1 : Un Prince ne doit avoir autre obiet, ne pensement, ne s'appliquer à aucune vacation hors mis la guerre, et les regles, et discipline d'icelle : parautant que c'est la seulle science appartenant à celuy, qui commande : et est de telle vigueur, qu'elle ne maintient seulement en leur estat ceux, qui sont nez Princes, mais les fait aussi monter de qualité privée à ce souverain degré.
2 : Et se voit au contraire, que quand les Princes se sont plus amusez à leurs delices, et voluptez qu'au fait des armes, ilz n'ont sceu longuement garder le leur. Car la premiere raison qui leur peut faire perdre, ou acquerir, est despriser cest art, ou en faire profession.
3 : Francisque Sforze par la seulle suitte des armes, d'homme privé se feit Duc de Milan : Et ses enfans qui ont fuy le travail, et ennuy de la guerre, de ducs se sont rendus personnes privées.
4 : Car entre les autres maux, et inconveniens, qui t'adviennent pour estre desaguerry, faut compter que tu te rens desprisable à un chacun, qui est une des choses, dont le Prince se doit plus soigneusement garder (comme nous dirons cy apres.)
5 : Parautant qu'il n'y a aucune comparaison du desaguerry a l'aguerry : la raison ne permettant point que le vaillant homme obeïsse volontiers à l'effeminé, ne que un Prince coyon vive en seureté entre subietz duitz a la guerre : consideré qu'ayant contemnement d'une part, et souspeçon de l'autre, il n'est possible qu'ilz façent rien de bon mesnage ensemble.
6 : Et parainsi un Prince non entendu en matiere des armes, outre infinies autres malheuretez, ne peut estre estimé de ses gens, ne se fier aucunement en eux.
7 : Au moyen dequoy il ne doit iamais divertir son entendement de ceste science, ains s'y exerciter presque plus en temps de paix, que de guerre : ce qui se peut faire en deux manieres, l'une, avec l'operation corporelle, et l'autre, par l'exercice de l'esprit.
8 : Or quant aux actions du corps est convenable, qu'outre ce qu'il tiendra ses ordonnances en bon ordre, et continuelle exercitation, il suyve tous les iours la chasse, et venerie : moyennant laquelle il s'endurcira au travail, et apprendra semblablement les situations des païs, pour congnoistre l'élevation des montagnes, l'embouchement des valées, l'estandue des plaines, la natures des fleuves, et marescages, dont il se enquerra par grande curiosité.
9 : Et est ceste congnoissance profitable en deux sortes : car premierement lon vient a entendre par là les assiettes de son païs, et consequemment à mieux congnoistre par ou il faut defendre. Et ayant bien compris la situation d'une contrée, lon peut facillement apres concevoir celle de une autre, qu'on aura besoing de descouvrir. Les terres, valées, plaines, rivieres, et marestz de la Toscane ont une certaine resemblance et proportion, à ceux des autres provinces : tellement que la pratique, et intelligence de une region, donne plus aisée conception des autres.
10 : Et celuy qui sera defaillant de ce sçavoir, ha defaut de la plus importante astuce, qu'un Capitaine doive point avoir, parce qu'elle t'enseigne a trouver ton ennemy, assoir ton camp comme il faut, conduire les armées, ordonner les batailles, et assieger les villes a ton advantage.
11 : Entre les louanges que les historiographes ont attribuées à Philopoemenes prince des Achées, ilz disent qu'en saison de paix, tout son pensement n'estoit que au fait de la guerre : et quelquefois, en chevauchant par la campagne, accompagné de ses familiers il s'arrestoit le plus souvent tout court, et devisoit un long temps avecques eux en telz termes :
12 : Si les ennemis estioent campez sur ceste montagne, et que nous les trouvassions icy avec nostre armée, lesquelz de nous, et d'eux seroient les plus advantagez ? comme les pourrions nous aller ioindre gardans bien nos rancz ? Si nous voulions retirer comme faudroit il faire ? S'ilz se retiroient, comme les suyvrions nous ?
13 : Et leur mettoit devant les yeux en chevauchant tous les occurrens, qui peuvent advenir à un exercite : demandoit leur opinion, et donnoit la sienne, avec allegation de ses raisons, si bien que par ceste continuelle cogitation, il ne luy pouvoit, en guydant une armée, survenir empeschement, auquel il ne fournist de prompt remede.
14 : Au regard de l'exercice spirituel, le Prince doit lire les histoires, et en icelles contempler les gestes des excellens hommes, voir comme ilz se sont conduitz au maniment des guerres, examiner les causes de leurs victoires et pertes, pour fuir l'un, et ensuyvre l'autre, et faire sur tout comme un grand et notable personnage a fait cy devant lequel s'est adonné a l'imitation grand. de celuy, qui luy a semblé avoir eu plus de gloire, et louange par le passé : se esvertuant le ressembler en tous ses gestes, et façons au plus pres, qu'il a peu, comme l'on dit qu'Alexandre imitoit Achilles, Cesar Alexandre, et Scipion Cyrus.
15 : Et de fait qui lira la vie de Cyrus escritte par Xenophon, il recongnoistra combien Scipion accreut sa renommée par ceste imitation, et quelle conformité y a de sa continence, affabilité, humanité, et liberalité a celle que Xenophon recite de Cyrus.
16 : Un Prince vertueux doit avoir esgard en toutes ces choses icy, et n'estre iamais ocieux en temps de paix, ains mettre tout expres ces exercices au ranc des premiers et plus capitaux affaires, pour s'en pouvoir servir au besoing, a celle fin, quand la fortune se changera, elle le treuve prest a lyu resister.