18. Comme les Princes doivent garder leur foy. Chapitre 18.

1 : Chacun entend assez qu'il est fort loüable à un Prince de maintenir sa foy & vivre en integrité nompas avecque ruses & tromperies. Neantmoins on void par expérience de notre temps, que ces Princes se sont faits grands qui n'ont pas tenu grand conte de leur foy, & qui ont sceu subtilement aveugler l'esperit des hommes lesquelz à la fin ilz ont gaigné & surpassé ceux qui se sont fondez sur la loiauté.

2 : Il faut donc savoir qu'il y a deux manieres de combatre, l'une par les loix, l'autre par les armes :

3 : Cette premiere sorte est humaine, la seconde est bestiale,

4 : mais d'autant que la premiere bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde : pource est necessaire au Prince de savoir bien pratiquer la beste & l'homme.

5 : Cette reigle fut enseignée aux Princes couvertement par les anciens auteurs, qui escrivent comme Achille & plusieurs autres filz de grands seigneurs du temps passé furent donnez à nourrir à Chiron Centaure pour les instruire en sa bonne doctrine.

6 : Ce qui ne signifie autre chose sinon qu'ilz ont eu pour gouverneur un demy beste & demy homme, & qu'il faut qu'un Prince sache user l'une & l'autre nature, & que l'une sans l'autre n'est pas durable.

7 : Puis donc qu'un Prince doibt user de nature bestiale, il en doibt choisir le renard & le lyon, car le lyon ne se peut defendre des retz, le renard des loups : il faut donc estre renard pour connoistre les filéz & lyon pour faire paour aux loups : car ceux qui simplement veulent faire les lyons il n'y entendent rien.

8 : Partant le sage Seigneur ne peut garder sa foy si cette observance luy tourne a rebours, & que les causes qui l'ont induit à promettre soyent estaintes.

9 : D'autant que si les hommes estoyent tous gens de bien mon precepte seroit nul, mais pource que il y en a de meschans qu'ilz ne te la garderont pas, tu ne leur dois pas aussi tenir. Surquoy iamais tu n'auras faute d'excuses suffisantes pour coulourer cela que tu ne leur a pas tenu :

10 : & s'en pourroit alleguer infinis exemples du temps present, monstrans combien de paix, combien de promesses ont esté faittes en vain, & mises a neant par l'infidelité des Princes, & qu'à celuy qui a mieux sceu faire le renard, il luy est mieux prins.

11 : Mais il est besoin de savoir bien cacher & couvrir cette nature, bien faindre & deguiser : car les hommes sont tant simples & obeyssent si bien à la necessité & aux affaires presens, que celuy qui veut abuser trouvera tousiours quelque un qui se laissera tromper.

12 : Ie ne veux pas d'entre les exemples nouveaux en laisser passer un. Alexandre VI. ne fit iamais rien que piper le monde, & iamais ne pensa d'autre chose, trouvant sujet propre à ce faire : onques homme n'eut plus grande efficace pour assurer quelque cas, & qui affermast avec plus grans sermens, mais qui moins l'observast : toutefois ces trousses luy vindrent tousiours a souhait, d'autant qu'il entendoit le point.

13 : Il n'est pas donc necessaire a un Prince d'avoir toutes ces qualitez dessus nommées, mais il faut bien qu'il fasse monstre de les avoir : encores osera-il bien dire cela que s'il a, & s'il les observe tousiours elles luy porteront dommage : Mais faisant beau semblant de les avoir, alors elles sont proufitables, comme de sembler estre pitoyable, fidele, devotieux, humain, vertueux, & de l'estre aussi, mais arrester son esperit à cela que s'il le faut estre on le soit, & qu'on sache bien aussi user du contraire.

14 : Faut aussi noter qu'un Prince mesme quand il est nouveau il ne peut bonnement garder toutes ces conditions, par lesquelles on est estimé homme de bien : pource qu'il est souvent contraint pour maintenir ses estatz de se gouverner autrement.

15 : Pourtant il faut qu'il ayt l'entendement prest à tourner selon que le vent & changement de fortune luy commandera (& comme i'ay desia dit) faire tousiours bien s'il peut, & entrer au mal par contraincte.

16 : Il doibt aussi songneusement prendre garde qu'il ne luy sorte de la bouche propos qui ne soit plain des cinq qualitez que i'ay dessus nommées & qu'il ne semble à l'ouir parler & veoir autre chose que toute misericorde, toute fidelité, toute bonté, toute debonnaireté : desquelles la plus necessaire est la religion.

17 : Car les hommes en general iugent plustost aux yeux qu'aux mains : d'autant que chacun peut veoir facilement, mais connoistre, bien peu, tout le monde veoid bien ce que tu sembles par dehors, mais bien peu savent ce qu'il y a dedans, & ces peu la n'osent contredire à l'opinion de plusieurs, qui ont de leur costé la magesté du royaume qui les soustient. Pour ce qu'aux actions & de tous les hommes, & specialement des Princes (desquelles on ne peut appeller a autre iuge) on regarde voluntiers quelle a esté l'issue.

18 : Qu'un Prince donc se propose pour son but de vivre & maintenir ses estatz, les moyens seront tousiours estimez honorables & loüez de chacun. Pource que le vulgaire ne iuge que de ce qu'il void & de ce qui avient : or en ce monde il n'y a que le vulgaire : car le petit nombre a lieu quand le plus grand nombre n'a pas sur quoy se appuier & soustenir.

19 : Un Prince de nostre temps, lequel n'est besoin de nommer, ne chante d'autre chose que de paix & de foy, lesquelles s'il eust bien gardées il eust souvent perdu ses estatz & sa reputation.