelle juge de la vertu diceulx.

18 : Parquoy je suis d'advis qu'ung prince mette toute diligence à se maintenir en estat à tort ou à travers, car les moyens quelz qu'ilz soient seront tousjours trouvez bons et louables par ung chascun, acause que le peuple rude et grossier se laisse tousjours prendre par l'apparence et couleur des choses et par l'advènement des affaires ; et qui plus est en tout le monde il n'y a sinon gens rudes et grossiers qui sont en si grand quantité que les peu, qui voyent et congnoissent la vérité, ne sont ouyz, sinon quand la multitude ne sçait ou elle se doibt appuyer.

19 : Je ne veut de pæur de scandalle nommer les personnages, si est ce qu'il y a aujoudhuy un prince vivant qui ne presche jamais aultre choses que paix, foy et amour. Lesquelles s'il eust tousjours observées de faict comme il se vante de parole il eust indubitablement et par plusieurs foys perdu son estat et sa réputation.

19. Comment sur toutes choses l'on doibt fuir le desprisement et la malveillance des hommes. Chapitre XIX

1 : Puys donc que j'ay discouru des plus importantes qualitez d'ung prince, selon ce que cy dessus j'avoye proposé ; pour estre plus brief je veulx passer toutes les aultres, qui sont en grand nombre, et les réduyre soubz une reigle généralle. C'est que le prince sur toutes choses se doibt garder de faire les oeuvres qui le rendent hay ou desprisé. Desquelles deux choses s'il se peult garentir et éviter la hayne et le desprisement du monde, il aura très bien faict son debvoir, et encore qu'il eust toutz les aultres vices, il ne tumbera aucunement en dangier de ruyner.

2 : Ce qu'il faict malvouloir ung homme est l'estre pillard, tyrant, usurpateur des biens et des femmes des subjectz, de quoy s'il se garde, comme il doibt faire, il évitera la malveillance diceulx.

3 : Car quand communément l'on ne oste au peuples ny biens ny honneur, ilz vivent contens et l'on n'a à combattre sinon quelque peu d'hommes qui sont ambitieux et convoiteux de nouveaulté, qui se peuvent restraindre et abbaisser en plusieurs sortes.

4 : Ce qui faict aussy l'homme vile et desprisé est l'estre estimé variable, légier, effeminé, lasche, irrésolu, timide et semblables, desquelles imperfections le prince doibt soigneusement se garder comme du feu, et tascher de se gouverner en sorte que tout le monde congnoisse grandeur et hardiesse en ses faictz, gravité et prudence en ses délibérations. Et touchant le particulier maniement et administration des subjectz, vouloir que sa sentence soit tousjours irrévocable, et estre si ferme et constant en son opinion, qu'aucun ne présume de le décepvoir ou destourner

5 : tellement que s'il donne telle réputation de soy il sera prisé et loué grandement. Laquelle chose luy reviendra doublement à prouffict. Pource que les subjectz ne font pas aiseement aucune conjuration contre ung prince qui soit en bonne réputation, et daultrepart les estrangiers aussy craignent à luy rompre la guerre, et principallement s'ilz sçavent qu'il est excellent et honoré des siens.

6 : Pour laquelle chose encore plus clairement donner à entendre, je diz qu'il y a deux choses principalles dont les prince doibt avoir crainte et dont il se doibt soigneusement délivrer. Les subjectz de son estat, et les estrangiers puissans.

7 : De la peur qu'il peult avoir des estrangiers il en pourra estre garenty moyennant les bonnes armes et bons amyz, lesquelz s'entresuyvent de si près l'un l'aultre que quiconque a bonne discipline de guerre et gens pour mectre aux champs, conséquemment il aura tousjours bons amyz.

8 : Et les affaires du monde proceddent en telle sorte, que si le prince est asseuré des estrangiers, il le sera pareillement des subjectz : sinon qu'il se leva une conspiration contre luy. Et adjouxteray davantage que jafois qu'il y eust aucune esmeute de dehors contre luy, touteffoys s'il a du sang aux ongles, et est ordonné tant en son vivre qu'en son administration comme j'ay dict cy dessus, à se gouverner avec prudence sans s'abandonner de soy mesme, il survaincra tous les ennemyz et viendra au dessus de toutes ses entreprinses, comme feit Nabis Spartain, duquel j'ay adméné cy dessu l'exemple.

9 : Et quand à l'autre point, à sçavoir d'estre asseuré des subjectz qu'ilz ne feissent en temps paisible aucune conjuration, je diz que le prince ne peult mieulx s'asseurer de leur courage qu'en se monstrant tel qu'il ne soit ny malvoulu ny contemné ; et en contentant le peuple de ce qui est en luy dont par nécessité s'ensuyvra son asseurance.

10 : Et quant à ce que j'ay dict que l'un des plus vigoureux remèdes contre les conjurations est n'estre hay ny desprisé du commun, il n'y a rien plus certain. Car celluy qui conspire n'a autre intention que de contenter le peuple par la mort du prince, où s'il pensoit que sa mort luy deust estre déplaisante il n'auroit jamais la hardiesse d'entreprendre ung tel party,

11 : à cause que ceulx qui conspirent ont de leur costé innumérables difficultez à survaincre. L'on a veu par expérience la preuve de cecy. Car des conjurations il y en a eu tant et plus, desquelles touteffoys bien peu ont eu leur yssue heureuse et correspondente à leur première intention.

12 : Car celluy qui mect en avant la conspiration ne peult estre seul, et dautrepart ne peult prendre en sa compaignie sinon ceulx qu'il estime estre malcontentz comme luy. Or aussy tost que tu descouvre ton couraige à un homme qui est malcontent, tu luy donne occasion de se contenter. Car par la manifestation de ta conjuration il en peult espérer quelque grand bien, tellement que voyant d'un costé le gain asseuré, de l'autre ce que tu luy promect périlleux et non asseuré, il fault bien qu'il te soit cher amy, ou qu'il soit du tout ennemy obstiné du prince s'il te garde la foy.

13 : Et pour mettre ceste partie en briefz termes, du costé des trahistres, il n'y a que pæur, jalousie, crainte d'estre punyz, et plusieurs autres passions qui les estonnent, mais du costé du prince il y a la majesté de la principauté, les loix, les défenses des amyz et les suppostz de l'estat qui le deffendent

14 : en telle sorte, que si l'on adjoinct à toutes ces choses la bienveillance du peuple, il est impossible qu'âme soit si oultrecuidé qu'il veuille entreprendre contre luy. Pource que par l'ordinaire là où le conspirant doibt avoir crainte d'estre surprins devant l'exécution de l'excès, en ce cas il doibt aussy craindre après, ayant par tel excès gaigné l'inimitié du peuple, envers lequel il ne peult avoir espérance d'estre secouru ny favory.

15 : Sur ceste matière l'on pourroit donner infinyz exemples, touteffoys je me contenteray d'en amener un seul, qui est advenu en la mémoire de noz pères.

16 : Messire Annibal Bentivole ayeul du présent Messir Annibal, qui estoit prince de Boulogne, ayant esté occyz par les Cannoys, gentilzhommes aussy de Boulogne, qui avoient conspiré contre luy, et ne demourant de luy autre qu'ung enfant au berceau, nommé Messire Jehan, soubdain après l'homicide par eux commis le peuple se leva et avec sa fureur naturelle meit à mort tous ceulx qui estoient de la lignée de Cannoys.

17 : Laquelle vengeance ainsi furieusement executée, ne procéda d'ailleurs que de l'amitié que le peuple de Boulogne portoit en ce temps à la maison des Bentivoles. Laquelle estoit si grande, que pour n'avoir homme aucun de réputation qui peust pour la mort d'Annibal gouverner leur estat, après avoir esté informez que pour lors demouroit en Florence un homme sorty des Bentivoles lequel de tout temps estoit estimé filz d'un cardeur : les Boulognoys vindrent à Florence pour l'avoir et lui donnèrent le gouvernement de la ville. Laquelle se soubzmeit à son obéyssance et fust régie par luy jusques à ce que le petit messire Jehan fust d'eage pour prendre la charge de l'estat.

18 : Dont s'ensuyt une conclusion véritable, que le prince doibt tenir peu de compte des conspirations si le peuple luy est favorable. Mais s'il luy est ennemy il n'y a cas, estat, personne, condition ny qualité d'hommes dont il ne doibt avoir crainte.

19 : Surquoy il est à noter que les estatz bien ordonnez et les saiges princes ont diligemment pourveu à ne faire tumber les grandz en désespoir, et aussy à satisfaire au peuple, et le tenir content et en paix, affin qu'il n'aye occasion de jecter son venin contre le prince.

20 : Entre les royaumes daujourdhuy celluy de France est ung des mieulx ordonnez et gouvernez, et l'on y trouve plusieurs ordonnances bonnes et prouffitables dont s'en ensuyt la liberté et asseurance du roy. Desquelles la plus importante est le Parlement et son authorité.

21 : Pource que celluy qui ordonna ce royaume, congnoissant l'ambition et insolence des nobles, et jugeant qu'il estoit nécessaire leur donner un frein pour les chastier, et dautrepart ayant délibéré d'asseurer le peuple et les moins puissans et donner remède à la malveillance qu'ilz leur portent, laquelle est fondée sur la crainte d'estre opprimez, ne voulut que ce fust le particulier soucy du roy à fin de le délivrer du maltalent que luy pourroit porter le peuple en favorisant les grandz et de la hayne que luy porteroyent les grandz en favorisant le populaire.

22 : Parquoy il meit un tiers juge qui peust battre les grandz et donner faveur au moindres sans aucunement charger d'envye ny de malveillance le roy, qui est ung moyen le plus prudent et le mieulx inventé pour l'asseurance du roy et establissement du royaume qu'il est possible d'adviser.

23 : Dequoy on peult notablement tirer une autre reigle généralle, que les princes touchant l'administration des subjectz doibvent faire décréter des sentences odieuses et qui donnent charge ou punition, à quelcun, par aultruy et celles de grâce et de bénéfice par eulx mesmes, à celle fin que le bien faict procédant de leurs mains soit plus aggréable, et le mal procédant daultruy ne les rende odieux.

24 : Et aussy fault qu'ilz ayent les grandz en estime, mais qu'ilz ne se fassent en aucune manière hayr du peuple.

25 : Il pourroit estre d'avis à plusieurs, qui auroient considéré la vie et la mort de plusieurs empereurs romains, qu'en iceulx y eust quelques exemples contraires à mon opinion, et qu'aucuns d'eulx combien qu'ilz eussent tousjours vescu avec grand gloire et démonstration de vertu et hardiesse, touteffoys ont perdu l'empire ou la vie, par la conjuration de leur propres amyz.

26 : Pour à quoy respondre, je veulx discourir les qualitez de quelques empereurs, et monstrer les causes de leur ruyne non contraires à mes susdictes reigles et mectray en avant quelque partie des choses notables en leur vie, pour ceulx qui lysent les histoires anciennes :

27 : et me suffira de prendre tous les empereurs qui succèdèrent à l'empire depuis Marc le philosophe jusques à Maximin. Cestasçavoir, Marc Aurèle, Commodus son filz, Pertinax, Julianus, Sévère, Antonin Caracalla son filz, Macrinus, Héliogabalus, Alexandre et Maximinus.

28 : Et premièrement l'on doibt entendre que là où les princes daujourdhuy n'ont ordinairement à combattre sinon l'ambition dez grandz et à éviter l'insolence des peuples, les empereurs romains avoient une tierce difficulté, de supporter et satisfaire à l'avarice et cruaulté de leurs gensdarmes.

29 : Laquelle chose estoit si malaisée à faire que cela seulement fut cause de la ruyne de plusieurs, pour raison qu'il estoit fort difficile de contenter les souldardz, et satisfaire aux peuples. Car les peuples désirent paix et repos, et conséquemment demandent un prince doulx, modéré et pacificque. Les gensdarmes ayment le prince hardy et courageux à la guerre, insolent, cruel et pillard. Et principallement les armées romaines vouloyent que leur prince usast de toute cruaulté et insolence sur le pauvre peuple, pour avoir double salaire et assouvir leur cruaulté et avarice.

30 : Dont il advint que les empereurs qui n'avoient ny la nature ny l'esprit assez subtil pour s'entretenir en telle réputation envers tous les deux, qu'ilz les craignissent, tumboyent tout incontinent en ruyne.

31 : Et la plupart diceulx et principallement s'ilz estoient nouveaux à l'empire cognoissant la difficulté de ces deux humeurs contraires se tournoyent à la faveur de gensdarmes, ne tenans grand compte du peuple,

32 : à quoy faire ilz estoient presque induictz par nécessité. Car des deux maulx il fault choisir le moindre, et par conséquent quand les princes ne peuvent éviter la malveillance de quelcun, ilz se doibvent efforcer de n'estre hay de l'universel. Laquelle chose s'ilz ne peuvent faire, à tout le moins doibvent tascher de n'estre malvouluz de celle communauté qui est la plus puissante.

33 : Et pourtant les empereurs qui par nouveauté de l'empire avoient besoing de faveurs extraordinaires, s'appuyoient plus voluntiers aux souldardz, qu'aux peuples. Laquelle élection souvent lui venoit à prouffict et souvent à dommage selon la réputation que les empereurs sçavoient gaigner avec eulx.

34 : Et des raisons susdictes advint que Marc, Pertinax et Alexandre estans de bonne vie, amateurs de justice, ennemyz de cruaulté, humains et débonnaires eurent tous, hormis Marc, mauvaise fin.

35 : Bien est vray que Marc seul vesquit treshonorablement jusques à la mort, pource qu'il succèda à l'empire par héritage et succession de père à filz, delaquelle chose il n'estoit tenu ny aux gensdarmes ny au peuple, joinct qu'il estoit accompagné de plusieurs vertuz qui le rendoient vénérable et estimé au conspect de tout le monde, et porta de ce qui estoit en luy faveur à tous les deux odres sans estre jamais hay ny contemné.

36 : Mais Pertinax fut esleu empereur contre la volonté de ses souldardz qui estoient desjà accoustumez à une vie désordonnée et lasche soubz Commodus, dont ilz ne purent supporter la façon de vivre tant honneste à laquelle Pertinax les vouloit réduyre, et d'icy conceurent hayne contre luy, et à la hayne fut adjouxté le mespris, pource qu'il estoit vieux, tellement qu'il fut occis sur le premier commencement de son administration.

37 : Dequoy l'on doibt prendre ung enseignement notable que l'on se faict hayr aussy bien par les bonnes oeuvres comme par les mauvaises : et partant ung prince est souvent contrainct de faire du maulvais.

38 : Car quand celle communaulté, peuple, souldardz ou grandz que ce soient, desquelz ung prince se sent avoir besoing, sont corrompuz et adonnez à mal, il est contrainct de suyvre leur humeur, et les contenter en leur meschanceté, et envers ceulx cy les bonnes oeuvres sont dommageables.

39 : Mais pour venir à Alexandre, qui fut de si grande bonté qu'en XIV ans qu'il régna, qui est une des louenges qui luy sont attribuées, il ne feit jamais mourir personne sinon par justice, il ne fut occis par la conspiration de son exercite sinon pource qu'il estoit estimé lasche et effeminé, et homme qui se laissoit gouverner par sa mère, et par cela venu en mespris et désestimation.

40 : Et pour discourir par le contraire des qualitez de Commodus, de Sévérus, d'Antoninus Caracalla et de Maximin, vous les trouverez avoir esté en leur vie plains d'une grande cruaulté et avarice, lesquelz pour satisfaire aux souldardz ne laissèrent à faire aucune qualité d'injure sur le peuple.

41 : Et par ainsy la hayne de tout le monde acquise, ilz furent tous, excepté Sévérus, malheureusement occis. Mais Sévérus fut de si grande vertu, que combien que les peuples fussent grévez par luy, touteffoys en entretenant les gensdarmes en son amitié, il régna heureusement. Car ses vertuz le rendoyent si admirable tant envers les souldardz qu'envers les peuples, que les ungs demouroient comme estonnez, et les aultres obéyssans et contens.

42 : Et pource que les faictz de cestuy cy furent si grandz qu'ilz peuvent estre mys pour exemple à tous princes nouveaux, je veulx briefvement monstrer comment il sceut bien jouer des personnages du renard et du lyon, comme je dict qu'il fault sçavoir faire à ung prince.

43 : Incontinent que Sévérus eust entendue la couardise et lascheté de Julianus, duquel il estoit capitaine en chef en Esclavonie, il persuada à son armée qu'il estoit bon d'aller à Rome pour venger la mort de Pertinax, qui avoit esté malheureusement occis par la garde ordinaire des empereurs.

44 : Et soubz ceste couleur sans faire semblant de se vouloir saisir de la principaulté, alla droict à la volte de Rome et fut plustost en Italie que l'on sçeust qu'il estoit party,

45 : et à son arrivée fut par le Sénat esleu empereur et Julianus occis.

46 : Or il avoit encore deux grandes difficultez à surmonter avant qu'il se peust bien saisir de tout l'empire. L'une en Asie contre Niger, l'autre en Occident contre Albinus qui s'estoient aussy faictz déclairer empereurs par leur gensdarmes.

47 : Et à cause qu'il lui sembloit dangereux de se descouvrir ennemy de tous deux il trouva le moyen d'assaillir Niger à guerre descouverte, et de tromper Albinus. Si luy envoya des lettres fort amyables et pleines de toute doulceur, luy disant que puys que le Sénat l'avoit creé empereur, il se délibéroit de le faire participant de celle dignité, et luy envoya le tiltre de César, et par délibération du Sénat le print pour compaignon et adjoinct à l'administration de l'empire. Lesquelles choses Albinus accepta comme vrayes et sans fiction.

48 : Touteffois après que Sévère eust occis Niger et pacifié les affaires d'Orient, il retourna à Rome, où il feit sa complaincte au Sénat de l'ingratitude d'Albinus, comme s'il eust tasché de le faire mourir par trahison et se faire seul empereur. Et il adjouxta qu'il estoit nécessaire d'aller punyr son ingratitude, ce qu'il feit au partyr de là. Car estant venu en France, avec toute son armée en peu de temps luy osta l'estat et la vie.

49 : Qui doncques vouldra par le menu examiner les faictz de Sévérus il congnoistra comment il a esté ung treshardy lyon, et ung trescautelleux renard, craint et révéré d'ung chascun et non hay des armées, et ne s'esmerveillera point qu'ung homme nouveau comme luy, aye sceu occuper et tenir ung tel empire. Car sa tresgrande réputation des faictz d'armes le garantissoit de la malveillance que les peuples pouvoient concepvoir de sa cruaulté et tyrannie.

50 : Mais Antoninus son filz fut aussy tresexcellent et avoit en soy quelques vertuz qui le rendoyent admirable envers le peuple et aggréable aux gensdarmes. Car il estoit bon homme de guerre, portant facillement tout travail, despriseur de viandes délicates et de toute aultre mollesse, dont il estoit grandement aimé de tous les exercites.

51 : Ce nonobstant sa fierté et cruaulté inhumaine fut si grande et si désordonnée, après avoir sans juste cause occis grande partie du peuple romain et tout celluy d'Alexandrie, qu'il devint odieux à tout le monde, et commença à estre craint et hay des siens mesmes ; tellement que par ung centenier il fut occis au millieu de son armée.

52 : Surquoy fault incidemment noter que telles occasions qui se font d'un courage délibéré de quelque particulier ne se peuvent éviter. Car ung chascun les peult faire s'il ne se soucye de mourir, et ung prince ne doibt poinct craindre ces conjurateurs qui sont seulz. Car il n'en advient pas souvent,

53 : pourveu qu'il se donne de garde de ne faire quelques grosses injures à ceulx dont il se sert et qu'il tient autour de soy pour le service ordinaire de son estat comme avoit faict Antoninus, qui honteusement avoit faict mourir ung frère dicelluy centenier et tous les jours le ménassoit de luy en faire autant, et touteffoys le tenoit à la garde de son corps, qui estoit très mal advisé à luy et assez pour donner occasion de le desfaire comme de faict il luy advint.

54 : Mais pour venir à Commodus il luy estoit bien facile pour estre fils et héritier de Marc Aurèle de s'entretenir en l'empire, et ne luy falloit que suyvre les trasses de son père : quoy faisant il eust contenté le peuple d'ung costé et les souldardz de l'autre.

55 : Tuteffoys à cause qu'il estoit de cruel courage et brutal, pour mieulx user de sa rapacité sur le bon homme, il se meit à favoriser les gensdarmes, et leur lascher la bride, les laissant vivre en grande dissolution. Et dautrepart ne tenoit aucun compte de sa dignité, et descendoit souvent aux théâtres et autres lieux publicqs pour combattre nud contre les gladiateurs, et faisoit plusieurs choses viles et indignes de la majesté imperialle.

56 : Au moyen dequoy il fut désestimé et contemné des souldardz et hay du peuple, tellement que l'on conspira contre luy et fut occis.

57 : Il ne reste qu'à discourir des qualitez de Maximinus qui fut à la vérité homme tresbelliqueux, puyssant et roide de sa personne, entrant la teste baissée en tous dangiers, pour lesquelles choses il fut esleu empereur par les gensdarmes qui se sentoyent faschés de la mollesse d'Alexandre, du quel cy dessus j'ay parle. Touteffois sa félicité ne fut pas durable, à cause qu'il estoit malvolu et desprisé pour deux causes.

58 : L'une pour estre de basse condition, vil et infame, et avoir gardé les brébis au pays de Trace, comme tout le monde sçavoit bien qui luy engendroit une indignité vers ung chascun.

59 : L'autre pour avoir différé d'aller à Rome et entrer en possession du siège impérial, et pour avoir exercé plusieurs cruautez à Rome par ses gouverneurs et par les lieutenans es provinces.

60 : Au moyen dequoy il donna telle opinion de soy d'estre fier et sanguinaire, que premièrement l'Affricque et en après le Sénat, avec le peuple romain, toute l'Italie, et finablement tout le monde esmeu de desdaing pour la vilté de son sang et de hayne pour crainte de sa cruauté, conspira contre luy et feirent révolter son armée tellement que les gensdarmes trouvant la prinse d'Aquilée fort difficile, où ilz estoient campez pour la prendre, et se faschant de sa cruaulté inhumaine, considéré aussy les ennemyz qu'il avoit, sur le beau mydy le massacrèrent avec son filz au millieu du camp.

61 : Je ne veulx aucunement m'amuser sus Héliogabalus, Macrinus et Julianus, à cause que leurs villennies, infametez et choses indignes d'ung homme constitué en estat les feirent en ung instant tumber en ruyne, mais je viendray à la conclusion de ce discours, et diz que les princes de nostre temps n'ont point ceste difficulté de contenter les armées comme avoient les anciens en leur estat. Car jafois qu'il en faille tenir quelque compte, touteffois à cause qu'il n'y a prince qui tienne ordinairement une armée sur les champs enviellye au gouvernement et à la garnison des provinces, comme les exercites des Romains, ilz ne se sentent point de ceste difficulté.

62 : Parquoy si en ce temps là il falloit favoriser plus les humeurs des gendarmes que des peuples, cela advenoit pource qu'ilz estymoient plus la puissance des gensdarmes que des peuples. Mais aujourdhuy c'est tout le contraire. Car il n'y a prince, hormis le grand Turc et le Souldan, en nostre temps auquel il ne soit plus expédient de satisfaire aux peuples qu'aux souldardz, pource aussy qu'ilz sont plus puissants.

63 : J'en ay excepté le grand Turc, pour raison qu'il tient ordinairement autour luy douze mil hommes de pied, et quinze mille chevaulx, desquelz despend toute la seureté et puissance de son royaume, tellement que pour maintenir ceulx cy en amitié, il fault qu'il postpose tous les respectz, que l'on peult avoir au peuple.

64 : Le royaume du Souldan est presque semblable, fondé sur la foy des souldardz, lesquelz à tort ou à droict, il fault entretenir en amytié.

65 : Et debvez sçavoir que l'estat du Souldan est semblable au Pontificat des Chrestiens, lequel ne peult raisonnablement estre appellé principaulté héréditaire ny nouvelle, à cause que les filz du prince défunt ne succèdent point à sa dignité, mais seulement celluy qui par les plus apparens est esleu,

66 : et dautrepart ne peult estre dict nouveau, à cause que les ordres et manières d'éléction sont vieux et receuz de toute ancienneté en la religion, et n'y a aucune des difficultez qui sont es principatz nouveaux. Car jafoit que le prince soit nouveau, les ordres touteffoys sont vieulx et de long temps disposez à le recevoir comme s'il estoit prince héréditaire.

67 : Or pour revenir à nostre matière : quiconque considérera les choses cy dessus discourues, il verra que la malveillance et la hayne, ou mespris et contemnement a esté cause de la ruyne des empereurs cy dessus nommez. Et congnoistra aussy la diversité des causes de la prosperité ou infortune d'aucuns, et comment il advint que de deux empereurs suyvans un mesme style de gouvernement ou en bien ou en mal, l'un fut heureux et l'autre malheureux, l'ung eut bonne fin l'autre mauvaise. Et pareillement la cause du bon heur de deux procédans en leur vie formellement au contraire l'ung de l'aultre.

68 : Car à Pertinax et Alexandre, à cause qu'ilz estoient nouveaux, il fut nuysible de vouloir ressembler à Marc, et vouloir estre bons comme luy qui estoit empereur par héritage. Et pareillement il fut pernicieux à Caracalla et Maximin d'ensuyvre la rigueur et cruaulté de Sévérus, à cause qu'ilz n'avoient pas la vertu suffisante, pour ensuyvre ses grandes prouesses.

69 : Partant ung prince nouveau ne doibt point mectre son fondement sur l'imitation de la vie de Marc ny pareillement des actions de Sévérus. Mais il doibt estre si prudent qu'il saiche ensuyvre les faictz de Sévérus, es choses qui luy sont nécessaires pour fonder et asseurer son estat, et dautrepart imiter la vie de Marc Aurèle, es parties qui sont excellentes et dignes de louenge pour conserver un estat qui auparavant luy soit seurement estably et sans contredictions appartenants à luy et aux siens.

20. A sçavoir si les forteresses, chasteaux et autres deffenses que font les princes sont prouffictables ou non. Chapitre XX

1 : Il y a plusieurs princes qui pour tenir plus seurement leur estat, ont totallement désarmé leurs subiectz, il y en a eu plusieurs aultres, qui pour ceste mesme raison ont semé et entretenu les partialitez en leurs terres :

2 : aucuns ont entretenu des ennemyz contre eulx mesmes, aucuns se sont efforcez de gaigner par amour ceulx qui leur estoient suspectz et malcontens à l'occupation de la seigneurie,

3 : aucuns ont édifié des chasteaux et forteresses, les aultres ont destruict celles qu'ilz avoient pour plus grande seureté, et plusieurs aultres ont inventé quelque particulier moyen pour avoir l'obéyssance des subiectz.

4 : Et combien que de tous ces poinctz on ne puisse donner aucune sentence déterminée à en parler ainsy à la volée sans venir au particulier et considérer à l'oeil l'estat sur lequel il faillist prendre délibération, touteffoys pour satisfaire à ceste question j'en parleray le plus largement et générallement que la matière pourra supporter.

5 : Il est doncques à noter en ceste matière qu'il n'y eust jamais prince nouveau qui feist bien à désarmer et défendre les armes à ses subiectz, ains je treuve que celluy qui les auroit trouvez nudz, les doibt incontinent armer pour son asseurance. Car par ce moyen les subiectz nouvellement armés se tournent tous à la dévotion de leur prince, ilz luy sont féaux et obéyssans, les suspectz deviennent promptz à luy servir, les bons se maintiennent de plus en plus en sa faveur et qui plus est tous les hommes se font partisans pour luy.

6 : Et à cause que l'on ne peult armer tous les subiectz, quand le prince faict du bien à ceulx qu'il mect en armes, il peult jouer à seureté et se gouverner à sa fantasie avec les autres. Au moyen de quoy les armez se voyant estre en prérogative au pris des autres, se rendent de franche volunté plus obligez à luy et plus promptz à luy faire service, et dautrepart ceulx qui n'ont esté mis en armes et qui ne reçoivoient du bien de luy, l'excusent et luy pardonnent, à cause qu'ilz jugent estre raisonnable que les armez ayent plus de mérite, d'autant qu'ilz entrent en plus de dangiers et luy font plus de services.

7 : Mais au contraire quand le prince deffend les armes aux subiectz, il les offense et monstre avoir quelque deffiance d'eulx, ou par lascheté de cueur, ou pour ne se fyer en eulx. Lesquelles choses engendrent hayne contre luy. Et pource qu'il ne peult tenir sont estat sans quelque armée, il est contrainct de se jeter sur la gendarmerie mercennaire et estrangière, de laquelle j'ay monstré cy dessus le bien qui en peult provenir, et combien elle soit périlleuse et inutile, à cause qu'elle ne peult défendre ung prince ny contre les puissans ennemyz, ny contre les subiectz qui se révolteroyent.

8 : Et partant ung nouveau prince pour son asseurance doibt incontinent dresser le faict d'armes entre ses subiectz.

9 : Mais pour discourir des principautez meslées, quand ung prince conqueste quelque pays qui s'adjoinct comme membre à son vieil héritage, il doibt bien désarmer ce nouveau peuple le plus tost qu'il pourra, excepté ceulx qui luy auroient porté faveur à la prinse du pays. Lesquelz touteffoys il faut aussy désarmer à la longue et les rendre moulz et effeminez. Au demourant qu'il s'ordonne si bien qu'il n'aye aultres gens armez en toutes les seigneuries que ses souldardz propres qui vivent avec luy en son vieil estat.

10 : Noz anciens pères qui estoient estimez saiges, souloyent dire communément, et c'est pour parler des partialitez, qu'il estoit nécessaire de tenir en subjection Pistoye par partialitez Guelfes et Gibellines, et Pise par une forteresse et garnyson. Et à ceste cause ilz nourrissoient es villes à eulx subiectes telles diversitez d'humeurs et donnoyent faveur tantost à une partie, tantost à l'autre, et par ce moyen estant les citoyens de celle cité devenuz foibles, pour l'obstacle l'un de l'aultre, ilz ne se revoltoient point et demouroyent plus facilement en l'obéyssance de leurs seigneurs.

11 : Ceste manière de faire pouvoit par advanture estre bonne en ce temps là que l'Italie estoitje ne sçay comment esbranlée et pendue à la volunté de quelques chefz, mais en nostre temps je ne la vouldrois donner pour reigle à ung seigneur, et ne crois pas que telles divisions puyssent jamais apporter aulcun prouffict ; ains il s'ensuit par nécessité que les citez ainsy divisées tumbent soubdainement en ruyne, quand un ennemy estrangier les vient assaillir. Car alors la partie plus foible prendra couraige et se joindra à l'estrangier pour ruyner ses ennemyz.

12 : Les Vénitiens nourrissoient à ceste intention mesme, comme j'estime, les parties Guelfes et Gibellines en leurs villes, et combien qu'ilz ne les laissassent jamais venir jusques au sang, touteffoys ilz entretenoient par subtil moyen leurs subiectz en ceste contrariété d'humeurs, à celle fin qu'estant occupez en ces divisions ilz ne feissent quelque tumulte ou révoltement.

13 : Lequel party touteffois estoit inutile et dangereux, comme l'on vit par après quand ilz furent defaictz auprès de Vaylà. Car l'une des partie se leva, et s'estant conjoinctz aux forces estrangières, leur ostèrent en ung instant tout l'estat.

14 : Parquoy il est manifeste que telles manières de gouvernemens démonstrent la foiblesse d'ung prince ou de la républicque qui en use. Car en une bien puissante et forte principauté l'on ne permettra jamais telles divisions des subiectz, à cause qu'elles ne peuvent proufficter au seigneur sinon en temps de paix, affin que par le moyen de telles occuppations, il les puisse plus aisément manyer, mais en temps de guerre elles sont cause de sa ruyne.

15 : Il est bien vray que les princes deviennent grandz et estimez, quand ilz montent au dessus de leurs ennemyz et de ceulx qui s'opposent à leur félicité, et à ceste cause la fortune, voulant aggrandir un prince nouveau, qui a plus besoing d'acquérir gloire et réputation qu'ung héréditaire, luy faict sourdre des ennemyz et des menées, à celle fin qu'il les surmonte, et que par l'eschelle des victoires de ses ennemyz, il puisse saulter à plus haute réputation.

16 : Et à ceste cause l'opinion de plusieurs a esté telle, qu'ung saige prince, avec occasion, doibt nourrir quelque inimitié contre luy avec ruze et cautelle à celle fin que quand le temps de l'amortir et anéantir soit venu, sa grandeur en deviègne plus honorable.

17 : Les princes, et principallement les nouveaux, se doibvent plus fyer et espérer plus grand prouffit de ceulx qui au commencement estoient tenuz pour suspectz, que de ceulx qui s'estoient déclairez pour eulx.

18 : Comme l'on a veu que Pandolfo Petruccy prince de Siene, gouvernoit tout son estat plus par ceulx qu'il avoit tenu pour suspectz, que par ceulx qui s'estoient déclairez vouloir estre pour luy.

19 : Mais à cause que de telle matière l'on ne pourroit donner certaine reigle, à cause qu'elle est variable selon le subiect, je diray seullement cecy. Que si ceulx qui au commencement estoient ennemyz sont de telle qualité qu'à se maintenir ilz ayent besoing d'appuy et d'ayde de quelque puissant seigneur, le prince les peult gaigner aiseement en leur portant faveur et les rendre plus promptz à le servir fidèlement, d'aultant qu'ilz congnoissent leur estre nécessaire d'effacer par bonnes oeuvres la mauvaise opinion que l'on avoit conceu de leur courage.

20 : Et par ainsy ung prince se treuve mieulx de leur service et en tire plus de prouffict que de ceulx qui ne tiennent pas grand compte de ses affaires pour trop de confiance que l'on a sur eulx.

21 : Je ne veulx obmettre d'advertir ung prince occupateur d'ung estat nouveau, qui y est entré par le moyen des faveurs intrinsècques de là dedans, qu'il considère bien diligemment les causes qui ont esmeu ses amyz à prendre sa faveur,

22 : et s'il trouve que cela ne soit advenu d'une naturelle affection de l'aymer, ains seulement d'ung mescontentement et hayne du gouvernement vieil et quasi d'une convoitise de nouveaulté, qu'il tienne pour certain qu'il ne les pourra jamais tenir en amytié, et quoy qu'il leur face il luy sera impossible de les contenter.

23 : Et s'il réduict en mémoire les exemples des anciens et que diceulx il veuille extraire les causes de cecy, il trouvera plus de facilité à gaigner ses adversaires fondez sur le contentement du vieil estat, qu'à entretenir ceulx qui pour désir de nouveauté luy auroient porté faveur à saisir seigneurie.

24 : Pour venir au dernier poinct et traicter de l'utilité ou dommage des forteresses, c'estoit aussy la costume de noz ancestres et souvent de tous princes, pour estre plus asseurez en leur estat, d'édifier quelque forte place pour tenir la bride à ceulx qui vouldroient faire quelque nouveauté, et aussy pour avoir lieu où se retirer s'ilz estoient assailliz ou pressez des ennemyz.

25 : La façon m'en semble bonne et louable pource qu'elle est de toute ancienneté en usaige. Touteffois nous avons veu en nostre temps faire le contraire à Nicolas Vitelly prince bien estimé, qui pour mieulx tenir la seigneurie de la cité de Chastel, feit raser deux forteresses qui y estoient. Pareillement Guidebaut duc d'Urbin, après qu'il fut remys en estat, dont il avoit este chassé par César Borgia, feit abbatre jusques aux fondemens toutes les forteresses de son pays, estimant pouvoir mieulx garder son estat sans chasteaux qu'aultrement. Les Bentivoles, après s'estre remis en la seigneurie de Boulogne, en feirent tout autant de leurs chasteaux.

26 : Parquoy je diz pour briefvement discourir sur ce point et déclairer comment il s'y fault gouverner, que les forteresses sont prouffitables ou dommageables selon la diversité du temps et des hommes.

27 : Car le prince qui a plus grande crainte des peuples à luy subiectz que des estrangiers, doibt ædifier des forteresses pour son asseurance et pour s'y tenir contre la fureur du peuple, mais celuy qui craint plus l'estrangier ennemy que ses subiectz, il n'en doibt faire cas et ne se fyer sur icelles.

28 : L'on veoit clairement aujourdhuy que le chasteau de Milan que Françoys Sforse y édifia, a faict et fera plus de guerre à la maison des Sforses que tous les désordres dicelluy estat,

29 : en sorte que l'on peult bien congnoistre que la meilleure forteresse qu'ung prince sache avoir est n'estre malvolu du peuple. Car jafois qu'il ait les meilleures et plus fortes places du monde, si les subiectz luy portent hayne elles ne le peuvent saulver. Car ilz trouveront toujours des estrangiers pour les secourir contre luy.

30 : Et l'on n'a point veu qu'elles ayent porté ayde à aucun prince en nostre temps, sinon à la Contesse de Furly quand le conte Jerosme son mary fut occis par la fureur du peuple et fut le prouffict d'un sien chasteau de telle efficace pour l'heure qu'elle s'y retira et évita la fureur désordonnée des rebelles, jusques à ce que le secours de Milan fust venu pour la remettre en estat. Dautrepart le temps d'alors estoit tel, que les estrangiers n'eussent sceu secourir le peuple.

31 : Touteffoys ce prouffict ne fut pas durable et ces chasteaux ne luy sceurent servir de rien quand César Borgia la vint assaillir, et que le peuple de long temps ennemy se revolta de rechief et se joignyt avec luy contre elle.

32 : Parquoy il eust sans comparaison esté meilleur pour son mary et pour elle, qu'ilz n'eussent esté pour leur cruaulté malvoluz du peuple, que d'avoir des places imprenables.

33 : Considérant doncques ces accidentz je loueray le prince qui fera des forteresses et celuy aussy qui n'en fera point, chascun selon la réputation qu'ilz sçaurons gaigner envers le monde et leur bon portement. Et par le contraire je blasmeray tous ceulx qui pour se fyer trop aux murailles tiendront peu de compte du peuple, et se feront hayr ou mespriser dicelluy.

21. Comment et par quelles actions un prince peut acquérir honneur et réputation envers ses hommes. Chapitre XXI

1 : Il n'y a chose qui fasse tant priser et renommer ung prince, ny qui luy donne réputation d'estre grand envers les hommes que de faire grandes entreprinses et faire des gestes si notables que tout le monde en parle et les preigne pour exemple.

2 : Nous avons en nostre temps Ferrand d'Arragon présent roy d'Hespaigne, qui se peult appeler quasi un nouveau prince. Car d'ung petit roy il s'est faict par gloire et renommée le premier des chrestiens, et si vous considérez bien ses gestes vous le trouverez grand et admirable en toutes choses.

3 : Sur le commencement de son règne il assaillit la Grenade, sur laquelle entreprinse il constitua le fondement de sa future puyssance.

4 : Car premièrement, il feit celle guerre tout à son aise et sans doubte d'estre empesché, et tint le cueurs des barons de Castille occuppez contre les ennemyz, en sorte que pour l'occupation de la guerre ilz ne pensoient poinct à faire nouveauté ny révoltement contre luy, et cependant il acquéroit authorité et empire sur eulx qu'ilz ne s'appercevoient aucunement. Si nourrit aussy ses armées avec les deniers de l'Eglise et des peuples, et par la longue durée de celle guerre meit en ordre une gensdarmerie, qui depuys luy a donné grande réputation.

5 : En oultre pour mieulx entreprendre grandes choses soubz l'umbre de la religion, il se tourna à une cruaulté pitoyable, et chassa les Marranes hors de tout son royaume, qui est ung exemple misérable et rare contenant en soy une grande piété meslée avec une extresme inhumanité.

6 : Si se couvrit de rechief de ce mesme manteau de vouloir augmenter la religion, et assaillit l'Affricque, depuys feit son entreprinse d'Italie en prenant le rouyaume de Naples, à la parfin donna l'assault au royaume de France ;

7 : et parainsy l'on veoit comme tousjours il a tyssu de l'une à l'autre choses tresgrandes, qui ont continuellement tenu les cueurs des subiectz en suspend et occuppez à attendre la fin dicelles.

8 : Et ses actions icy sont tellement filées l'une de l'autre que les hommes n'ont jamais eu loysir de se reposer et penser à luy donner aucune fascherie.

9 : La seconde reigle qui doibt garder ung prince pour se faire grand et admirable, est donner de soy rares exemples touchant le gouvernement de sa ville ou cité, semblables à ceulx que l'on raconte de Bernard de Milan, et prendre occasion sur quelcun qui aye commis quelque cas extraordinaire en bien ou en mal, et inventer quelque nouveau moyen de le guerdonner ou punyr duquel on doibve longuement parler.

10 : Et pour briefvement dire de se monstrer excellent sur tous aultres en tous ses faictz et dictz.

11 : Tièrcement ung prince se fera grandement priser s'il se monstre vray amy et vray ennemy, et cela est quand il se déclaire estre pour ung et luy vouloir ayder de tout son pouvoir contre ung aultre.

12 : Dont il se trouvera beaucoup mieulx d'ainsy faire que de demourer neutral et ne s'empescher es meslées de ses voisins. Car si deux de ses plus puyssants voisins rompent la guerre l'un à l'aultre, ou ilz sont de telle qualité que si l'un gaigne il soit aussy en dangier d'estre opprimé, ou ilz ne le sont pas.

13 : En tous les deux cas il trouvera que c'est toujours son meilleur de favoriser l'un et faire avec luy société de guerre contre l'autre. Et quand au premier poinct, qui est de deux bien puyssants seigneurs, si tu faiz le fin mesnager et ne te veulx déclairer amy de l'un, quoy qu'il adviègne tu seras tousjours opprimé et prins comme proye de celuy qui sera victorieux au grand plaisir et contentement du vaincu. Surquoy il n'y aura ny raison ny excuse vallable, par laquelle tu puisses estre saulvé du vainqueur, ny aydé du vaincu. Car, celluy qui est victorieux, ne veult poinct d'amyz froidz et suspectz et qui ne luy donnent secours en ses adversitez. Pareillement celluy qui perd, n'a que faire de favoriser ceulx qui n'ont point voulu courir sa fortune et mettre la main à l'espée pour luy.

14 : Anthiocus estant passé en Græce par la conduicte des Ætholes contre les Romains, envoya ses ambassadeurs aux Achées, qui estoient amyz des Romains, pour les requérir qu'ilz demourassent neutraux et ne s'entresmelassent en celle guerre,

15 : dautrepart les Romains leur persuadoient de prendre les armes pour eulx tellement que l'affaire fut mys en délibération au conseil des Achées où, après que ceulx d'Anthiocus eurent assez longuement harengué et supplyé qu'ilz demourassent neutraux, le légat des Romains respondit en telle forme : « Quant à ce que la partie dict, qu'il seroit meilleur pour vous de ne vous entresmeler en ceste guerre, je vous respondz qu'il n'y a rien si dangereux, ny si inutile pour vous. Car si vous n'y entrez sans aucune grâce et sans aucune miséricorde du vaincu, vous serez proye de celluy qui sera victorieux ».

16 : Par laquelle response on peult inférer, que celluy qui sera ennemy couvert de quelqung le requerra de la neutralité, et son amy luy persuadera franchement de prendre les armes.

17 : Mais les princez qui sont irresoluz et n'ont bon conseil, soubz umbre de vouloir estre en paix, fuyr la despense et les dangiers présens, suyvent ordinairement ce party d'estre neutraux et le plus souvent ilz ruynent.

18 : Mais quand ung prince se déclaire gaillardement à la faveur d'une part, si celluy que tu deffendz surmonte l'autre, combien qu'il devienne puyssant et que tu demoures à sa discrection, si est ce qu'il est obligé à toy et te doibt remercier comme amy, et l'on ne voit pas souvent que les hommes soient si deshonnestes et meschans, qu'avec si grand exemple d'ingratitude, ils voulsissent opprimer leurs alliez ; mesmes que les victoires ne sont jamais si grandes que le vainqueur ne doibve avoir esgard à ce qui se doibt faire par raison et justice.

19 : Pareillement si celluy que tu défendz perd et est vaincu, il te reçoit et ayde de ce qu'il peult tellement que tu deviens compaignon d'une fortune qui peult renaistre et remonter en hault.

20 : Et quant au second poinct, qui est quand deux seigneurs foibles ont guerre ensemble, et ne sont pas si puissans qu'après la victoire tu doibves avoir crainte d'estre opprimé du vainqueur, d'autant seras tu plus saige de prendre le party de l'ung, lequel gaignera infailliblement avec ton secours, en quoy si tu estois tant soit peu saige et cautelleux, tu t'y pourrois gouverner en telle sorte que le vaincu et le vainqueur demoureroient à ta discrétion.

21 : Sur quoy on doibt bien noter qu'ung prince ne se doibt jamais adjoindre à ung plus puyssant que soy contre ung aultre, si par mésadventure il n'estoit contrainct par necessité. Car si celluy la gaigne, quoy qu'il luy ayt faict de service il demoure à sa discrétion, et tous les hommes doibvent sur toutes choses travailler à ne demourer à la discrétion daultruy.

22 : Les Vénitiens s'allièrent aux Françoys qui faisoient la guerre au duc de Milan ; dont ilz eussent plus saigement faict à s'en passer : car leur ruyne résulta de là bien peu après la dicte guerre.

23 : Mais si l'on ne peult éviter celle nécessité, et qu'il soit contrainct d'entrer en champ de bataille bon gré maulgré, comme il advint aux florentins quand le pape et le roy d'Hespaigne assaillirent la Lombardie, alors le prince doibt adhérer à celluy qui luy semble le moins dangereux.

24 : Combien que je veulx bien advertir tous seigneurs et estatz, qu'ilz ne pensent pas de pouvoir jamais prendre ung party net et clair et qui n'aist en soy quelque si. Car ilz sont tous doubteux, variables et pleins de dangier d'ung costé ou daultre, et l'on trouve par la congnoissance des choses mondaines que jamais l'on ne prend ung bien qu'il n'y ait aussy quelque mal, et que l'on évite jamais ung inconvenient que l'on ne retombe en ung aultre. Et la prudence de l'homme ne consiste sinon à congnoistre la qualité des inconveniens, et prendre le mauvais party pour bon.

25 : Pour la quatrième reigle d'acquérir bruyt et réputation, ung prince doibt estre amateur des vertuz et honorer les hommes excellens chacun selon sa qualité,

26 : et donner bon courage à ses subiectz de pouvoir exercer en repos leurs mestiers tant au labouraige qu'à la marchandise et tout autre vacation des hommes, à celle fin que l'ung ne laisse d'enrichir et garnir sa maison de plusieurs ornemens de pæur des larrons, et l'autre ne laisse d'ouvrir un traficque de pæur des tailles,

27 : ains doibt mettre quelque pris et ordonner quelque guerdon à celluy qui vouldroit mettre en avant quelque chose prouffitable au commun, et qui fust à la gloire et ampliation de son estat.

28 : Pour la cinquième et dernière reigle le prince doibt faire quelques beaux jeux, festes, spectacles, tournoyemens magnificques pour la récréation du peuple. Et à cause que toute cité est communément divisée en mestiers et confrairies et compagnies de parroisses, il se doibt quelques foix assembler avec eulx et se monstrer humain et magnificque et débonnaire. Touteffoys il convient quoy qu'il face et quoy qu'il dye, qu'il noublie pas à tenir ferme la majesté de sa dignité, sans laquelle il ne se pourra jamais bien gouverner et se monstrer grand en tout temps, en tout lieu, et en tous les accidentz qui luy puyssent survenir.

22.Des segrétaires et ministres d'un prince. Chapitre XXII

1 : Ce n'est pas chose de petite importance, pour le bien d'ung prince, que l'élection de ceulx dont ordinairement il se sert au ministère de sa maison et de son estat. Lesquelz sont bons ou maulvais selon ce que leur prince est prudent ou non.

2 : Car la première conjecture et jugement que l'on faict de la saigesse ou esprit d'un seigneur, est de veoir la qualité des hommes qui sont entour luy. Et s'ilz sont suffisans et fidelles, on peut toujours réputer que celluy qui a sceu congnoistre et maintenir telz serviteurs est saige et de bon esprit. Mais s'ilz sont aultres, alors on peult franchement juger qu'il est ignorant et lourdeault. Car la première faulte que faict ung homme est en l'élection des serviteurs.

3 : Il n'y a aujourdhuy personne de ceulx, qui ont eu bonne congnoissance de messire Anthoine Venafry qui ne jugeast Pandolfo Petruccy prince de Siene estre homme tresprudent et de grand sçavoir, d'avoir ung tel homme à son service.

4 : Et pource qu'il y a troys qualitez des entendemens humains : l'un entend le bien de soy mesme, l'autre l'entend quand on luy monstre, le tiers, qui est inutile, n'entend le bien ny de soy, ny avec la démonstration daultruy : il fault juger que si ledict Pandolfo n'estoit au premier degré, qui est le plus excellent, qu'il fust au second, qui est bon.

5 : Car quand ung homme a jugement de congnoistre le bien et le mal qu'on faict, jafois que de soy il n'aye l'invention des choses grandes, si congnoist il pourtant les bonnes oeuvres et les mauvaises du ministre, et loue les unes, et corrige les aultres, en sorte qu'il ne peult estre déceu, et les serviteurs sont bons par contraicte.

6 : La reigle pour congnoistre la suffisance du ministre est quand on voit ung serviteur penser plus à soy qu'à son maistre et qui en tous ses affaires cherche son prouffict, il fault incontinent juger qu'il ne sera jamais bon serviteur et duquel il ne se fauldra point fyer.

7 : Car celluy qui a l'estat dung prince entre ses mains ne doibt jamais penser à soy, mais au seigneur, et ne luy remettre en mémoire chose qui n'appartienne à luy. Bien est vray que le prince de son costé doibt penser au serviteur, et l'honorer de biens et richesses, et luy faire part des charges honorables et dignes de sa suffisance, à celle fin que beaucoup d'honneurs et de richesses données par le prince, soyent cause qu'il n'en souhaicte daultres, et les charges luy fassent craindre les mutations et qu'il congnoisse ne se pouvoir maintenir sans luy.

8 : Quand doncq les princes et ministres seront ainsy conformes chacun à faire son debvoir, ilz se pourront fier l'ung de l'aultre, autrement vous congnoistrez que la fin sera malheureuse ou pour l'ung ou pour l'autre.

23. Par quelz moyens'on doibt éviter le venin des flatteurs et des adulateurs. Chapitre XXIII

1 : Je ne veult pas oublier à discourir sur ce point qui est de grand importance et où les princes font de tresgrandz erreurs : desquelz à peine se peuvent ilz sauver s'ilz ne sont merveilleusement saiges et congnoissans à l'élection des hommes.

2 : Car les hommes se plaisent tant à eulx mesmes, et sont si tresaffectionnez à favoriser leurs choses propres, et en telle sorte y sont aveuglez, qu'à peine se peuvent ilz garder de ceste peste,

3 : et à s'en vouloir garder il y a danger que l'homme ne devienne vil et contemné. Car il n'y a aultre moyen de se garder des flateries, sinon de faire appertement congnoistre aux hommes qu'ilz n'offensent point le prince à luy dire la vérité, laquelle, si ung chascun peult librement luy déclairer, il deviendra incontinent commun ou vulgaire, et la révérence peu à peu s'admoindrira, en sorte que l'on ne tiendra plus compte de luy.

4 : Parquoy un prince prudent doibt user d'un tiers moyen et eslire en son estat hommes saiges et excellens, ausquelz seulement il doibve donner liberté de luy dire la verité, et des affaires qu'il leur demandera et non daultres. Mais il doibt estre ung grand demandeur, et s'enquérir de leurs advis sur toutes matières, et leurs opinions entendues, délibérer luy mesmes ce qu'il seroit de faire.

5 : Et avec ung chascun d'eulx se porter si familièrement, que daultant plus librement on parlera à luy, dautant on luy fera grand plaisir. Au demourant il ne fault qu'il donne audience à aucun aultre sur son gouvernement, ains qu'il suyve de ferme et obstiné propos les choses que par son conseil auroient esté délibérées et ordonées.

6 : Celluy qui faict aultrement ou il tumbe en ruyne par croyre trop aux flatteurs, ou change souvent de pensée et est variable en ses affaires, qui le faict mespriser et désestimer du monde.

7 : Pour exemple de cecy, Messire Luc chappellain de Maximilien, présent empereur, parlant de sa majesté me disoit quelque foys qu'il ne se conseilloit jamais avec personne d'aucune chose qu'il voulsist faire et touteffois qu'il ne mettoit jamais en effect aucune délibération à sa fantasie.

8 : Ce qui provient à cause qu'il ne se gouverne point ainsy comme j'ay dict que doibt faire un prudent prince. Car l'empereur est homme secret et ne communicque ses secretz à homme du monde, ains aussy tost que ses fantasies commencent à estre congnues et descouvertes par ce qu'il les veult mettre en effect, ceulx qui sont à l'entour de luy contredisent à son opinion tellement que comme facile et humain ilz le font divertir de son propos. Dont pareillement il advient que ce qu'il bastit en ung jour, il destruict en l'autre, et l'on n'entend jamais ce qu'il entreprend de faire, et sur ces délibérations il est si variable que l'on ne peult y mectre aucun fondement.

9 : Parquoy ung prince doibt demander conseil de tout, et faire ceste délibération quand il luy plaira, non pas au plaisir daultruy, ains fault qu'il oste la hardiesse à ung chascun de le conseiller d'aucune chose s'il ne le requiert, touttefoys, comme dict est, qu'il soit grand demandeur et patient auditeur de leurs opinions et qu'il se monstre couroussé contre ceulx qui auroient pæur ou honte de luy dire la vérité.

10 : Et acause que plusieurs hommes estiment qu'ung certain prince aujourdhuy vivant qui a réputation d'estre prudent soit ainsy estimé, non pas pour la bonté de sa nature, mais pour le bon conseil qu'il a entour luy, je veulx monstrer qu'en cela ilz s'abusent.

11 : Car c'est une reigle générallement vraye qui n'a aucune exception : qu'ung prince qui de soy n'est saige et prudent ne peult estre bien conseillé. Si par fortune il ne trouvoit ung seul homme qui fust tresprudent et excellent en tout, auquel il se peult remettre et totallement se laisser gouverner par luy,

12 : je ne diz pas qu'en ceste manière il ne peult estre bien conseillé et gouverné. Touttefois cela ne pourroit longuement durer : car ce gouverneur là en peu de temps le priveroit de son estat.

13 : Mais si ces conseillers estoient beaucoup et tous saiges pour leur part, le prince qui se conseilleroit à eulx, et qui de soy ne fust saige, ne seroit jamais bien conseillé. Car d'un costé iceulx ne s'accorderont jamais en leurs advis, et de l'autre le prince ne les pourra accorder et ne pourra sur cela se resouldre. Car chascun des conseillers pensera à son propre et taschera de mectre en avant les choses à luy prouffitables : car à la vérité il n'est possible d'en trouver qui soient bons en tout et par tout, ains de jour en jour ilz empirent, si par quelque nécessité extraordinaire ils ne s'amendent, et le prince ignorant ne les pourra ny corriger ny congnoistre.

14 : Parquoy je concludz que tous les bons conseilz, de quelque part qu'ilz procèdent, naissent de la prudence du prince, et que la prudence du prince ne procède aucunement des bons conseilz.

24. Dont principallement il soit advenu que les princes d'Italie ont perdu leurs estaz. Chapitre XXIV

1 : Or il est certain que si ung prince nouveau observoit les reigles dessus dictes, il sembleroit estre ancien, et seroit beaucoup plus asseuré et ferme en son estat que s'il estoit nay prince.

2 : Pource que les hommes ont ordinairement plus d'esgard aux faictz d'un prince nouveau que d'ung héréditaire : et ses vertuz le font beaucoup plus aggréable et mieulx aymé et servy des hommes que ne faict l'ancienneté et longue succession de ses prédécesseurs.

3 : Car les espritz humains s'estonnent plus des choses présentes que des passées, et s'ilz trouvent du bien en celluy qu'ilz voient tous les jours, ilz s'en content sans désirer aultruy et prennent sa protection de tout ce qui est en eulx, pourveu mesme que le prince ne défaille au demourant à se gouverner avec prudence.

4 : En sorte qu'il aquerra double gloire, l'une d'avoir donné commencement à ung principat nouveau, l'autre de l'avoir aorné et fortifié de bonnes loix, bonnes armes, bons amys, et bons exemples de vertu, sicomme celluy doibt estre doublement déshonoré qui aura par sa sottise et lascheté mys en ruyne ung estat héréditaire et ancien.

5 : Parquoy si quelcun vouloit considérer les seigneurs qui en Italie ont perdu leurs estatz de nostre mémoyre, tout premièrement il trouvera en eulx ung commun défaut de grande importance, qui est de n'avoir entretenu la discipline de guerre et l'exercice des armes, comme cy dessus nous avons discouru. Ceulx qui ont esté chassez de leurs estatz sont le duc de Milan, le roy de Naples et en après une infinité de princes de villes et chasteaux. Secondement il congnoistra que les ungz d'entre eulx ont eu le peuple ennemy, les aultres n'ont sceu s'asseurer des grandz, encor que le peuple leur fust favorable.

6 : Car sans quelcun de ses inconvenients icy, ordinairement les estatz ne se peuvent perdre et principallement s'ilz ont dequoy mectre une armée aux champs.

7 : Philippe de Macedoyne, je ne diz pas du père d'Alexandre, mais de celluy qui fut vaincu par Titus Quintius, n'avoit pas grand estat au respect de la grandeur des Romains et de tout le demourant de la Græce qui luy faisoit la guerre. Touteffoys pource qu'il estoit homme de guerre, et qui d'une part sçavoit entretenir les peuples, d'autre s'asseurer subtilement des grandz, soubstint contre eulx la guerre par plusieurs années et combien qu'à la fin il aye perdu le domaine de quelque cité, ce nonobstant le royaume luy demoura.

8 : Parquoy si noz princes ont perdu leurs estatz, il n'en fault accuser la fortune, mais qu'ilz en donnent la coulpe à eulx mesmes et à leur lascheté. Car pour n'avoir en temps de paix pensé aux mutations de la guerre, comme les hommes ordinairement durant le beau temps ne se soucyent de la tempeste, quand le mauvais temps et adversitez les surprindrent, ilz pensèrent à s'enfouyr, et non à se deffendre, se fyant seulement sus une vaine espérance, que les peuples faschez de l'insolence des vainqueurs, les deussent rappeler en estat.

9 : Lequel party n'est bon sinon quand il n'y en a point daultres. Et c'estoit lourdement advisé à eux de laisser à y pourveoir de bons remèdes, soubz l'ombre de si légière espérance. Car l'on ne doibt jamais se laisser cheoir soubz espérance qu'un aultre nous reliève.

10 : Laquelle espérance n'advient guères souvent, ou si elle advient ce ne peult estre avec ton asseureance, pource que telle défense est vile et deshonneste, et despendante daultruy : et n'y a défenses bonnes, certaines et durables, sinon celles qui dépendent de ta puissance et vertu.

25. De la puissance de fortune sur les choses mondaines et en quelle manière on luy doibt résister. Chapitre XXV

1 : Il ne m'est pas incogneu que plusieurs ont eu et ont telle opinion que les choses mondaines sont tellement menées et gouvernées par Dieu et fortune que les hommes ne les peuvent avec toute leur prudence corriger ny amender, et qu'il n'y a aucun remède à y pourveoir. Dont ilz pourroient inférer que l'on ne se doibt soucyer d'aucun affaire, ains qu'il se fault laisser gouverner à l'adventure.

2 : Laquelle opinion a esté crue et tenue pour vraye plus en nostre temps que jamais, à cause des grandes variations et changementz d'estatz que l'on a veu et veoit tous les jours, contre toute pensée humaine ;

3 : à quoy presque mon esprit s'est incliné à croire, considérant quelque foys la qualité de ces volubilitez mondaines.

4 : Touteffoys puys qu'il est certain, que nostre libéral arbitre n'est pas anéanty, j'estime bien qu'il peult estre vray que la fortune soit maistresse de la moictié de noz actions, mais qu'elle nous en laisse gouverner l'autre moictié à nostre fantasie, ou peu moins.

5 : Et je la compare à ung grand fleuve ruyneux, lequel parfoys va paisible, par foys se courrousse et desborde, et ce faisant il inonde les plaines, abbat les arbres, démolit les édifices, oste la terre d'ung lieu et la poulse en ung aultre, chascun fuyt, chascun court devant luy, chacun cède à sa fureur, sans le pouvoir empescher ou divertir.

6 : Et jafoit qu'il soit tel et si violent, si n'est pas pourtant dict que les hommes, durant le beau temps, n'y puissent pourveoir et faire des rempartz et chaussées, pour le contraindre, s'il se desbordoit encor ung coup, d'aller tout par ung canal sans faire dommaige, ou pour le moins que son impetuosité ne divagueroit si librement par tout.

7 : Pareillement il advient de la fortune, laquelle demonstre sa puissance là où il n'y a aucune vertu ordonnée pour résister, et est impétueuse et royde contre les lieux où elle sçait n'y avoir point de rempartz ou murailles pour la soustenir.

8 : Or si vous considérez la qualité d'Italie, qui est le fond de telles variations, et où premièrement elles ont esté esmeues, vous verrez que c'est une campaigne plaine, sans aucune motte ni chaussée, et que si elle eust esté remparée d'une bien médiocre vertu, comme l'Alemaigne, l'Hespaigne et la France, ce desbordement et inondation de fortune, n'eust faict les mutations si grandes, comme elle a faict, ou elle n'y seroit aucunement venue ;

9 : et cecy me suffit quand à s'opposer en général à la fortune.

10 : Mais pour venir au particulier, je diz que l'on veoit ung prince estre aujourdhuy bien heureux, demain malheureux sans congnoistre qu'il soit changé de nature ou qualité aucune. Laquelle chose provient, comme j'estime, des causes cy dessus au long discourues. C'est que le prince qui totallement s'appuye à la fortune tumbe en ruyne et se pert aussytost qu'elle se change.

11 : J'estime aussy que celluy là est heureux, qui en ces manières de faire s'accorde avec la qualité du temps, et pareillement celluy malheureux duquel les faictz ne sont conformes à la variation du temps.

12 : Car on veoit que les hommes procèdent tous en diverse manière, selon les instinctz de leur naturel pour parvenir à leur fin desirée, qui est devant les yeulx d'ung chascun gloire ou richesses, l'ung par doulceur, l'autre par force, l'ung par impetuosité et violence, l'autre par art et finesses, l'ung avec prudence, l'aultre par son contraire, et touttefoys par ces divers moyens chascun y parvient.

13 : Daultre part on veoit deux hommes respectifz et procédans de doulceur en leurs affaires, dont l'ung parviendra à son but, l'aultre non : et pareillement deux hommes devenir esgallement heureux par contraires manières de faire, estant l'ung respectif et honteux, l'aultre impetueux et deshonté. Laquelle diversité de fortune ne procède d'ailleurs, sinon de la qualité du temps à laquelle les hommes ne se peuvent conformer.

14 : Dont il advient que deux hommes par deux divers moyens sortissent ung mesme effect, et de deux procedans par ung mesme moyen l'ung se conduit à ce qu'il désire, l'autre non.

15 : Et d'icy dépend aussy la diversité du bien pource que si à celluy qui se gouverne avec patience les temps et les humeurs des hommes se tournent en telle sorte que son gouvernement y soit fortable et convenant, il deviendra heureux, mais si les temps luy sont contraires indubitablement il sera malheureux, pource qu'il ne change manière de faire.

16 : Mais je pense bien qu'il n'y a homme si prudent qui se puisse en tout et par tout accorder à cecy, et varier selon les temps, tant pource que les hommes ne peuvent fourvoyer de ce que par inclination de nature ilz ont accoustumé de suyvre, comme aussy pource qu'ilz ont veu prospérer ung homme procédant par une voye, de la quelle ilz n'ausent départir.

17 : Et partant ung homme paisible et humain, quand il est temps de venir à l'impétuosité il ne le sçait faire, et n'est pas merveille s'il ruyne. Car s'il changeoit sa façon de faire selon que la fortune se change, la prosperité en son endroict ne se changeroit.

18 : Pape Jule II en tous ses faictz procédoit avec une grande impetuosité et trouva le temps et les humeurs si convenans à sa manière de faire, qu'il vint à bout de toutes ses entreprinses.

19 : Considérez la première guerre qu'il feit à Boulogne, durant la vie de messire Jehan Bentivole.

20 : Les Vénitiens n'en estoient point contens, le roy d'Hespaigne s'en mocquoit, le roy de France n'en espéroit aucun bien, et touteffois esmeu de sa fiérete et ardeur naturelle, il se rua personnellement à celle expédition.

21 : Laquelle commencée, il estonna le roy d'Hespaigne et les Vénitiens, les ungs de crainte, l'aultre de convoitise de recouvrer tout le royaume de Naples. Et daultre part il tira à soy le roy de France, lequel voyant le pape esmeu et désirant avoir sa faveur pour rabaisser les Vénitiens, congneut qu'il ne pouvoit honnestement luy refuser ses gens sans manifestement l'injurier :

22 : tellement que pape Jule meit à fin une entreprinse par impetuosité que jamais ung autre prince avec toute prudence humaine n'eust sceu faire.

23 : Car s'il eust actendu à partir de Romme que ses délibérations eussent esté consultées et toutes aultres choses arrestées par conseil, comme ung aultre pape eust faict, jamais il ne fut parvenu à son entreprinse. Car le roy de France eust trouvé mille excuses pour ne luy donner ses gens et les aultres luy eussent faict pæur en mille sortes.

24 : Je ne parleray point des autres actions qui furent toutes semblables et en toutes il fut heureux. Mais la briefveté de sa vie ne luy donna loysir de gouster le malheur que par la variation des temps luy pouvoit advenir. Car s'il fut venu ung temps auquel il est esté nécessaire de procéder avec respect, sa ruyne s'en fust ensuyvye et eust indubitablement esté malheureux, à cause qu'il n'eust jamais variez de sa coustume, à laquelle de nature il estoit subject.

25 : Je concludz donc que à cause que la fortune est tousjours variable et dautrepart les hommes obstinez à suyvre leur manière de faire, ilz sont heureux quand ilz s'accordent ensemble, et malheureux quand ilz discordent.

26 : Bien est vray que j'estime qu'il soit beaucoup meilleur d'estre impétueux que respectif, à cause que la fortune est comme une femme, qui veut estre battue et poulsée pour estre dominée,

27 : et l'on veoit communément qu'elle se laisse plus gaigner par les impétueux, que par ceulx qui procèdent froidement. Et à ceste cause, comme les femmes, est amye des jeunes, car ilz sont plus hardiz, plus fiers, et ardentz, et avec plus grande force la contraignent et dominent sur elle.

26. Conclusion du traicté avec une exhortation pour faire délivrer l'Italie des mains des barbares et estrangiers. Chapitre XXVI

1 : Considérant doncques toutes les reigles cy dessus discourues, et pensant en moy mesme si le temps présent pourroit point estre convenable pour récepvoir et honorer ung nouveau prince, et daultre part s'il y avoit assez de matière pour donner occasion à ung saige et vertueux homme d'introduyre quelque forme de principaulté, qui fust à son honneur et au prouffict de toute l'Italie, il me semble qu'il y a tant de choses qui luy porteroient ayde et faveur, qu'à peine seroit il possible de trouver occasion plus grande que le temps présent.

2 : Car s'il advint quasi par fatale providence, comme j'ay dict, pour congnoistre la vertu de Moyse que le peuple d'Israel fust esclave en Ægipte, et pareillement pour veoir la grandeur de Cyrus il fallut que les Perses fussent oppressez de la tyrannie des Mèdes, et pour illustrer la vertu et industrie de Théseus que les Athéniens fussent dispertz et esgarez,

3 : pour ceste mesme raison si l'on vouloit congnoistre la vertu d'ung esprit italien, il semble que par providence divine, l'Italie a esté conduicte à la malheurté des temps présens. Et qu'elle soit plus esclave que les Ebreux, plus serve que les Perses, plus dispersée et esgarée que les Athéniens, sans chef, sans ordre, battue, despouillée, saccagée et affligée et qu'elle aye supporté toute manière de ruyne et cruaulté.

4 : Et jafoit que jusques à présent l'on aye vue quelque estincelle de grande vertu en aucun particulier, pour pouvoir juger que celluy là fust ordonné de Dieu pour la délivrance dicelle, touteffois au plus hault de ses entreprinses la fortune l'a reprouvé,

5 : en sorte qu'elle est demourée sans vie, et ne faict qu'attendre quelque aultre, qui s'entremette de la guérir de ses playes, qui veuille donner ordre aux larcins et saccagementz de Lombardie, aux expilations et tailles du royaume de Naples et de la Toscane, et la veuille rendre saine et entière des playes qui sont de long temps apostumées.

6 : Or l'on veoit bien qu'elle prie Dieu qu'il luy donne secours et luy envoye quelque prince qui la délivre des cruaultés et insolences barbares,

7 : mesmes qu'elle se demonstre encline et disposée à suyvre l'enseigne, pourveu qu'il y ait ung qui la preigne.

8 : Au demourant il est plus que certain que la pauvre Italie ne peult présentement avoir espérance de salut sinon en vostre noble maison, et n'attend autre chose sinon qu'elle se face chef de ceste si juste entreprinse. Et ce pour cause que par vertu et fortune tout le monde vous veoit estre monté si hault et si favory de Dieu et de l'Église, de laquelle vostre maison tient à présent la principaulté,

9 : que telle entreprinse ne vous sçauroit estre fort difficile, principallement si vous proposez pour exemple les faictz, et gestes de ceulx qui par cy devant ont esté nommez. Car combien que ces hommes soient rares et esmerveillables, touteffoys ilz furent hommes, et chascun d'eulx eut moindre occasion pour se monstrer vertueux que n'est la présente. Et leur entreprinse ne fut jamais plus raisonnable ny mieulx fondée que ceste cy, ny plus aysée à manier aussy, et Dieu ne leur estoit plus favorable qu'il est à vous et à vostre maison,

10 : mesmes qu'en cecy il y a grande justice. Car la guerre est alors tresjuste quand elle est prinse par nécessité, et les armes sont alors pitoyablement maniées, quand il n'y a espoir sinon en icelles.

11 : La disposition des peuples est icy tresgrande et n'est pas possible, où la disposition des hommes est bonne, qu'il y ait difficulté à conduyre une entreprinse pourveu que vous ensuyviez les ordres de ceulx que j'ay proposé pour exemple.

12 : Oultreplus Dieu vous a extraordinairement aorné de plusieurs grâces admirables, et vous a spécialmente envoyé des choses miraculeuses tellement que la mer, les nuées, l'air, et la terre se sont employez et se mesleront encores pour vous faire plus grand,

13 : pourveu que vous vouliez faire le demourant et y mettre vostre vertu. Dieu ne veult pas tout faire pour ne priver nostre nature du franc arbitre qu'il nous a donné et de ce peu de gloire qui nous appartient.

14 : Si ne sera pas aussy grand merveille, si aucun des dessus nommez n'a sceu faire ce que vostre noble maison fera, comme j'espère, et s'il semble qu'en toutes les revolutions d'Italie, et en tant de maniemens de guerres la vertu militaire soit totallement exstaincte. Car cecy provient à cause que les anciens ordres d'Italie n'estoient bons, et que aucun n'en a sceu inventer daultres plus duysables.

15 : Il n'y a choses qui face tant d'honneur à ung homme qui sourd de nouveau, et se mect au monde, que les nouvelles loix et nouveaux ordres par luy inventez. Lesquelles choses le rendent révéré et admirable, si elles sont bien fondées et pleines de grandeur.

16 : Laquelle aptitude d'introduyre toute forme de nouvelles loix est aujourdhuy plus en Italie qu'en lieu du monde. Davantage si vous considérez les particuliers membres dicelle, et pleust à Dieu qu'elle fust semblables aux chefz, capitaines et seigneurs.

17 : Considérez les combats singuliers, voyez les escarmouches de peu d'hommes, les expériences de vertu d'ung à ung, et vous congnoistrez combien les Italiens soient supérieurs à tous aultres de force, dextérité, art et subtilité, mais quand ilz font une armée ilz ne font rien qui vaille et sont inférieurs à tous les aultres.

18 : Laquelle chose provient de la lascheté et débilité des chefz et seigneurs. Car ceulx qui sçavent ne sont obeyz à cause que chascun s'estime sçavoir autant, ou plus que son compaignon, et pource aussy que jusques icy aucun ne s'est sceu eslever si hault par dessus les autres avec sa vertu ou fortune, qu'ilz ayent voulu se soubmettre à luy.

19 : Au moyen de quoy en toutes les guerres qui se sont veues depuy vingt ans en ça, quand il y avoit une armée de tous Italiens elle n'a jamais faict aucune prouesse, ains monstré toute lascheté et couardise. Et de ce que je diz le Tare, Alexandrie, Capoue, Gennes, Vaylà, Boulogne, et Mestry lieux renommez seulement de leurs pertes et deffaictes, porteront bon tesmoignage.

20 : Parquoy si vostre excellente maison veult imiter ces hommes admirables, qui par vertu ont affranchy leurs provinces, sur toutes choses il vous est nécessaire de vous pourveoir, comme vray fondement de toutes entreprinses, d'armes propres ; pource que l'on ne peult avoir meilleurs souldardz, ne plus fidelles et obéyssans, que ceulx qui sont de mesme province, et combien que chacun à part soy soit bon, si est ce que tous ensemble ilz deviendront meilleurs quand ilz se verront conduyre et régir par leur prince, et estre par icelluy honorez et entretenuz.

21 : Et fault faire bonne et diligente eslite de telz souldardz, pour pouvoir avec une vertu italienne se défendre des estrangiers.

22 : Et jafoit que communément l'on estime les gens de pied Souysses et les fanteries Hespaignolles estre invincibles, ce nonobstant en tous les deux il y a de la faulte, qui pourrait estre cause qu'une ordonnance mieulx bastye les pourroit surmonter et deffaire.

23 : Car les Hespaignolz ne valent rien contre les hommes d'armes, et les Souysses seroient deffaictz d'autres gens de pied qui fussent au combattre aussi obstinez comme eulx. Dont l' on a veu et verra par expérience que les Hespaignolz ne peuvent résister à une gensdarmerie francoyse, et que les Souysses sont deffaictz par une fanterie Hespaignolle.

24 : Et combien que de ce dernier poinct nous en ayons veu entière expérience, si est qu'à la journée de Ravenne l'on en veit ung signe tresévident, quand les gens de pied Hespaignolz se joignirent à combattre contre les battaillons des Allemans, qui gardent le mesme ordre que les Souysses, ou les Hespaignolz avec leur dexterité et agilité de corps et avec l'ayde de leurs boucliers entrèrent dans les picques et deffaisoient les Allemans à leur aise, sans qu'ilz y sceussent donner remède tellement que si la gensdarmerie ne fust survenue il les eussent tous mys en pièces.

25 : Parquoy congnoissant le deffault des deux, l'on peult ordonner une nouvelle fanterie laquelle puisse résister aux gens de cheval et puisse abbattre les gens de pied. Laquelle chose se pourroit faire, non pas à inventer des nouvelles armeures, mais à changer les ordonnances des batailles et la discipline de guerre. Lesquelles donnent à ung nouveau prince honneur, gloire, réputation et grandeur.

26 : Parquoy l'on ne doibt laisser eschapper une si belle occasion, à celle fin que l'Italie après si longs travaux voye appararoistre quelque autheur de sa délivrance.

27 : Je ne puys bonnement exprimer de quelle amour il seroit receu en toutes les provinces que par ces inundations de peuples estrangiers ont souffert tant de maulx et d'indignitez, avec quelle foys obstinée, quelle soif de vengeance, quelle pitié, quelles larmes il seroit obéyt et honoré.

28 : Qui seroit la cité qui fermeroit les portes au devant de luy ? Quel peuple luy refuseroit obéyssance ? Qui seroit l'envieux qui s'opposerait à sa gloire ? Quel homme Italien luy plaindroit son service ? Brief il est incroyable comme ceste domination barbare soit dure et desplaisante à ung chascun.

29 : Parquoy prenez hardiment ceste charge, et avec si hault couraige et si grande espérance de victoire comme l'on faict les justes entreprinses, à celle fin que soubz vostre enseigne ceste nation soit nobilitée, et soubz votre bon heur soit verifié ce beau dicton de Pétrarque en une sienne chanson : Virtu contra al fuore Prenderà l'arme e fia 'l combatter corto, Che l'antico valore Nell'Italici cuor non è ancor morto. Lesquelz vers peuvent estre mys en francoys en la manière qui s'ensuit :

Contre fureur la vertu s'armera

Et leur combat long temps ne durera,

Car la valeur des effortz anciens

N'est anchor' morte es cueurs d'Italiens

Fin du Prince de Nicolas Macchiavel

1546 Jacques de Vintimille